Les luttes des immigrés ont joué un rôle central dans les événements de 1968. Elles ont incité les intellectuels français à s’attaquer au racisme à l’intérieur du pays et à l’exploitation néocoloniale à l’étranger. Des analogies ont été établies avec les régimes de travail répressifs dans les colonies africaines de la France et avec l’Afrique du Sud de l’apartheid.
Dans une conjoncture caractérisée par la résurgence du fascisme et des guerres impérialistes meurtrières, l’impératif de construire une gauche communiste antiraciste et internationaliste apparaît plus urgent que jamais. L’un des mensonges les plus pernicieux émanant des porte-paroles des forces réactionnaires qui assaillent la société française est l’affirmation selon laquelle les efforts contemporains pour penser les héritages du colonialisme et la persistance du racisme en France ne sont rien d’autre que du « wokisme » importé de Grande-Bretagne et des États-Unis. Seul un profond analphabétisme historique peut conduire à la conclusion que les critiques du colonialisme et du racisme ne sont pas françaises. En effet, toute une génération de gauche et de communistes a vu sa conscience politique éveillée par le massacre du 17 octobre 1961 des manifestants algériens pro-FLN à Paris et par l’opposition à la guerre coloniale en Algérie.
Les luttes des travailleurs immigrés et mai 1968
L’historien britannique Daniel Gordon décrit comment la mémoire populaire persistante de 68, où des jeunes hommes séduisants et éloquents conduisent la jeunesse française sur les boulevards historiques du Paris de la rive gauche, a occulté le rôle central des luttes des travailleurs immigrés dans les événements de mai 1968. Gordon nous rappelle que « la plus grande omission dans les commémorations actuelles de 68 est qu’elles ont été menées au nom de la classe ouvrière ». Dans ce contexte, le problème de l’immigration était présenté comme le sort des travailleurs immigrés. Les militants et les intellectuels s’attachent à l’époque à montrer comment le racisme et l’exploitation économique se renforcent mutuellement pour faire de l’emploi de la main-d’œuvre immigrée une partie intégrante du capitalisme français.
« La lutte contre le racisme n’est pas simplement une “politique identitaire” sans rapport avec la lutte des classes, mais une composante essentielle de la lutte contre les formes contemporaines d’exploitation. »
En attirant l’attention sur le fait que la faculté de Nanterre était située à côté de l’un des plus grands bidonvilles de travailleurs immigrés en France, les historiens sociaux de mai 1968 ont cherché à placer les soulèvements étudiants et les luttes des immigrés dans le même cadre analytique. Cependant, les chercheurs n’ont pas encore tiré les conséquences théoriques de ce révisionnisme historique. Les débats des années 1960 et 1970 continuent d’être compris en matière de lutte entre l’humanisme et le structuralisme, ou de lectures influentes de Spinoza, Hegel ou Nietzsche. Ce qui manque à ces histoires intellectuelles, c’est la manière dont les événements survenus en dehors de la salle de séminaire ont façonné la théorisation de cette période. En particulier, les efforts considérables déployés par les intellectuels et les militants pour réviser les catégories marxistes à la lumière des luttes des travailleurs immigrés méritent une audience plus large que celle dont ils bénéficient actuellement.
