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Dans cet entretien, Boris Plazzi, secrétaire confédéral de la CGT chargé des affaires internationales, partage l’analyse ainsi que les revendications, les luttes et la stratégie de son organisation sur les questions sociales en Europe.

CC : En 1992, la CGT s’est prononcée contre le traité de Maastricht et, en 2005, la CGT appelait à voter Non au référendum sur le projet de Constitution pour l’Europe. La CGT se prononçait contre la construction européenne actuelle, marquée par un assujettissement des droits sociaux aux logiques de la rentabilité et de la concurrence.  Est-ce que la CGT est antieuropéenne ? Pouvez-vous nous préciser la position sur l’Europe ? 

La CGT n’est pas antieuropéenne. C’est à l’Europe néolibérale qu'elle s'oppose et c’est une autre Europe qu'elle veut, pour que le contenu social, économique et écologique de la construction européenne réponde aux besoins et aspirations du monde du travail, sur la base de la coopération et de la solidarité, et non pas de la mise en concurrence généralisée, comme c’est le cas actuellement. Pour mettre les travailleurs, les droits sociaux et la démocratie au centre de la construction européenne, plusieurs points clés doivent être impérativement abordés. Une révision des traités est indispensable, pour dépasser la vision mortifère de la « concurrence libre et non faussée » comme principe organisateur de l’Union européenne, dont la mise en œuvre se traduit par une attaque des services publics, de la politique industrielle et des droits sociaux notamment. Notons que la Confédération européenne des syndicats (CES) aussi revendique la renégociation des traités. Le pacte de stabilité et de croissance (PSC) doit être abandonné car il interdit aux États membres de dépasser un niveau de déficit de 3 % et de 60 % d’endettement, ce qui empêche toute politique de progrès, attaque les services publics et pénalise l’investissement public en Europe. Une démocratisation du cadre de gouvernance politique est également nécessaire afin d’apporter un changement fondamental au processus de décision de l’Union européenne, notamment en renforçant les pouvoirs du Parlement européen et des organisations syndicales. Les droits sociaux doivent être placés au cœur de la construction européenne afin de lutter contre la pauvreté, les inégalités sociales et territoriales, en apportant des réponses sur le salaire minimum, les pensions, la formation, l’emploi et les conditions de travail, etc., au lieu de favoriser des politiques visant à contracter les dépenses sociales. Enfin, la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux doivent être confortés et renforcés face à la progression de l’extrême droite.

« Une révision de la directive sur les comités d'entreprise européens est plus que nécessaire, afin de les doter de véritables pouvoirs d’information-consultation qui précèdent la prise de décision de l’entreprise. »

CC : Un des fondements des traités est de favoriser la concurrence libre et non faussée qui génère la destruction d’emplois et de capacités industrielles. Quelle alternative propose la CGT ?  

De l’aveu même de la Commission européenne, les inégalités sociales et territoriales ne cessent de progresser en Europe, sous l’effet de la mise en concurrence des travailleurs, des territoires, des systèmes productifs et sociaux. C’est toute la gouvernance économique européenne qui doit être revue, les règles relatives à l’investissement public et au budget, l’Union européenne devant se doter d’un budget européen digne de ce nom afin de penser une Europe de la solidarité, de s’en donner les moyens et de réviser les montants actuellement affectés aux différentes politiques publiques européennes.
Il convient de changer les règles, en instaurant par exemple une « règle d’or » en matière d’investissement public, qui exclut les investissements dans les transitions verte et numérique des règles relatives au calcul du déficit. Il faudrait également des mécanismes solidaires puissants, tels qu’un fonds européen souverain pour développer la politique industrielle et mutualiser les efforts d’investissement, afin d’éviter une Europe à plusieurs vitesses et le creusement des inégalités. Ce fonds devrait être alimenté par la BCE. Interdire tout financement public pour les entreprises qui éludent l’impôt est indispensable, de même qu’instaurer des conditions fortes et un régime d’imposition des entreprises qui permette aux budgets nationaux de financer l’investissement public et les services publics.

