Le rapport des États aux migrations coïncide généralement avec des politiques de peuplement. La mondialisation capitaliste a accru les contradictions qui en découlent.
Dans les États impériaux prémodernes, les mouvements de population sont au cœur des politiques de gestion de la différence qui façonnent la gouvernance impériale. Ainsi, la prise de Constantinople en 1453 par Mehmed II est suivie de déplacements de populations chrétiennes issues d’autres régions de l’Empire ottoman pour repeupler la nouvelle capitale. Quant à l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 par Isabelle la Catholique, elle donne l’occasion à Bayezid II, successeur de Mehmed II, de mettre en valeur Salonique, une ville sous-peuplée depuis sa conquête en 1430, en accordant un certain nombre de privilèges aux sépharades.
Avant la première guerre mondiale
À partir du XVIIIe siècle, les Britanniques envoient leurs indésirables dans leurs colonies, d’abord en Amérique, puis en Australie, dans l’idée de régler du même coup la question sociale en interne tout en valorisant l’exploitation coloniale. Les colonies peuvent alors devenir une opportunité pour ceux qui n’ont aucun horizon sur les îles Britanniques, afin de connaître une ascension sociale par l’exploitation ou l’éviction des autochtones. Les États déplacent donc depuis fort longtemps. Quant aux mobilités individuelles avant la Première Guerre mondiale, elles font face à relativement peu de contraintes institutionnelles, a fortiori dans des systèmes impériaux globaux.
« La mondialisation capitaliste nourrit les nationalismes chauvins en érigeant des murs contre les migrants indésirables tout en facilitant par ailleurs la globalisation des capitaux par des accords de libre-échange. »
Toutefois, les États d’avant le XXe siècle n’ont pas forcément une politique migratoire stable, avec volonté d’identification, d’intégration, d’exclusion ou d’assimilation. Ils mettent finalement assez peu de barrières aux frontières, qui restent perméables et rendent possibles des mobilités qui se font au gré des guerres, des facteurs économiques, des intérêts familiaux et commerciaux, ou autres. Certes, la Révolution française instaure déjà le principe de la souveraineté nationale et inaugure l’ère de l’État-nation, marquant un clivage entre ce qui est national et étranger. Pour lutter contre les émigrés (aristocrates) au moment des guerres, les révolutionnaires imposent le passeport pour l’extérieur, puis pour l’intérieur en 1792. Mais ce n’est pas pour autant que les mécanismes de contrôle strict en sont établis pour de bon. Pour preuve, le passeport tombe en désuétude en 1860.
S’il y a eu des politiques migratoires de la part des États avant la Première Guerre mondiale, elles étaient toutefois inégales, souvent peu cohérentes et surtout faites de dispositifs de contrôle peu performants.
Ce n’est qu’avec la Première Guerre mondiale que s’opère un véritable tournant dans les politiques migratoires des États modernes. En effet, les industries nationales ayant un grand besoin de main-d’œuvre, les États mettent en place des accords internationaux pour en fournir, comme entre la France et l’Espagne ou le Portugal. Souvent ce sont des accords inégaux, par exemple avec le gouvernement chinois : les trois cents Chinois qui travaillent à Creil pendant la Grande Guerre touchent 0,25 F par jour contre 20 F par jour pour leurs collègues français. Tous les travailleurs immigrés n’ont pas la même valeur aux yeux de l’État français. Durant la guerre, les services du ministère du Travail établissent des classements fondés sur des stéréotypes ethnoraciaux qui persistent ensuite sur le temps long. On peut ainsi lire que les Italiens seraient une « très bonne main-d’œuvre, docile, régulière », tout comme les Espagnols, même si ces derniers auraient des « tendances nomades », tandis que les Grecs seraient « dociles, intelligents, spécialistes », mais « peu aptes aux travaux de force » contrairement aux Portugais. Quant aux Chinois du Sud, ils seraient « robustes et dociles », alors que ceux du Nord seraient « médiocres » et « peu disciplinés ».
Dans le même temps, tous ces travailleurs étrangers – bien qu’indispensables – sont politiquement suspects pour les pouvoirs militaires. C’est pourquoi les gouvernements européens mettent en place presque simultanément des institutions et des instruments de suivi et de contrôle des étrangers, qui se pérenniseront après la guerre. La France crée une carte de séjour et de circulation pour les étrangers en avril 1917 et tous les pays rétablissent progressivement le passeport.