Les divers mouvements des travailleurs immigrés – mobilisations des travailleurs semi-qualifiés, grèves des loyers dans les foyers d’immigrés, résistance aux politiques d’immigration du gouvernement et mobilisations de solidarité avec la Palestine – ont été parmi les luttes sociales les plus importantes et les plus visibles de la conjoncture post-1968 en France. Maude-Anne Bracke a affirmé que ces luttes ont annoncé, au cours des années 1970, « l’émergence de la subjectivité politique des travailleurs immigrés au-delà des frontières nationales ». La relation entre cette subjectivité émergente des travailleurs immigrés et les organisations traditionnelles de la classe ouvrière française était controversée. En effet, si les appels à l’union des travailleurs français et immigrés étaient fréquents à l’époque, la tendance inverse était de souligner la spécificité des revendications de la classe ouvrière immigrée et les formes particulières d’exploitation et d’abus dont elle faisait l’objet. Le slogan employé par les travailleurs d’origine africaine dans les usines Renault de Billancourt et de Flins reflète clairement cette tension : « Nous sommes tous soumis au même patron, mais l’exploitation n’est pas la même pour tout le monde. »
Comprendre les relations impérialistes persistantes de la France avec ses anciennes colonies en Afrique
Dans ce contexte, des intellectuels africains radicaux se sont affiliés à des organismes militants tels que le Centre de documentation et d’études sur les problèmes du tiers-monde (Cedetim) et le Groupe information Sahel. Au sein de ces groupes, ils ont cherché à comprendre et à documenter les relations impérialistes persistantes de la France avec ses anciennes colonies en Afrique, et à mobiliser les militants, tant en France qu’à l’étranger, capables de résister à l’exploitation néo-impériale. Ils n’ont pas été incités à le faire en raison de l’invasion de conceptions américaines dans la vie culturelle française, mais en tant que résultat direct de leur travail de terrain antérieur dans l’Afrique coloniale française.
« Le capitalisme tend à combiner les formes d’exploitation les plus archaïques et les plus modernes, ce qui conduit à des divisions structurelles persistantes au sein de la classe ouvrière. »
L’un des plus éminents de ces intellectuels militants, Claude Meillassoux, écrit : « À l’origine de mon engagement théorique, il y a sans doute la constatation que j’ai faite lors de l’une de mes premières missions de recherche en Afrique. Je suis allé dans une région, celle des Soninkés, où il y avait pas mal de travailleurs qui émigraient en France. Je me suis rendu compte que ces gens que je voyais vivre dans le village, je pouvais les retrouver en France dans les foyers de travailleurs immigrés. Je me suis demandé comment il se faisait que des gens pauvres, qui n’avaient pas beaucoup de ressources, pouvaient néanmoins devenir le moyen d’enrichissement d’une autre société, la nôtre. »
Pour théoriser cet état de fait, Claude Meillassoux s’est moins inspiré des théoriciens américains de la race que des écrits des intellectuels affiliés au Parti communiste sud-africain (SACP). Les marxistes sud-africains, avant leurs homologues européens, s’étaient longuement penchés sur l’analyse d’une économie industrielle avancée, qui reposait en grande partie sur un système élaboré de rotation de la main-d’œuvre immigrée. Un système dans lequel, en raison des bas salaires et des emplois précaires, les travailleurs noirs étaient périodiquement expulsés du secteur capitaliste de l’économie sud-africaine vers les zones rurales où une économie de subsistance pouvait répondre à leurs besoins de base.
« Les efforts considérables déployés par les intellectuels et les militants pour réviser les catégories marxistes à la lumière des luttes des travailleurs immigrés méritent une audience plus large que celle dont ils bénéficient actuellement. »
L’un des théoriciens marxistes sud-africains les plus éminents, Harold Wolpe, a soutenu que l’industrialisation de l’Afrique du Sud s’est faite sur la base d’une articulation des modes de production précapitalistes et capitalistes, et non pas sur la base d’une simple supplantation des premiers par les seconds. Selon lui, les conditions de l’industrialisation en Afrique du Sud, en particulier la demande du secteur minier pour une main-d’œuvre abondante et bon marché, signifiaient qu’il était dans l’intérêt des capitalistes que les modes de production précapitalistes soient maintenus et subordonnés à l’accumulation capitaliste, plutôt que d’être purement et simplement détruits.
