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Si les acquis de la Confédération européenne des syndicats (CES) sont très généralement en-dessous des lois nationales des pays membres de la communauté, ils permettent, dans le cadre de l’élargissement, d’intégrer des minima sociaux à l’acquis communautaire que doivent adopter les pays candidats.

Fondée en 1973, la CES rassemble originellement les organisations syndicales (OS) européennes membres de la Confédération internationale des syndicats libres. En France, il s’agit de Force ouvrière. Elle sera progressivement rejointe par la CFDT (1974), la CFTC (1990), la CGT et l’UNSA (toutes deux en 1999). Aujourd’hui, la CES regroupe quatre-vingt-douze OS issues de trente-neuf pays, soit pratiquement l’ensemble des organisations syndicales du continent, au-delà de l’Union européenne stricto sensu. À part le PAME grec, seule une poignée de petites OS reste hors de la CES, ce qui est lié à la fois à la perte de vitesse de la Fédération syndicale mondiale (FSM) et au monopole de la CES en matière d’accès aux institutions européennes, qui la rend incontournable.
Globalement, la CES demeure une institution faible, dotée de très peu de moyens. Son rôle est loin d’être stabilisé. Il dépend largement de ce que ses membres veulent en faire. La plupart ne désirent pas transférer de moyens ou de souveraineté à la CES qui reste, pour l’essentiel, un forum qui tente de faire émerger des convergences de principe.

Des acquis limités
Jusqu’à la crise de 2008, la CES tire moins sa légitimité des bases syndicales et de sa capacité à coordonner des luttes que de son inscription dans le champ institutionnel européen. Dit autrement, le secrétariat de la CES s’appuie moins sur les syndicats nationaux pour peser face à la commission qu’il ne s’appuie sur la commission pour exister face aux grands syndicats nationaux en négociant sans en référer à ces derniers. Les acquis de cette période ne sont toutefois pas nuls. Dans les années 1990, trois accords interprofessionnels ont été signés sur le congé parental (1996), le temps partiel (1997), le travail à durée déterminée (1999). Conformément aux dispositions du protocole additionnel du traité de Maastricht, ceux-ci ont ensuite été retranscrits dans des directives qui fixent aux États des objectifs, tout en leur laissant une marge de manœuvre concernant la forme et les moyens pour y parvenir. Si ces acquis sont très généralement en-dessous des lois nationales des pays membres de la communauté, ils permettent, dans le cadre de l’élargissement, d’intégrer des minima sociaux à l’acquis communautaire que doivent adopter les pays candidats.
Les années 2000 marquent un net ralentissement de la dynamique de négociation à l’échelle européenne. Si cinq accords sont bien signés (sur le télétravail en 2002, le stress au travail en 2004, le harcèlement et la violence au travail en 2007, le travail inclusif en 2010, le « vieillissement actif au travail » en 2017), BusinessEurope, l’organisation patronale au niveau européen, refuse désormais de demander leur transcription en une directive. On parle alors d’« accords autonomes », au sens où ceux-ci ne sont pas traduits en une directive avant d’être transmis aux États. Selon les dispositions du protocole additionnel au traité de Maastricht, des négociations nationales doivent ensuite s’ouvrir pour décliner (ou non) ces accords autonomes. Dans un quart des pays de l’UE, il n’y a eu aucune transposition de ces accords.

Des tentatives de mobilisation transnationales
La négociation d’accords sectoriels prend quelque peu le relais jusqu’en 2012. La commission refuse alors de transcrire en une directive un accord-cadre du secteur de la coiffure. Face à la radicalisation des institutions européennes et à un « dialogue social » interprofessionnel devenu purement formel, la CES change de stratégie avec l’organisation d’euromanifestations et même d’eurogrèves, non sans un certain succès, comme en a témoigné la mobilisation du 14 novembre 2012. Des observateurs parlent alors d’un « risque de sécession » de la CES qui, toujours en 2012, s’oppose pour la première fois à un traité européen, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance. En décembre 2016, le comité exécutif va jusqu’à adopter un texte indiquant que la CES en a assez « de gaspiller son temps » dans les institutions.
Si la période voit fleurir les tentatives de mobilisation transnationales timidement impulsées par la CES, elle voit aussi une « renationalisation des relations professionnelles » par des OS qui se concentrent sur le champ national. Cela amène la CES à abandonner ces formes de mobilisations transnationales. Face aux difficultés à obtenir des résultats satisfaisants pour la négociation collective dans de nombreux pays, les OS membres rompent cependant rapidement avec cette focalisation nationale. Elles dotent alors la CES d’un mandat clair pour pousser à une directive pour un salaire minimum et le renforcement de la négociation collective de branche. Les OS nationales le voient comme une manière d’obtenir ce qu’elles ne parviennent plus à obtenir seules mais aussi de revenir sur le mouvement de décentralisation de la négociation collective que l’UE a promu et qui les a affaiblis.

