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Dans son ouvrage Des communistes en situation coloniale (1920-1939) : l’Algérie lutte et espère (Ed. universitaires de Dijon, 2024), Éloïse Dreure revient sur la naissance de la fédération algérienne de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC), qui donna naissance au Parti communiste algérien en 1936, et sur ses difficultés à mêler les revendications sociales de classe et les aspirations nationales algériennes du fait des séparations imposées par le régime de l’indigénat et la culture coloniale.

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Dès 1920, le Parti communiste français nouvellement créé voit son influence s’étendre jusqu’à l’Algérie coloniale où des militants socialistes rejoignent massivement la IIIe Internationale à l’occasion du congrès de Tours de décembre 1920. Ils sont issus de la population européenne de la colonie et se voient alors contraints d’adopter la ligne résolument anticolonialiste de l’Internationale communiste, telle qu’elle est précisée dans la huitième de ses vingt et une conditions d’adhésion. C’est leur histoire, et celle de ceux qui leur succèdent, qu’il s’agit ici de restituer. À leur lutte pour l’indépendance de l’Algérie s’opposent leurs propres résistances mentales, nourries de l’idéologie coloniale et de leur position privilégiée au sein de la colonie. Aux barrières de classe se superpose celle de la « race ». Cependant, le recrutement de militants issus de la population colonisée est une volonté de l’Internationale communiste et participe de la politisation de cette population. Les communistes s’inscrivent ainsi dans ce qui constitue les prémices du mouvement de libération national et entrent en contact avec les nationalistes algériens. Mais l’Algérie est également une terre hostile. Le mouvement communiste y est fortement réprimé, plus encore qu’en métropole, en particulier pour les militants algériens, soumis au régime de l’indigénat.

« L’histoire du communisme croise celle du monde colonial et des sulbatern studies. Il s’agit d’une histoire sociale du politique qui s’intéresse aux militants et à leur vécu, comme communistes et anticolonialistes dans la société coloniale algérienne. »

Dans les années 1930, l’Algérie comme la métropole deviennent le lieu d’expérimentation du Front populaire, cette nouvelle ligne politique qui revendique l’antifascisme. La mise en sourdine de l’anti-impérialisme provoque le désarroi d’un certain nombre de militants.

Enfin, les premières fractures au sein du Front populaire, liées d’abord à la question de la guerre d’Espagne, puis le retour de la droite au pouvoir, atteignent le Parti communiste algérien, qui comme le Parti communiste français est interdit après la signature du pacte germano-soviétique.

Mais cette histoire est aussi une histoire connectée. Les militants communistes d’Algérie sont constamment en lien avec la direction du Parti communiste à Paris, et avec l’Internationale communiste, à Moscou. Les militants, comme les instructions ou le matériel de propagande circulent entre ces trois pôles.

Un parti communiste français ou algérien ?

Deux grandes parties organisent ce récit. Il s’agit d’abord de comprendre les contours de l’organisation communiste en Algérie coloniale, de 1920 à 1939, et de s’interroger sur la nature même du communisme dans ses dimensions particulières à la société coloniale. Mon ouvrage s’intéresse ainsi au parti communiste en lui-même, en observant d’abord les conditions de son émergence en Algérie. Il analyse ensuite la présence et l’évolution du parti communiste en Algérie, selon deux critères : celui des effectifs, puis celui de l’organisation en elle-même, de son évolution et de son implantation dans le territoire colonial, en s’interrogeant sur la façon dont les centres, Moscou et Paris, interviennent dans la mise en place de cette organisation.

« En Algérie, plus encore qu’en métropole, le mouvement communiste est fortement réprimé, en particulier pour les militants algériens, soumis au régime de l’indigénat. »

Ensuite est retracée l’action politique menée par le Parti communiste français en Algérie et un chapitre est consacré à l’étude du parcours et de la formation des dirigeants du parti en Algérie, de 1920 à 1939. Mais les émissaires méritent ainsi également qu’on leur prête attention pour ce qu’ils ont à dire sur les échanges, les transferts entre la colonie et la métropole, qui sont constitutifs du communisme en Algérie, sans oublier les difficultés à l’œuvre parfois liées à la traduction.