CC : L’UE a établi, en novembre 2017, le socle européen des droits sociaux. En 2021, dans la déclaration de Porto, les dirigeants de l’UE ont réaffirmé qu’ils étaient résolus à œuvrer en faveur d’une Europe plus sociale. Le 19 octobre 2022, une directive européenne relative aux salaires minimums a été adoptée par l’Union européenne. Des discussions sont en cours sur une directive relative à l’amélioration des conditions de travail des personnes travaillant via une plateforme numérique. Comment comprendre la mise en place de ces propositions en contradiction avec les orientations libérales de l’UE ? Est-ce qu’elles traduisent un nouveau rapport de force en faveur du progrès social ?  

Nous entendons juger l’Union européenne sur ses actes. La CGT analyse les institutions – et les politiques qu’elles adoptent et mettent en œuvre – comme une « condensation matérielle d’un rapport de force entre classes et fractions de classe », pour reprendre la formule de Nicos Poulantzas. Il est parfaitement clair que, sans les campagnes revendicatives offensives menées par les affiliés nationaux de la CES et coordonnées par elle, pour exiger des salaires répondant aux besoins des travailleuses et des travailleurs, il n’y aurait pas eu de directive salaire minimum ! Nous portons une appréciation positive sur cette directive qui fait référence à un double seuil permettant de fixer le salaire minimum à un montant correspondant au moins à 60 % du salaire médian et à 50 % du salaire moyen qui figure clairement dans la directive, ce qui devrait permettre à plus de 25 millions de travailleurs en Europe de bénéficier d’une hausse de salaire.
Je voudrais aussi souligner que, grâce à cette directive, les États membres ayant un taux de couverture des travailleurs par la négociation collective inférieur à 80 % devront mettre en place un plan d’action national, établi en accord avec les syndicats et le patronat, en vue d’augmenter ce taux de couverture à l’aide de mesures concrètes. Vingt États membres sont concernés par ces mesures qui permettront de reconstruire nombre de systèmes de négociation collective mis à mal par des réformes néolibérales ou carrément détruits par les politiques d’austérité imposées par la troïka dans certains pays (Grèce, Espagne, Portugal). Il convient de noter que ce taux de 80 % ne pourra être atteint que par le recours à la négociation collective de branche, contrairement aux politiques néolibérales visant à imposer une décentralisation de la négociation collective, à l’image de la loi travail de 2016 en France. De même, sans les luttes des coursiers, sans contestations victorieuses du faux travail indépendant devant les tribunaux nationaux, il n’y aurait pas eu de projet de directive européenne sur les travailleurs et travailleuses de plateforme établissant une présomption de salariat. Pour autant, ce projet progressiste se heurte à l’opposition du gouvernement français qui fait tout son possible pour maintenir l’injuste modèle de troisième statut qui existe dans notre pays, entre salariat et travail indépendant, et faire capoter les discussions au niveau européen. Comme quoi, lorsque les gouvernements souhaitent s’opposer, ils le peuvent, et que tout ne se décide pas à Bruxelles ! Le problème est qu’ils le font le plus souvent dans un sens défavorable au progrès social.

« Un fonds européen souverain permettrait de développer la politique industrielle et de mutualiser les efforts d’investissement, afin d’éviter une Europe à plusieurs vitesses. »

CC : La CES s’est mobilisée en décembre 2023 contre la réactivation prévue en 2024 du pacte de stabilité et de croissance, de surcroît avec des règles d’ajustements budgétaires plus strictes, synonymes de moins d’emplois, de salaires plus bas et d’un sous-financement encore plus important des services publics.  Pourquoi les syndicats européens jugent-ils si important de se mobiliser contre le pacte de stabilité et de croissance ?

