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Trente ans de libéralisme n’ont pas redonné aux chemins de fer l’essor attendu. Les cheminotes et les cheminots ont mené des batailles syndicales, tant aux niveaux nationaux qu’au niveau européen, avec la Fédération européenne des ouvriers des transports (ETF) sans être entendus par Bruxelles.

Où en est-on ?
Pourtant les chiffres d’Eurostat ou de l’OCDE démontrent de réelles différences. Une recherche menée par la Fédération internationale des ouvriers des transports (ITF) montre que la croissance des trafics ferroviaires est une question d’investissements et de volonté politique.
Si l’on compare depuis l’année 2000, la France a augmenté de 40 % son trafic voyageur, tandis que l’Allemagne a baissé de 20 %. C’est tout l’inverse sur le fret, l’Allemagne a augmenté de deux tiers son volume trafic fret quand la France perdait un tiers. Au niveau européen, il s’agit des deux plus grands pays en volume tant fret que passagers.
Si le fret n’a pas sombré, c’est essentiellement dû à la progression de l’Allemagne, avec la France et la Pologne, cette dernière étant passée devant la France sur le trafic de marchandises par rail. Ces trois pays représentent plus de 50 % du trafic fret de l’UE. Pourtant, l’Europe a perdu 2 % de part mondiale terrestre en l’espace de vingt ans, alors que le transport routier a considérablement augmenté.
L’Allemagne bénéficie de plus de massification dans son transport de marchandises avec le port de Hambourg mais aussi la part des ports néerlandais et belges qui sont immenses. De plus, l’industrie allemande est propice au trafic ferroviaire du fait de l’industrie automobile, de l’industrie lourde et enfin du transport de charbon à la suite de l’arrêt du nucléaire. L’élargissement aux pays de l’est de l’Europe au début des années 2000 a bénéficié sans commune mesure à l’Allemagne. Dans le même temps, la France n’a pas profité de cette augmentation de volume compte tenu de la faiblesse de ses ports et des trafics captés par la route, au sud avec l’Espagne et les pays de l’Est. La France a aussi subi une forte désindustrialisation durant les dernières décennies. La part de l’industrie dans le PIB est ainsi de 13,4 % en 2018 contre 25,5 % en Allemagne.

« Évoluer vers un service public européen du rail pour les voyageurs et les marchandises, tel est l’objectif d’un transport plus juste que nous portons en Europe à travers Le Manifesto et la campagne mondiale Safe and Sustainable rail. »

L’approche du trafic voyageurs est différente, tout d’abord parce que le service public à la française demeure différent. Il est centralisé au Royaume-Uni et totalement autonome dans les Länder. La régionalisation des transports TER a sauvé le trafic français, en corrélation avec la réussite du TGV. La régionalisation a démontré que la volonté et l’investissement étaient la clef de la réussite. Ailleurs, que ce soit en Europe ou dans le reste du monde, quand ces investissements sont confiés au privé, les résultats sont limités, voire désastreux, comme au Royaume-Uni dans les années 1990. La privatisation a en effet mené à plusieurs catastrophes ferroviaires, du fait de la durée du temps de travail et la dégradation du réseau.

Les conditions sociales en Europe
À partir de ce constat, la question des conditions sociales des travailleurs des chemins de fer est posée. Comment ont-elles évolué ?
Auparavant, les entreprises étaient publiques avec tout ce que cela engendre de droits et de devoirs. La France, l’Allemagne, Le Royaume-Uni, l’Italie ne le sont plus ; il en résulte tout simplement un problème d’attractivité des métiers du chemin de fer. Là où la plupart des métiers étaient internalisés, c’est aujourd’hui une sous-traitance en cascade qui s’exerce. L’âge de la retraite qui était un élément d’attractivité en France a reculé de neuf ans (de 55 à 64). Les évolutions de carrière qui étaient encadrées sont maintenant de plus en plus attribuées en fonction des choix individualisés, sous-entendu le mérite. Or les grilles salariales des entreprises publiques, très basses en début de carrière, étaient acceptables avec l’évolution moyenne. C’est tout une culture qui non seulement se trouve chamboulée et soumise à une attaque idéologique des institutions nationales et européennes, car, ne nous y trompons pas, la politique européenne est le résultat des politiques nationales en Europe. Les conditions sociales sont un équilibre entre les conditions de travail et la rémunération dont la comparaison salariale entre les pays reste complexe.

Au nom de la libre circulation !
Ce sont trois principes idéologiques, liberté des biens et des services, des personnes et des capitaux, qui déterminent la politique libérale de l’UE. Le transport est considérablement influencé par les jurisprudences concernant la circulation des travailleurs au nom de la libre circulation des personnes.