Exploitation différentielle de la classe ouvrière migrante
Claude Meillassoux s’est inspiré des écrits de Wolpe sur l’Afrique du Sud de l’apartheid pour démontrer ce qu’il considère comme les paradoxes et l’instabilité du capitalisme de l’État providence en France. Dans Femmes, greniers et capitaux, (Seuil, 1975), il suggère que les « régimes ouvertement racistes, tels que l’Afrique du Sud et la Rhodésie » et les « pays européens » emploient des systèmes similaires de main-d’œuvre immigrée. Les travailleurs migrants, explique-t-il, constituent une « force de travail particulière » et sont soumis à un « mode d’exploitation particulier ». La main-d’œuvre immigrée se distingue par le fait que, contrairement aux travailleurs dont la force de travail est entièrement reproduite dans le secteur capitaliste, celle des immigrés n’y est que partiellement reproduite. Cette exploitation différentielle de la classe ouvrière migrante par rapport à la classe ouvrière indigène intégrée se reflète dans le type de salaire que chacun reçoit. Les salaires sont divisés, selon Claude Meillassoux, en salaires directs et indirects. Les salaires indirects sont liés à la reproduction de la force de travail et comprennent, entre autres, les allocations familiales, les indemnités de chômage, les indemnités de maladie et d’accident et les pensions. Les travailleurs migrants se voient refuser tout ou partie de ces salaires indirects parce qu’ils sont censés se maintenir et se reproduire entièrement ou partiellement en dehors du secteur capitaliste.
« Les politiques néocoloniales de la France conduisent à la création de “réserves” de main-d’œuvre bon marché dans les pays exportateurs de main-d’œuvre en Afrique subsaharienne, à l’instar des réserves africaines dans les sociétés d’Afrique australe. »
Claude Meillassoux s’est également appuyé sur Joseph Wolpe pour établir des parallèles entre les mécanismes utilisés pour refuser aux travailleurs migrants des salaires indirects en France et ceux employés en Afrique du Sud pour reproduire une main-d’œuvre noire bon marché. Premièrement, les idéologies du racisme et de la xénophobie, diffusées par « les partis politiques et les journaux fascistes », créent une atmosphère de racisme qui permet de classer les travailleurs étrangers comme étant a priori non qualifiés. Deuxièmement, les politiques néocoloniales de la France conduisent à la création de « réserves » de main-d’œuvre bon marché dans les pays exportateurs de main-d’œuvre en Afrique subsaharienne, à l’instar des réserves africaines dans les sociétés d’Afrique australe. Des mesures sont prises pour empêcher la mise en place de cultures de rente, l’émergence d’une économie de rente, la concentration du capital et, par extension, la formation de rapports de production capitalistes au sein des sociétés agricoles africaines. Ces mesures, explique Claude Meillassoux, servent à préserver un espace où la force de travail peut se reproduire, mais strictement au niveau de la subsistance. En d’autres termes, une économie dont les ressources sont suffisantes pour couvrir les besoins de reproduction des travailleurs et de leurs familles lorsque les premiers ne sont pas employés dans le secteur capitaliste, mais suffisamment appauvrie pour que les membres de ces communautés cherchent périodiquement un emploi dans les industries adjacentes. Claude Meillassoux observe que des réserves de main-d’œuvre similaires ont été développées dans les vallées du Sénégal et de la Falémé, qui exportent des dizaines de milliers de Maliens, de Sénégalais et de Mauritaniens vers la France.
Mise en place d’un système de rotation de la main-d’œuvre migrante
Enfin, Claude Meillassoux affirme qu’en France, des mécanismes juridiques semblables au système de laissez-passer sud-africain favorisent la rotation de la main-d’œuvre migrante. Au système de laissez-passer sud-africain répondent en France les différents permis (permis de séjour, permis de travail) qui rendent le travailleur migrant vulnérable aux aléas des contrôles policiers, administratifs et patronaux, et permettent de fixer plus facilement la durée de son séjour en fonction des besoins de l’économie. Claude Meillassoux faisait sans doute ici allusion aux décrets Marcellin-Fontanet. Il s’agit de mesures prises par le gouvernement Georges Pompidou/Jacques Chaban-Delmas en 1972 pour limiter l’immigration clandestine en France. La circulaire Marcellin était un décret de sécurité qui confiait à la police le contrôle des permis de travail et de séjour. Le décret Fontanet a instauré des règles plus strictes en matière de logement et de conditions d’emploi pour les résidents. Les années 1970 ont également été marquées par divers efforts du gouvernement français pour offrir une aide financière à l’immigration « de retour », qui ont culminé avec les lois Barre-Bonnet et Boulin-Stoléru de 1979.