Le PSC est fondamentalement inadapté face aux enjeux auxquels l’Europe est et sera confrontée, en particulier au niveau sanitaire et de la transition vers une économie bas carbone dans ses dimensions environnementales, sociales et de modification de l’appareil de production qui nécessiteront un effort financier considérable. Les propositions de réforme de ce pacte en cours de discussion sont en effet loin d’être à la hauteur des enjeux et auront au contraire pour effet de renforcer les politiques d’austérité et les coupes budgétaires en direction des services publics et de la protection sociale : selon un calcul de la CES, les États membres de l’UE seraient ainsi contraints de réduire collectivement leurs budgets de plus de 100 milliards d’euros l’année prochaine, dont 26 milliards pour la France. Bonjour l’austérité ! Très concrètement, ce nouveau cadre de gouvernance dessine un cadre d’austérité structurelle et de surveillance budgétaire stricte qui compromet l’avenir : l’Europe se dote elle-même d’un mécanisme qui l’empêche de se développer ! C’est pour cela que nous avons proposé et mobilisé pour l’euromanifestation organisée à Bruxelles en décembre dernier par la CES, afin de peser sur le contenu des décisions.

CC : Pour l’emploi, les services publics, les salaires et la protection sociale en Europe, quels sont les combats de la CGT dans les années à venir en matière de droits sociaux dans l’UE ? Comment parvenir à renforcer les droits sociaux des citoyens européens ? Avez-vous des exigences particulières vis-à-vis des listes de gauche et de l’écologie en vue des élections de juin prochain ? 

De nombreux combats restent encore à mener pour faire évoluer positivement le cadre social européen et gagner l’adoption de normes contraignantes. Pour ne prendre que quelques exemples, nous souhaitons l’adoption d’une directive sur le travail de plateforme établissant une présomption de salariat et l’inversion de la charge de la preuve au bénéfice des travailleurs, ce qui est pour l’instant loin d’être garanti. Nous avons également urgemment besoin d’une directive sur le télétravail et le droit à la déconnexion, alors que le patronat européen, emmené par le MEDEF, a dernièrement honteusement sabordé les négociations en cours. Une directive européenne sur les risques psychosociaux est aussi plus que nécessaire face aux effets pathogènes des organisations du travail en vigueur actuellement dans le capitalisme de type néolibéral. Plus généralement, la santé et la sécurité sur les lieux de travail devraient être renforcées par une législation européenne forte, etc. Ces points devraient inspirer les organisations politiques.

« Placés au cœur de la construction européenne les droits sociaux apporteront des réponses sur le salaire minimum, les pensions, la formation, l’emploi et les conditions de travail. »

CC : La CGT est membre de la CES depuis 1999. Quel bilan faites-vous de cette adhésion ? Pourriez-vous nous évoquer les batailles que mène actuellement la CES pour renforcer les droits sociaux ? La CGT et la CES ont-elles la même analyse de la situation et portent-elles exactement les mêmes propositions alternatives ? Comment renforcer les liens et la coordination des syndicats en Europe ?

La CGT a désormais toute sa place au sein de la CES en participant à ses différents groupes de travail internes et à son comité exécutif, en portant nos propositions et revendications. Le syndicalisme incarné par la CGT est reconnu et nos propositions intégrées. La CGT a toujours souligné la nécessité que la Confédération européenne des syndicats se dote d’un agenda autonome de celui des institutions européennes et soit soucieuse de soutenir, de développer, de coordonner et d’impulser la mobilisation et les initiatives syndicales, notamment sous la forme d’euromanifestations afin de peser sur le contenu des décisions prises au niveau européen, en un mot, que la CES soit plus combative ! Depuis plusieurs années, nous avons noté des évolutions substantielles allant en ce sens : interpellation directe du gouvernement français sur l’affaire Anthony Smith, l’enjoignant à respecter l’indépendance d’intervention du corps des inspecteurs et inspectrices du travail, conformément à la convention 81 de l’OIT ; lancement d’une campagne pour la reconnaissance de l’État de Palestine ; présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes ; position particulièrement exigeante dénonçant la vision étroite et liberticide du pacte asile et migrations de l’Union européenne ; position exigeante sur le salaire minimum européen; soutien à notre lutte sur les retraites, participation de la secrétaire générale de la CES, Esther Lynch, aux manifestations sur les retraites et du 1er Mai, pour ne prendre que quelques exemples. La CES n’a pas non plus hésité à soutenir notre camarade Sébastien Menesplier, secrétaire général de la Fédération nationale des mines et de l'énergie-CGT, en demandant à élisabeth Borne, alors Première ministre, de « veiller à ce que la France garantisse le respect effectif du droit fondamental des travailleurs à mener des actions pour défendre leurs intérêts ». Le 15e congrès de la CES, qui s’est tenu à Berlin en mai 2023, a confirmé ces évolutions positives.

