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La question sociale est l’impensé du capitalisme ; elle est aussi l’oubli délibéré de la construction européenne telle qu’elle s’est faite.

La question sociale, c’est dire la précarité systémique d’existence pour certaines catégories de la population, est la conséquence inévitable des rapports de production capitalistes. D’un côté, des travailleurs « libres » et prolétarisés, c’est-à-dire radicalement séparés de leurs outils de production ; de l’autre, des moyens de production accaparés par les détenteurs de capital. Entre les deux, un rapport de subordination, c’est ce qui définit juridiquement le salariat, et d’exploitation, c’est ce qui permet le profit. C’était l’analyse de Marx, elle demeure valable pour l’essentiel.

Les besoins du néolibéralisme
Il reste que la forme contemporaine du capitalisme, le néolibéralisme, est venue en renouveler les conditions structurelles de fonctionnement et a ainsi nécessité l’invention et l’installation de nouvelles institutions.
Le néolibéralisme c’est, en effet, une transformation profonde des rapports de production ; leur extension au monde entier avec la constitution de « chaînes de valeur » morcelées, dont les différents segments sont localisés en fonction du profit qui peut en être tiré : recherche et développement là où le travail est très qualifié, production dans les pays à bas salaires, assemblage à proximité de la consommation en fonction des coûts de transport, vente dans les pays à fort pouvoir d’achat, et profits centralisés dans les paradis fiscaux ou les pays business friendly. La mondialisation, c’est d’abord cela : une reconfiguration du modèle productif et de l’économie réelle et, en conséquence, un remodelage de la géographie du monde. La financiarisation en est l’accompagnement nécessaire. Pas de mondialisation possible sans libre circulation des capitaux ; mais l’économie réelle – bâtiments, machines, travailleurs – ne se meut pas comme le capital financier à la vitesse d’un clic. La mondialisation aboutit à la domination de la finance.
Passer de l’ancienne économie – keynésienne et industrielle, aux capitaux à base essentiellement nationale – à celle, contemporaine, dans laquelle nous sommes désormais immergés, a impliqué d’abattre les anciennes institutions, devenues trop étroites pour le capital, et d’en instaurer de nouvelles, conformes aux besoins du néolibéralisme. C’est là que l’Europe a joué un rôle central ; c’est là toute son histoire depuis le milieu des années 1980.

L’évolution de l’Europe
À son origine, l’Europe, la CEE issue du traité de Rome de 1957, avait pour but d’« établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens », sa construction initiale est ainsi à comprendre dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale et la recherche d’une paix durable. Une Europe libérale, certes, mais au libéralisme encadré, dont les frontières du « marché commun » étaient protégées par un « tarif extérieur commun » et dont les six pays fondateurs constituaient un espace économique et social relativement homogène.

« La mondialisation aboutit à la domination de la finance. »

Tout cela sera profondément reconfiguré par l’acte unique européen de 1986, qui représente une rupture, avec ses « quatre libertés » (liberté de circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes) pour un marché unique. Il sera suivi des traités de Maastricht (1992), d’Amsterdam (1997) de Lisbonne (2002) et du TSCG (2012), qui ne feront qu’approfondir le néolibéralisme de cette construction renouvelée. De surcroît, les élargissements successifs ouvriront peu à peu l’espace communautaire à des économies de plus en plus éloignées des standards des pays fondateurs. C’est le moment charnière, à partir duquel les politiques néolibérales sont mises en œuvre systématiquement. Quelques exemples particulièrement significatifs : la directive de juin 1988 sur les mouvements de capitaux, selon laquelle aucune transaction, aucun transfert de capitaux ne peut échapper à l’obligation de libéralisation, l’ouverture progressive des services publics à la concurrence, ou encore les différents arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) édictant que la libre concurrence l’emporte sur tout autre principe, même dans les domaines ne relevant pas des traités, mais des États… Dans cette Europe-là, les droits des salariés sont subordonnés au respect de la liberté de la concurrence. Quant aux principes de ces dispositions, ils sont gravés dans le marbre des traités, souvenons-nous du référendum de 2005 ; comme le disait Jean-Claude Jüncker en janvier 2015 : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités », Le néolibéralisme s’acharne à limiter l’influence du politique sur l’économie, à contourner le pouvoir des citoyens, d’où le sentiment justifié d’abandon et d’impuissance qui a provoqué la colère sociale, ici et ailleurs.

Rompre avec cette Europe
Rompre avec le capitalisme néolibéral et, partant, avec le principal levier par lequel il s’est imposé, la mondialisation marchande et financière, suppose donc d'en finir avec cette Europe-là.
Ni le progrès social ni la grande affaire des années à venir – la transition écologique – ne sont compatibles avec le dessaisissement des citoyens, le transfert de pouvoir à des institutions supranationales ou à des « autorités administratives indépendantes » nationales. Cette Europe est une impasse. Il faut la reconstruire sur de nouvelles bases et la mettre au service des États sociaux nationaux.
Vouloir rompre avec le carcan des traités, ce n’est pas pour autant prôner le « frexit », la sortie de la France de l’UE. D’abord, parce que le brexit a suffisamment montré combien ce pouvait être une aventure pour que nul ne soit tenté de la reproduire ; ensuite parce que la France est membre de la zone euro et que la monnaie commune impose des contraintes supplémentaires à toute tentative d’évasion solitaire. Enfin, il faut évacuer l’illusion qui voudrait que l’on puisse envisager une transformation de l’intérieur ; la règle de l’unanimité qui est nécessaire pour toute modification des traités, en rend la possibilité très improbable.

« Dans cette Europe-là, les droits des salariés sont subordonnés au respect de la liberté de la concurrence. »

En réalité, dans les économies contemporaines mondialisées et donc fortement imbriquées, a fortiori au sein de l’UE, seule la coopération avec d’autres pays membres est une issue. Sortir du carcan des traités, c’est donc accomplir un acte lourd, qui se heurtera frontalement à des obstacles multiples qu’il faut anticiper et pouvoir assumer. C’est pourquoi, emprunter cette voie, celle de la désobéissance assumée, suppose que plusieurs conditions soient réunies :
• Que cette désobéissance soit limitée et justifiable par l’intérêt général, national certes mais aussi européen. Les sujets de mesures unilatérales contraires à la lettre des traités ne manquent pas : transition écologique, sortie de l’austérité salariale et budgétaire, politique fiscale et lutte contre l’évasion, mesures de contrôle des capitaux, réforme bancaire, protection de la santé des consommateurs et des travailleurs, politique industrielle…
• Que soit assumée la difficulté politique qui s’ensuivra.
Les choix devront être clairs, affichés à l’avance dans le programme politique et validés par le vote des citoyens. Que des alliances soient activement nouées avec d’autres pays membres affichant les mêmes refus ne peut qu’aider ; la France doit avoir à cet égard un rôle d’entraînement. Il lui faut une politique d’alliances et ne pas rejouer indéfiniment la seule partition du « couple franco-allemand » dans une Union européenne qui n’a plus grand-chose à voir avec celle de la fin du XXe siècle.
Le débat politique et la démocratie vivent d’abord et avant tout dans le cadre de la collectivité des citoyens et du territoire sur lequel s’exerce leur souveraineté. Pour que l’économie n’échappe plus à la démocratie, il importe de réhabiliter les souverainetés nationales. C’est la condition pour que les citoyens retrouvent confiance dans le politique et que l’Europe sociale puisse être autre chose qu’une illusion.

Jacques Rigaudiat est conseiller-maître honoraire à la Cour des comptes.

Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024