Enfin, et surtout, l’ouvrage questionne : peut-on parler d’un communisme français ou d’un communisme algérien, en Algérie coloniale, dans les années 1920 et 1930 ? La seconde partie du livre permet ainsi de revenir sur les logiques propres à une société coloniale. Nous pouvons nous demander, en effet, si le parti communiste en Algérie fut un lieu de franchissement de la fameuse « barrière coloniale », telle qu’elle avait été définie par l’historien René Gallissot. Le parti communiste a bien tenté d’« algérianiser » le parti, répondant ainsi aux injonctions de Moscou, et le positionnement clair de l’Internationale communiste vis-à-vis de la question algérienne a influé sur les pratiques des communistes dans la colonie. Ces pratiques, en rupture avec l’ordre colonial, ont mené à une répression sévère à l’encontre des militants de la colonie, répression encore plus intense que celle que connurent, à la même époque, les communistes de métropole. Les militants se sont organisés et se sont formés, autant individuellement que collectivement, pour faire face à ces épreuves qui participent à la construction de l’identité des communistes de métropole. Mais cette identité est également forgée par une culture commune, et les symboles, les références utilisées par les communistes en Algérie parlent de ce qu’est, alors, l’identité du parti communiste en Algérie et nous permet de déterminer s’il existe, ou non, ce que l’on pourrait qualifier de « communisme algérien », dans les années 1920 et 1930.

« Le recrutement de militants issus de la population colonisée est une volonté de l’Internationale communiste et participe de la politisation de cette population. »

Une historiographie renouvelée

Cet ouvrage propose ainsi une analyse renouvelée des rapports entre le mouvement communiste et le phénomène colonial. Aucune étude récente ne s’intéresse spécifiquement à l’expérience des militants communistes en Algérie même, dans la période de l’entre-deux-guerres qui est aussi celle des prémices du nationalisme algérien. Mon étude rompt ainsi avec le francocentrisme qui a caractérisé l’analyse des liens entre les communistes français et le fait colonial algérien. Pour cela, elle s’appuie sur de nouvelles sources, en particulier le fonds français des archives de l’Internationale communiste dont certaines ne sont accessibles qu’à Moscou, mais également sur un vaste corpus comprenant à la fois les archives de la répression, des fonds personnels et plusieurs titres de presse.

« Les pratiques des communistes, en rupture avec l’ordre colonial, ont mené à une répression sévère à l’encontre des militants de la colonie. »

L’approche adoptée est transnationale, globale et connectée. Elle insiste sur les multiples généalogies du phénomène communiste algérien qui s’affirment entre Paris, Moscou et Alger, les passages et les transferts. Les militants, les objets, les idées circulent, en effet, entre ces trois pôles qui s’inspirent mutuellement. Cette étude s’inscrit ainsi dans le renouveau de l’historiographie du communisme, qui multiplie désormais les jeux d’échelle, mais aussi, plus largement, dans celle des empires coloniaux. L’histoire du communisme croise ainsi celle du monde colonial et des sulbatern studies. C’est également une histoire sociale du politique, qui s’intéresse aux militants et à leur vécu, comme communistes et anticolonialistes dans la société coloniale algérienne. Ainsi, en étudiant un petit groupe de militants communistes dans l’Algérie coloniale des années 1920 et 1930, cet ouvrage cherche à contribuer à la compréhension des phénomènes de domination dans des espaces où ils n’apparaissent pas, pour tous, de façon évidente, comme les milieux révolutionnaires du début du XXe siècle, perméables, pourtant, aux phénomènes de domination liés à la situation coloniale.

*Éloïse Dreure  est docteure en histoire contemporaine de l’université de Bourgogne.

Cause commune n° 42 • janvier/février 2025