« Nous avons également besoin d’une directive sur le télétravail et le droit à la déconnexion, alors que le patronat européen, emmené par le MEDEF, a dernièrement honteusement sabordé les négociations en cours. »

CC : Avec la mondialisation, les entreprises multinationales se sont multipliées. Alcatel, Alstom, Carrefour, Total, etc., comment coordonner l’action revendicative et syndicale au sein des multinationales et des groupes européens ? Y a-t-il une réflexion de la CGT et des expériences concrètes de luttes européennes au sein d’un groupe ? 

Des luttes existent au sein des firmes multinationales (FMN), mais elles sont souvent défensives, pour faire face à une restructuration ou à des licenciements par exemple. Nous souhaitons développer une démarche plus offensive d’intervention. Pour cela, une révision de la directive sur les CE européens est plus que nécessaire, afin de les doter de véritables pouvoirs d’information-consultation qui précèdent la prise de décision de l’entreprise. Des sanctions efficaces et dissuasives doivent impérativement être mises en place pour un respect effectif de ces règles. Nous travaillons avec nos fédérations professionnelles afin de leur apporter toute l’aide nécessaire pour construire des plans de travail revendicatif en direction des FMN, avec un volet formation portant sur les nouveaux outils de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) disponibles : directive sur le devoir de vigilance entre autres. La RSE peut être un point d’appui pour des luttes de salariés à l’échelle européenne. Elle est trop importante pour la laisser entre les mains des multinationales qui, trop souvent, l’utilisent comme une vitrine sociale et environnementale au service de leur politique de communication. Elle ne doit pas être un moyen pour elles de se racheter une vertu à bon compte. La RSE n’a de sens que si elle fait l’objet d’une mise en examen par une large coalition d’acteurs, allant du travailleur-producteur au travailleur-consommateur et citoyen. Elle doit aussi s’appuyer sur une série de normes effectives et opposables aux activités des multinationales : normes fondamentales de l’OIT, textes onusiens en matière de droits de l’homme, normes européennes et nationales quand elles existent (comme celles sur le devoir de vigilance, dont la gestation est parfois très difficile). Enfin, la RSE n’a de sens que si les violations des droits fondamentaux générées par les multinationales font l’objet de sanctions effectives : engagement du risque réputationnel des multinationales, suspension des aides publiques, pénalités et réparations substantielles versées aux victimes des externalités négatives générées par les activités des firmes.

Boris Plazzi est secrétaire confédéral de la CGT, chargé des affaires internationales.

Propos recueillis par Aurélien Bonnarel


Une premiére étape victorieuse

Lundi 11 mars 2024, les ministres de l’Emploi et des Affaires sociales des vingt-sept ont validé un accord trouvé avec le Parlement européen un mois plus tôt sur la directive relative à l’amélioration des conditions de travail des personnes travaillant via des plateformes numériques. La France a voté contre et l'Allemagne s'est abstenue.
Désormais, le Parlement européen doit entériner l’accord lors de l’ultime séance plénière de la mandature, prévue en avril.
Les États membres auront ensuite deux ans pour transposer toutes les dispositions de la directive dans leur droit national.
Pour Brahim Ben Ali, de FO-TPN, il s’agit là d’une « arme nucléaire » entre les mains des travailleurs des plateformes que son syndicat regroupe. Elle va grandement faciliter les procédures judiciaires visant à obtenir un contrat de travail et tous les droits qui vont avec.
Le combat n’est pas terminé !

Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024