« Aux États-Unis, après la Première Guerre mondiale, il ne s’agit pas de stopper l’immigration, mais de faire le tri en fonction de critères racialistes, afin de prôner une immigration nord-européenne pour garantir l’équilibre démographique blanc protestant. »
La Première Guerre mondiale rend donc visibles des contradictions structurelles et diachroniques de la mondialisation capitaliste : l’accélération de celle-ci intensifie les flux et les migrations, mais dans le même temps l’étranger devient suspect pour les nationalistes souhaitant une homogénéisation interne du territoire, alors même que les États-nations participent à la construction de cette mondialisation capitaliste par la création d’institutions internationales. Surgit alors l’opposition factice entre la sûreté ou la souveraineté de l’État-nation et les conséquences de la mondialisation, alors même que les deux sont toujours plus interdépendants.
L’échange de populations gréco-turc en 1923, le traité de Lausanne
Dans le même temps, la fin de la Grande Guerre et la création de nouveaux États entraînent de grands mouvements de population. La logique libérale qui régit la création de la Société des Nations pousse également à l’internationalisation de la gestion des flux et des réfugiés. C’est le cas notamment pour l’échange obligatoire de populations entre la Grèce et la Turquie, impulsé par le Haut-Commissaire aux réfugiés Fridtjof Nansen avec les acteurs des pays respectifs (Venizélos et Inönü) à la conférence de Lausanne en 1923. 1,2 million de Grecs-orthodoxes de Turquie sont alors chassés de chez eux. Réciproquement, 400 000 musulmans doivent quitter la Grèce pour s'installer de force en Turquie. Charles Howland à la tête de l’Office autonome pour l’établissement des réfugiés grecs de la SDN, écrit en 1925 : « Que l’on suppose la France avec ses 40 millions d’habitants, ayant à remplir une tâche pareille envers environ 12 millions de réfugiés s’abattant brusquement sur elle et l’on se rendra compte de l’effort prodigieux que la petite Grèce a dû fournir. » Un traumatisme humanitaire, mais qui est perçu comme un grand succès diplomatique.
Cet échange donne l’opportunité à des investisseurs privés étrangers d’intégrer le processus de déplacement et de relogement des réfugiés. Ainsi, la Banque d’Angleterre, suivie par d’autres banques privées, émet très vite des prêts à fort taux d’intérêt pour financer ce relogement. De plus, après son entrée dans la Grande Guerre, le corps diplomatique états-unien en Grèce, prévoyant de grands mouvements de population, met en avant des entreprises américaines de construction et de drainage comme la New York Foundation Company, avec l’aide de banques comme la Speyer & Co, pour obtenir de grands travaux d’assèchement des marais de Macédoine centrale et en faire des terres cultivables pour les réfugiés durant la décennie suivante. Selon le New York Times en 1925, il s’agit « du plus grand contrat industriel signé par une entreprise américaine avec un pays du Proche-Orient ». Cela rend perceptible l’intrication des intérêts privés à un immense échange obligatoire de populations, qui était alors présenté comme l’unique moyen diplomatique de résolution durable du conflit gréco-turc.
L’échange de populations gréco-turc devient ensuite une success story pour la gouvernance libérale internationale. Elle serait une solution pour résoudre la difficile question minoritaire qui tracasse les juristes de l’époque, afin de pacifier la Méditerranée orientale qui se doit d’être stable pour les intérêts impérialistes. Malgré les milliers de morts, le traumatisme du déracinement et les conditions souvent inhumaines d’accueil, le traité de Lausanne devient un modèle à suivre pour les questions de partition territoriale. Le transfert de population apparaît comme une solution de gouvernance et de paix. La commission britannique Peel se fonde ainsi sur l’échange obligatoire gréco-turc pour tenter de régler la question palestinienne en 1937. Si le projet capote finalement, c’est tout de même cette logique qui prévaut une décennie plus tard, d’abord pour les Allemands d’Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale, puis pour établir la partition Inde-Pakistan en 1947, avec près de 15 millions de déplacés et un million de morts.
« Là où cohabitait une grande diversité de populations, des politiques étatiques dites de “colonisation interne” sont mises en place pour faire correspondre la démographie avec un idéal d’homogénéisation nationale fondé sur une ethnie, une langue ou une religion. »
Grâce aux renforcements des institutions internationales et aux connexions transnationales de politiciens, de diplomates, d’administrateurs coloniaux et d’acteurs privés, le déplacement des populations à grande échelle est donc devenu l’une des solutions pour la gouvernance mondiale libérale d’après la Première Guerre mondiale. Pourtant, même si cela paraît contre-intuitif, ces déplacements massifs vont de pair avec un renforcement des dispositifs de contrôle des frontières et une structuration politique plus importante des comportements xénophobes.