« Le transport est considérablement influencé par les jurisprudences concernant la circulation des travailleurs au nom de la libre circulation des personnes. »

L’interopérabilité, c’est-à-dire l’harmonisation des normes pour permettre aux véhicules de circuler, peut partir d’une bonne intention. L’harmonisation de la signalisation, de l’écartement de la voie, ou des normes électriques est nécessaire et nous le constatons dans tous les domaines. Mais, au nom de cette harmonisation, l’UE y voit la facilitation de la mise en concurrence par des compagnies étrangères et donc des salariés aux diverses conditions sociales.
Le paroxysme de cette mise en œuvre demeure le transport routier. La cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu des arrêts historiques pour justifier que les conditions sociales du pays traversé venaient restreindre la libre circulation des personnes. Les arrêts Viking et Laval ou spécifiquement l’arrêt Dobersberger (C16/17 19dec19) ont mis en lumière une interprétation fallacieuse de la directive détachement. Les syndicats ont engagé une action collective pour lutter contre le dumping social, dans le cadre d‘un détachement de travailleurs lors d’une prestation de service. Or les arrêts Viking et Laval ont donné suite à une disqualification du mouvement syndical et un amoindrissement de la protection des travailleurs détachés en Suède, au nom de la liberté des établissements et de la prestation de service. L’entreprise des chemins de fer fédéraux autrichiens (OBB) a attribué un marché de fourniture de services pour ses wagons-restaurants de certains de ses trains à la société D. GmbH, en Autriche. Ce marché a été exécuté par une société établie en Hongrie, où les travailleurs étaient mis à la disposition de l’entreprise autrichienne. Si cette entreprise a été condamnée par le droit autrichien, la CJUE s’est appuyée sur la libre prestation de services, garantie aux articles 56 et 57 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Cette jurisprudence acte le fait qu’un travailleur mobile garde les conditions sociales du pays d’origine du train. Cette décision pourrait avoir des conséquences désastreuses sur les conditions de travail, notamment pour les trains de nuit traversant l’Europe.

« La croissance des trafics ferroviaires est une question d’investissements et de volontés politique »

Dans ce contexte, aucun bilan n'a été fait de trente ans de libéralisme et des quatre paquets ferroviaires. De la séparation comptable à la séparation organique entre l’infrastructure et l’opérateur, à la mise en concurrence quasi obligatoire des trains, que ce soit en accès libre (sur le marché) à la mise en appels d’offres par ligne (pour le marché). Cette concurrence faussée et non libre ne se fait que sur un seul critère : la condition sociale du travailleur.
Pourtant, des études sérieuses, des analyses syndicales mettent en exergue les coûts et le public est « compétitif » et innovateur. Mais à la course au dumping social, les règles du marché sont sans fin. Hors de question pour la Commission européenne de mettre en place des inspecteurs pour contrôler efficacement le marché du rail et élaborer un retour d’expérience car l’échec est flagrant.

Les enjeux climatiques et publics du ferroviaire
Si la notion de service d’intérêt général a évolué depuis le traité de Rome, le service public au sens littéral ne demeure pas inscrit dans la novlangue européenne. Il faut repenser les services publics dans le cadre plus large de l’action publique qui doit irriguer du local à l’Europe.
Les enjeux climatiques font prendre conscience de la nécessité de changer de modèle. Les syndicats européens demandent l’internalisation des coûts externes et le report modal, c’est-à-dire le transfert d’une partie du flux du transport vers le fret, à savoir des modes plus respectueux de l’environnement et des conditions sociales. Rien ne justifie une part modale du routier à plus de 75 % en Europe, si ce n’est le choix du moins-disant. Le mode routier se porterait mieux avec une part à 50 % et 35 % pour le rail (objectif du green deal européen à l’horizon 2050). Rien ne justifie un vol en avion de Paris à Lyon, Bruxelles ou Londres, quand un train met deux heures pour le même trajet.

Pour une Europe de la coopération
En donnant le vrai coût du transport, nous ouvrons la voie vers un transport respectueux de l’environnement et des conditions sociales en Europe. Cela passe par la réappropriation publique de nos chemins de fer, de leurs caractères intégrants et une limitation stricte de la sous-traitance. La Fédération européenne des ouviers des transports (ETF) revendique une interdiction de sous-traiter les métiers de sécurité ferroviaire. De grandes entreprises historiques doivent être réorientées par leur nation au service des besoins fondamentaux. Ainsi nous pourrons remettre en place les coopérations et évoluer vers un service public européen du rail pour les voyageurs et les marchandises. C’est l’objectif d’un transport plus juste que nous portons en Europe à travers le Manifesto de l’ETF et la campagne mondiale Safe and Sustainable rail de la Fédération internationale des ouvriers des transports (ITF). Un débat qu’il faudra mener pour poser la question du rail en Europe, c’est l’objectif de l’euromanifestation des cheminots du 28 mai prochain à Paris, quelques jours avant l’enjeu électoral européen du 9 juin.

David Gobé est président de la section railde la Fédération internationale des ouvriers des transports.

Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024