« L’industrialisation de l’Afrique du Sud s’est faite sur la base d’une articulation des modes de production précapitalistes et capitalistes, et non pas sur la base d’une simple supplantation des premiers par les seconds. »
Les africanistes de l’époque ne sont pas les seuls à chercher à intégrer les luttes des travailleurs migrants dans leurs cadres théoriques. Dès le début des années 1970, Étienne Balibar attribue aux africanistes français l’idée qu’« il n’y a pas d’exploitation en général, mais seulement des formes déterminées d’exploitation ». Il a suivi les africanistes en soutenant que le capitalisme tend à combiner les formes d’exploitation les plus archaïques et les plus modernes, ce qui conduit à des divisions structurelles persistantes au sein de la classe ouvrière, plutôt qu’à son unification et à son homogénéisation progressive.
Cette tendance n’est nulle part plus évidente que dans le gonflement des rangs de l’industrie française par des ouvriers spécialisés, dont beaucoup sont des travailleurs immigrés, au cours des années 1970. Ellei ne fera que s’exacerber à la fin du XXe siècle, avec l’essor de la mondialisation et des techniques de production flexibles.
« Toute une génération de gauche et de communistes a vu sa conscience politique éveillée par le massacre du 17 octobre 1961 des manifestants algériens pro-FLN à Paris et par l’opposition à la guerre coloniale en Algérie. »
Remarquant cette transformation du système capitaliste mondial en 1988, Étienne Balibar écrit : « Que l’on partage ou non les vues d’auteurs comme Claude Meillassoux, qui soutient que l’Afrique du Sud de l’apartheid est un paradigme de la situation générale, on doit convenir que la multiplicité des stratégies et des modes d’exploitation coïncide, au moins en principe, avec les grandes divisions mondiales entre deux modes de reproduction de la force de travail. » Il emboîte alors le pas de Claude Meillassoux en suggérant que les deux principaux modes de reproduction de la force de travail sont, d’une part, la fourniture de « salaires indirects » et de prestations sociales aux travailleurs des pays développés et, d’autre part, la reproduction d’une fraction de la classe ouvrière, plus particulièrement des travailleurs migrants, dans des « modes de production non rémunérés ».
« Le racisme et l’exploitation économique se renforcent mutuellement pour faire de l’emploi de la main-d’œuvre immigrée une partie intégrante du capitalisme français.
L’unité de la classe ouvrière doit être établie politiquement
Quels sont les principes directeurs de la stratégie socialiste qui découlent de ces perspectives théoriques ? Selon ces théoriciens, la prolétarisation tend à combiner différentes formes d’exploitation, ce qui, à son tour, produit une classe ouvrière divisée en interne, plutôt que monolithique. L’unité de celle-ci ne peut donc pas être présupposée, mais doit être établie politiquement. Aucune fraction de la classe ouvrière contemporaine n’exprime la volonté « authentique » de la classe ouvrière en général, parce que les processus actuels de prolétarisation conduisent essentiellement à des intérêts contrastés et à des antagonismes au sein même de la classe ouvrière. Le parti devrait donc chercher à unifier ces luttes en démontrant comment les divisions au sein de la classe ouvrière, tant au niveau national qu’international, servent la reproduction de l’exploitation capitaliste. Il a été affirmé que seule l’unité de la classe ouvrière à travers les différents secteurs, origines et – plus crucial encore – frontières, peut défier efficacement l’exploitation capitaliste contemporaine sous toutes ses formes. En soutenant que la reproduction de la force de travail était le déterminant essentiel de la division contemporaine du travail en France, ces théoriciens ont tenté de faire évoluer la politique de la classe ouvrière au-delà de ses sentiers et ses tactiques habituels. En particulier, ils ont cherché à montrer que la lutte contre le racisme n’était pas simplement une « politique identitaire » sans rapport avec la lutte des classes, mais une composante essentielle de la lutte contre les formes contemporaines d’exploitation.
Efthimios Karayiannides est historien. Il est chargé de recherche à l'université de Cambridge.
Texte traduit par Lukas Tsiptsios.
Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024