Un champ d’affrontements
Ce mandat voté au congrès de Vienne en 2018 n’a pas été sans susciter d’importantes tensions. Proposé depuis le congrès d’Athènes en 2011, il faisait face à l’opposition des pays nordiques, de l’Autriche et de l’Allemagne. L’évolution de la position du DGB allemand sur l’idée même d’un salaire minimum a permis à une majorité de se former. Le lobbying efficace de la CES auprès de la commission a conduit à l’adoption d’une directive. Cette avancée qui s’est faite contre la volonté des OS nordiques a amené l’un des syndicats suédois (LO) à suspendre momentanément sa cotisation à la CES. Si LO est rapidement revenu, les OS scandinaves bloquent toujours l’adoption d’un mandat de la CES sur la réduction du temps de travail. En effet, c’est l’inverse qu'elles réclament, elles demandent la possibilité de déroger aux maximums européens par voie conventionnelle, ce à quoi les deux derniers congrès de la CES ont su s’opposer.
Ainsi, la CES apparaît comme un champ d’affrontement important que les OS françaises ont tout intérêt à investir, d’autant que ses statuts les avantagent (la France totalise 25 délégués pour 2,1 millions de syndiqués (femmes et hommes), l’Allemagne 27 pour 7,4 millions de syndiqués). En Europe, ce qui distingue le syndicalisme français pris dans son ensemble est parfois bien plus grand que ce qui peut séparer la CGT de la CFDT. Les organisations de notre pays gagneraient à se coordonner davantage sur certaines questions. Il convient cependant de ne pas demander à la CES plus qu’elle ne peut offrir dans l’état actuel du rapport de force avec le patronat et la commission, mais aussi entre les OS elles-mêmes. Qu’elle ait ouvert les yeux sur la réalité du rapport de force dans les institutions européennes et qu’elle cherche davantage de forces et de légitimité du côté de ses membres est une transformation bienvenue.

Des centres de formation
Quoi que l’on puisse penser de l’UE et de ses institutions actuelles, force est de constater qu’elles existent, qu’elles mènent une politique peu sociale, mais qu’il est possible d’y obtenir des avancées. L’application de ces maigres acquis dépend ensuite de la force des OS nationales. C’est leur faiblesse plus que celle de la CES qu’il convient d’interroger. Dans ce domaine, la CES et ses fédérations fournissent aussi aux OS les plus faibles, particulièrement dans les pays d’Europe de l’Est, des formations, notamment en matière d’organizing, c’est-à-dire de recrutement et de mobilisation de nouveaux membres. UNI Europe, la fédération des services, est allée particulièrement loin en ce sens en mettant en place trois centres de formation à l’organizing en Belgique, en Pologne et en Roumanie. Dans l’état actuel de ses moyens et de la manière dont la majorité des OS nationales veulent en user, c’est encore le meilleur service qu’elle puisse rendre à la classe travailleuse en Europe.

Un travail transnational des communistes
Pour nous communistes, c’est un champ de lutte et un outil utile. Mais ce n’est pas l’alpha et l’oméga de la solidarité de classe, qui doit se créer dans les entreprises et ne pas se limiter aux seules directions syndicales. D’autres instances syndicales existent pour cela, tels les alliances transnationales, les comités européens voire mondiaux, ainsi que les comités interrégionaux. C’est aussi le rôle de l’internationalisme communiste d’organiser et de relier les communistes de l’entreprise dans les différents pays, comme nous cherchons à le faire dans nos cellules, sections et réseaux d’entreprise. C’est ce travail transnational des salariés, femmes et hommes, communistes dans les entreprises qui permettra une convergence dans l’action des positions des différents partis communistes et de construire une politique de classe à la hauteur du capital transnational. En retour, c’est ce pas de côté hors de la CES et de ses institutions qui permettra aux communistes d’exercer une influence au sein de la CES pour que celle-ci soit plus offensive.

Kevin Guillas-Cavan est économiste. Il est chargé de mission à l’Institut de recherches économiques et sociales.

Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024