Par

En 2007, cinq grandes banques de marché incarnaient la puissance de Wall Street : Merrill Lynch, Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan Chase et Lehman Brothers. Aucune n’est sortie indemne de la crise financière de 2007-2008. Et pourtant, treize ans plus tard, Wall Street règne à nouveau, plus que jamais, sur le système financier occidental.

Lehman Brothers a disparu du jour au lendemain, le 15 septembre 2008. Merrill Lynch a été absorbée par une grande banque de dépôt, Bank of America. JP Morgan Chase résulte aujourd’hui d’une série de fusions et de prises de contrôle, dont celles, en 2008, de Bear Stearns et Washington Mutual, deux protagonistes de la crise des subprimes en faillite. Morgan Stanley n’a survécu qu’en recevant la plus grosse part des fonds publics avancés d’urgence, au plus fort de la crise, par l’État américain. Et pourtant, treize ans plus tard, Wall Street règne à nouveau, plus que jamais, sur le système financier occidental.

L’institution la plus emblématique de cette domination : BlackRock
Aujourd’hui, l’institution la plus emblématique de cette domination aux yeux du public n’est pas exactement une banque. C’est un organisme spécialisé dans les placements en Bourse, qui a son siège à Manhattan (et des implantations dans une dizaine de paradis fiscaux) : BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs du monde, à la tête de 6 000 milliards de dollars (trois fois le total des placements de toutes les compagnies d’assurances en France). La mobilisation pour les retraites a mis en évidence son influence sur le gouvernement Macron. On a pu noter qu’en France il possède des participations dans dix-huit sociétés du CAC40 ; par exemple, plus de 5 % dans ATOS dont le P.-D.G., Thierry Breton, vient d’être nommé commissaire européen. On ne sera pas étonné d’apprendre que le président du conseil de surveillance de BlackRock Allemagne, Friedrich Merz, est l’une des personnalités susceptibles de succéder à Angela Merkel comme chancelier fédéral…
BlackRock fait partie de ce qu’on appelle le shadow banking, cet ensemble d’institutions qui participent à la circulation de l’argent sans avoir le statut de banque et sans être soumises aux réglementations et à la surveillance qui encadrent l’action de la profession bancaire.
Ce poids des marchés financiers – concrètement, aujourd’hui, ces réseaux de salles de marchés où s’échangent des titres tels que les actions, les obligations, les titres du marché monétaire et tous les « produits dérivés » conçus pour faciliter toutes les formes de spéculation – est un trait caractéristique des économies nord-américaines. Aux États-Unis, les banques ne gèrent que 23 % des actifs circulant dans le système financier (58 % en France, 52 % en Allemagne, 48 % au Japon). En revanche, la part des fonds de pension et des autres intermédiaires financiers tels que les gestionnaires d’actifs comme BlackRock et les fonds de placement spéculatifs (hedge funds) atteint 53 % aux États-Unis contre 16 % en France, 22 % en Allemagne, 17 % au Japon. En d’autres termes, le financement de l’économie qui, en Europe, est pour l’essentiel une affaire négociée entre des banques et leurs clients, passe aux États-Unis par l’émission de titres qui s’échangent ensuite entre des organismes dont le métier est de spéculer sur la hausse ou la baisse de leurs cours. C’est cette titrisation, appliquée au financement par les ménages américains de leurs acquisitions de logements, qui a transformé en 2007 le krach dit « des subprimes » et la plus grave crise économique depuis la Deuxième Guerre mondiale.

En permanence les banques font crédit aux spéculateurs
Cela ne veut pas dire que les banques joueraient un rôle secondaire dans le système financier américain. Au contraire, les marchés de titres ne fonctionnent que parce qu’en permanence les banques font crédit aux spéculateurs. La monnaie créée par le crédit est le fluide vital qui alimente le cancer financier, alors que le métier des banques devrait être d’alimenter la création de richesses par le travail des femmes et des hommes.

« BlackRock fait partie de ce qu’on appelle le shadow banking, cet ensemble d’institutions qui participent à la circulation de l’argent sans avoir le statut de banque et sans être soumises aux réglementations et à la surveillance qui encadrent l’action de la profession bancaire. »

