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L’évolution du rôle donné aux outils de communication – poste, télégraphe et téléphone – en URSS entre 1917 et 1957 matérialise la mise en œuvre des projets politiques du pouvoir.

Quelle est la place à donner aux outils de communication interindividuelle, privée et intime, tels la poste, le télégraphe et le téléphone, dans une société voulue collectiviste ? La réponse à cette question ne va pas de soi. D’après Lénine, « le socialisme sans poste, télégraphe et machines est un mot vide de sens ». Le sens concret de cette affirmation se trouve dans les politiques que le pouvoir soviétique mène dans le domaine des communications. Les bolcheviks réussissent à prendre le pouvoir à Petrograd dans la nuit du 24 au 25 octobre 1917 grâce au contrôle du télégraphe, du téléphone et du bureau central de la poste. Dans le nouvel État soviétique, les conditions d’accès et les pratiques d’usage de ces moyens de communication n’ont pas été décidées une fois pour toutes et ont changé au cours du temps. La transformation de ces conditions traduit l’évolution du projet soviétique en ce qu’elle renvoie à la vision de la société, du progrès technique et du rôle des communications au sein de la société. Les techniques des télécommunications sont inscrites dans des infrastructures qui façonnent les politiques et la société et qui sont incorporées dans les modes de gouvernement à distance. Le volontarisme politique cherche à dépasser la contrainte associée aux dispositifs et à soumettre ces derniers aux besoins définis par les dirigeants. C’est ainsi que les réseaux arrivent à matérialiser les projets politiques et le travail de conception des sociétés. Les communications constituent à la fois l’objet des projets politiques et le moyen de les mettre en œuvre.


Des dispositifs de conquête du territoire et d’exercice du pouvoir
Au lendemain de la révolution, les réseaux des télécommunications dont les bolcheviks héritent de l’empire tsariste sont clairement perçus comme des dispositifs de conquête du territoire et d’exercice du pouvoir. La politique bolchevique en la matière est duale. Les conditions de la guerre civile justifient l’usurpation des outils de télécommunication par les autorités. Un décret de 1920 restreint les échanges privés par télégraphe au seul droit d’informer les proches des maladies, des décès et de la recherche de proches, tandis qu’un autre autorise à enlever le téléphone chez les particuliers au profit des dirigeants et des institutions d’État et du parti. Les appels depuis les cabines téléphoniques sont pris uniquement si les lignes ne sont pas occupées par les institutions. En même temps, le communisme de guerre introduit la gratuité des services publics. À partir du 1er janvier 1919, les « prolétaires de la ville, du front et du village » sont incités à échanger « des pensées révolutionnaires » par lettres simples qui n’ont plus besoin d’être affranchies. La police politique se charge, quant à elle, de contrôler la correspondance afin d’intercepter les missives antirévolutionnaires.
Le développement des réseaux postaux à travers le pays constitue une priorité du nouveau gouvernement, car la poste doit servir à la transmission du discours des bolcheviks par le biais de la presse et apporter l’adhésion des masses. Télégraphe et téléphone deviennent en revanche des outils de gouvernement qui permettent de vaincre non seulement l’espace, mais aussi le temps grâce à la transmission rapide des ordres dans les différents coins du pays. La volonté de contrôler les régions s’exprime à travers la conception radiale des réseaux dont les lignes se croisent à la capitale. La méfiance et la crainte d’ennemis stimulent la recherche des outils de communication confidentiels : tout en utilisant le service des coursiers de la police politique, les dirigeants soviétiques cherchent à se passer de la médiation des hommes dans la transmission des informations secrètes grâce à l’usage de la téléphonie automatique qui ne nécessite pas la participation de la téléphoniste à la mise en connexion des abonnés ; puis ils investissent dans des communications à haute fréquence. Élevant le secret au rang de principe clé de ses modes de gouvernement, le régime tente de se saisir des innovations techniques et hésite entre la confiance respective à accorder aux hommes et aux techniques.

« Les bolcheviks réussissent à prendre le pouvoir à Petrograd dans la nuit du 24 au 25 octobre 1917 grâce au contrôle du télégraphe, du téléphone et du bureau central de la poste.»

La nouvelle politique économique (1921-1927) introduit une rupture dans les politiques de communication, en ce qu’elle annonce le retour aux services payants pour les individus comme pour les administrations, ce qui bouscule les hiérarchies des usagers. Les soldats de l’Armée rouge gardent toutefois le droit d’échanger des lettres en payant demi-tarif et bénéficient de la possibilité de recevoir gratuitement un colis par mois. Le contrat d’assistance technique signé à la fin de l’année 1925 avec Ericsson pour la production des centraux téléphoniques automatiques géants change les finalités assignées au téléphone : celui-ci n’est plus un instrument réservé au pouvoir et doit devenir un médium de communication sociale et interpersonnelle en ville. Un ingénieur de l’Institut de recherche scientifique en communication, Babickij, déclare alors : « Il faut que les Moscovites ressentent le socialisme grâce à la téléphonie. » La technique est aussi investie du sens politique : grâce à sa capacité de desservir un nombre d’abonnés sans équivalent, elle promet un large accès des habitants des villes au téléphone automatique, ce qui doit montrer au monde entier l’ampleur du progrès technique sous le socialisme. Cependant, la demande dépasse de plusieurs fois l’offre disponible. Les téléphones sont attribués avant tout aux élites qui « par la nature de leurs fonctions doivent être joignables le jour et la nuit ». Les outils de communication hiérarchisent ainsi le territoire et la société soviétique : le téléphone est confiné essentiellement aux grandes villes, tandis que la poste peine à atteindre les campagnes. Lors de sa mise en œuvre, le projet soviétique des communications se révèle profondément inégalitaire.

Limites techniques des dispositifs mis en place
Même si la récupération par Staline de la plénitude du pouvoir à la fin des années 1920 s’accompagne de volontarisme politique dans la conception des réseaux, le premier plan quinquennal (1928-1932) correspond à une période où ingénieurs et économistes cherchent à orienter les projets des réseaux en fonction des flux réels d’échanges, travaillant sur la rentabilité des outils et des services de communication. C’est seulement à partir du deuxième plan (1933-1937) que les réseaux deviennent l’incarnation du pouvoir disciplinaire stalinien : les enjeux de contrôle et de gestion de l’économie l’emportent sur les tentatives de définir les tracés des réseaux à partir des flux d’échanges. L’Union soviétique se dote ainsi de réseaux radiaux de télécommunication qui arrivent systématiquement à la saturation et dont le manque de souplesse se fait gravement sentir pendant la Seconde Guerre mondiale quand la direction militaire souffre de l’absence de voies de contournement. Le pouvoir disciplinaire se heurte alors aux limites techniques des dispositifs qu’il a mis en place. À la fin de la guerre, des centraux téléphoniques automatiques et autres équipements de télécommunication sont démontés en Allemagne et amenés en URSS en guise de butin de guerre. Ils sont mis au service des administrations.

« Les outils de communication hiérarchisent le territoire et la société soviétique : le téléphone est confiné essentiellement aux grandes villes, tandis que la poste peine à atteindre les campagnes.»

Faute d’une production suffisante d’équipements de télécommunication, c’est la poste qui assure la présence du pouvoir central à la campagne. En 1931, la corvée postale est instaurée dans les kolkhozes. Elle exempte le commissariat des Postes et Télégraphes de la nécessité de rétribuer les facteurs en milieu rural. La maîtrise de l’espace passe par l’exploitation servile des kolkhoziens qui parcourent chacun à pied et rarement à cheval des dizaines de kilomètres par jour. Les réformes khrouchtchéviennes ne modifient que partiellement les dispositifs techniques du pouvoir disciplinaire. Le télégraphe perd sa fonction d’outil principal de gouvernement à distance sous l’effet de la concurrence du téléphone devenu davantage disponible grâce au butin de guerre, et les réseaux télégraphiques épousent un schéma maillé qui permet la réforme de la gestion économique et l’introduction des sovnarkhozes en 1957. L’exercice du pouvoir à distance s’appuie désormais plus sur le téléphone interurbain dont le schéma radial traduit les réminiscences du pouvoir disciplinaire. Les usages sociaux des outils de communication sont pensés comme un pendant des usages administratifs et économiques. Même si les études de rentabilité reprennent après la mort de Staline, elles concernent essentiellement le réseau postal qui reste le relais principal des sociabilités à distance.

« À partir du deuxième plan (1933-1937) les réseaux deviennent l’incarnation du pouvoir disciplinaire stalinien : les enjeux de contrôle et de gestion de l’économie l’emportent sur les tentatives de définir les tracés des réseaux à partir des flux d’échanges.»

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la société soviétique a un fonctionnement à deux échelles : urbaine et nationale. Le téléphone accessible à une poignée de privilégiés et aux habitants de certains appartements communautaires connectés aux réseaux avant la révolution autorise des sociabilités urbaines entre les représentants des mêmes catégories sociales. Cet outil traduit les hiérarchies sociales et contribue à leur préservation. Les inégalités restent un sujet tabou dans le discours public pour le régime qui a fondé sa légitimité sur l’idéal de la société égalitaire. Aussi le rôle stratificateur du téléphone n’est-il jamais remis en question. La poste, quant à elle, assure l’essentiel des sociabilités à distance aux rythmes qui dépendent des transports utilisés pour acheminer le courrier. L’alphabétisme devient donc une condition primordiale pour le maintien des relations sociales entre les individus séparés géographiquement. Même si le télégraphe arrive à pallier les situations d’urgence pour les communications à distance, la modernité soviétique reste épistolaire, fondée sur une maîtrise inégale de l’écrit et la réflexivité. l

Larissa Zakharova est historienne. Elle est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales.

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018