Le système bancaire américain est assez fragmenté. Il comprend près de six mille banques dont la plupart n’exercent leur activité qu’au niveau local. Il a cependant connu un processus de concentration, d’abord avec la libéralisation financière des années 1980, qui a permis à des holdings bancaires de posséder des filiales dans plusieurs États, et qui a abouti à l’abolition, en 1999, du Glass-Steagall Act qui, depuis 1933, interdisait aux banques commerciales d’émettre, de placer ou de négocier des titres sur le marché financier. Ensuite, les restructurations qui ont suivi la crise de 2007-2008 ont renforcé la taille et la puissance des quelques grandes banques qui ont pignon sur rue à Wall Street, en particulier les plus grandes : JP Morgan Chase, Bank of America, Goldman Sachs, Wells Fargo dominent le marché monétaire du dollar, l’émission des titres de la dette publique américaine, les fusions, acquisitions, restructurations du capital des multinationales, la circulation des capitaux et l’optimisation fiscale, la fourniture de liquidités aux fonds de placement, hedge funds et autres acteurs du shadow banking

Le cœur financier du monde
Au total, Wall Street, à la pointe de Manhattan où se situent les sièges des grandes banques et celui de la Réserve fédérale de New York, est bien le cœur financier de l’Amérique ; c’est du même coup le cœur financier du monde.
Le dollar est la première monnaie mondiale de facturation du commerce international. Quiconque veut commercer en dollars doit donc avoir accès au système bancaire des États-Unis qui, seul, peut bénéficier d’un refinancement par la Réserve fédérale américaine, l’équivalent, outre-Atlantique, de la Banque centrale européenne. De fait, toute l’économie mondiale dé­pend des autorités américaines. Un épisode très significatif l’a montré. Au début de la crise de 2007-2008, la Réserve fédérale des États-Unis a passé des accords de swaps avec la BCE et d’autres banques centrales du monde, pour pouvoir leur fournir en urgence des dollars. Sans cette action, les banques européennes en manque de liquidités auraient risqué de connaître le sort de Lehman Brothers.
L’hégémonie du dollar va en effet bien au-delà de son seul rôle dans la facturation des transactions commerciales. La monnaie des États-Unis est la première monnaie de réserve internationale, et 50 % des crédits bancaires internationaux sont libellés en dollars.

« La monnaie créée par le crédit est le fluide vital qui alimente le cancer financier, alors que le métier des banques devrait être d’alimenter la création de richesses par le travail des femmes et des hommes. »

Ainsi, un seul État, celui des États-Unis, a le privilège d’émettre librement et à un coût nul cette véritable monnaie mondiale. Comme les entreprises et les États du monde entier souhaitent que leurs réserves internationales soient libellées en dollars, cette émission peut prendre d’énormes proportions sans mettre en péril la crédibilité de la monnaie américaine, ni affecter de façon incontrôlable son cours sur le marché des changes. Cela fait de la monnaie américaine le vecteur majeur d’une mondialisation financière structurée par les multinationales et polarisée autour de Wall Street.

Périls financiers et écologiques
« La fragmentation des chaînes de valeur mondiale des multinationales, l’ouverture générale à la globalisation financière, sa domination sur le crédit bancaire pour des surendettements et les opérations spéculatives, sans parler de la prolifération des services bancaires parallèles (shadow banking) appuyant la fraude, la corruption et le banditisme, ont fait exploser l’usage et le besoin du dollar.< « Drogué au dollar comme jamais, le monde devient fou à l’idée d’en manquer. » (Yves Dimicoli, rencontres internationales « Que faire face à la mondialisation capitaliste ? » organisées par le PCF et la revue Économie et politique, les 7 et 8 février derniers.)
Mais c’est aussi pourquoi l’hégémonie du dollar et de Wall Street n’a jamais été aussi fragile. Elle est mise en cause par la montée des périls qui accompagnent la crise actuelle de la mondialisation capitaliste. Périls financiers : l’inflation des prix des actifs financiers, en particulier ceux de la dette publique américaine prépare un krach plus retentissant encore que celui de 2007. Périls écologiques : l’ère du dollar s’identifie à celle du pétrole. Périls politiques avec la guerre économique de Trump contre la Chine, qui est en même temps l’un des principaux créanciers du Trésor américain, et qui a pris différentes initiatives, avec les autres pays émergents, pour mettre en place des institutions financières internationales émancipées de la tutelle des États-Unis, jusqu’à proposer le remplacement du dollar par un nouvel instrument de réserve international développé à partir des droits de tirage spéciaux du FMI, une idée déjà exprimée par Paul Boccara en 1983.
L’avenir de la civilisation dépendra ainsi des possibilités de convergence entre les multiples contestations de l’hégémonie financière et monétaire du néo-impérialisme américain : celle des pays émergents, celle qui s’exprime aux États-Unis même avec la montée d’une gauche hostile à Wall Street, celle des luttes pour un modèle social européen émancipé de la dictature des marchés financiers. 

Denis Durand est économiste. Il est directeur de la revue Economie & Politique.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020