Aux États-Unis la première loi d’immigration en 1921 instaure un système de quotas
Aux États-Unis dans les années 1920, la maladie du communisme est associée aux immigrés, notamment d’Europe de l’Est. La peur du péril rouge après la révolution d’Octobre et les grandes grèves de 1919 amène le gouvernement Harding à instaurer un système de quotas avec la première loi d’immigration en 1921, L'Emergency Quota Act, suivi par la loi Johnson-Reed en 1924. À cette période, le Ku Klux Klan (KKK) compte au moins 3 millions de membres, ce qui en fait un puissant lobby suprémaciste qui instille ses idées racistes, antisémites, anticommunistes, italophobes, anticatholiques auprès des gouvernements conservateurs. à partir des années 1920 et pour la première fois, les États-Unis, cette ancienne colonie de peuplement, bâtie sur l’immigration et sur la conquête/colonisation de l’Ouest, limite l’immigration par un système de quotas par nationalités : dans un premier temps pas plus de 3 % par an de nouveaux immigrés, par rapport au nombre de résidents de ce pays vivant aux États-Unis, se fondant sur le recensement de 1910. Ensuite, 2 % avec la loi de 1924. Les effets sont immédiats : le nombre de migrants aux États-Unis est passé de 805 228 en 1920 à 309 556 en 1921. Ces quotas resteront en vigueur jusqu’en 1965.
Colonies de peuplement et de plantation
Les migrations ont pourtant fait les États-Unis. Leur mythe fondateur, celui du Mayflower et des Pères pèlerins est une histoire d’immigrés et d’exilés. Leur besoin toujours plus constant de nouveaux colons afin de remplacer les autochtones et achever la conquête de l’Ouest en ferait même un idéal-type de la colonie de peuplement. Celle-ci nécessitant une idéologie pour justifier son programme d’éradication des anciens habitants (niés en tant que tels), afin d’y établir de nouveaux, elle fait oublier aux colons qu’ils sont eux-mêmes des migrants. C’est là d’ailleurs une différence fondamentale entre la colonie de peuplement et et la colonie de plantation : le settler colonialism (ou de peuplement) veille à ce que les autochtones soient dispensables, remplacés par une autre population qui corresponde aux critères (raciaux, ethniques, linguistiques, religieux) prônés par l’État ; dans la colonie de plantation, l’autochtone (ou l’esclave à défaut en Amérique) est indispensable pour être exploité dans le cadre d’un capitalisme racial ou racialiste, établissant des hiérarchies dans l’organisation de la production fondées sur la race. Si le cas australien correspond historiquement au premier type et l’Afrique du Sud au second, les États-Unis ont su combiner les deux.
« Le déplacement des populations à grande échelle est devenu l’une des solutions pour la gouvernance mondiale libérale d’après la Première Guerre mondiale. »
Une des formes de cette idéologie coloniale de peuplement est le nativisme que prône le KKK : après avoir remplacé les autochtones, les Blancs protestants anglo-saxons (WASP) sont devenus les véritables indigènes de cette terre. Quand les conditions économiques ne garantissent plus forcément le plein-emploi, l’accès à de nouvelles terres, et que l’expansion capitaliste se retrouve contrainte, alors l’arsenal idéologique raciste et nativiste peut se retourner contre les migrants. Mais là encore, il ne s’agit pas pour les États-Unis d’après la Première Guerre mondiale de stopper l’immigration, mais de faire le tri en fonction de critères racialistes, afin de prôner une immigration nord-européenne correspondant aux critères voulus par le KKK pour garantir l’équilibre démographique blanc protestant, et non plus une immigration italienne, juive, grecque, russo-ukrainienne, polonaise, chinoise, etc. Ainsi, en 1924 seuls 4 000 Italiens sont acceptés aux États-Unis, contre 57 000 Allemands.
Logiques de peuplement ou « d’ingénierie démographique »
Loin d’être limitée à la situation coloniale, cette angoisse démographique peut être retrouvée dans les États-
nations européens. Là aussi l’État fait venir ou fait partir selon des logiques de peuplement ou « d’ingénierie démographique ». Dans un grand nombre de cas d’ex-territoires impériaux russe, ottoman ou habsbourgeois d’Europe orientale ou centrale, là où cohabitait une grande diversité de populations, des politiques étatiques dites de « colonisation interne » sont mises en place pour faire correspondre la démographie avec un idéal d’homogénéisation nationale fondé sur une ethnie, une langue ou une religion. Ainsi, l’échange de populations gréco-turc de 1923, fondé sur un critère religieux, est vu comme un mécanisme de pacification car il homogénéise deux États-nations, là où prédominaient auparavant des populations disparates, sur des territoires où les prétentions irrédentistes étaient multiples. L’arrivée d’1,2 million de Grecs orthodoxes de Turquie fait de la Grèce un État-nation quasiment exclusivement grec orthodoxe. Seuls les musulmans de Thrace sont reconnus internationalement comme une minorité (malgré la présence en Grèce de juifs, de chrétiens slavophones, d’Albanais musulmans, de Valaques, etc.).
La majorité des réfugiés venus de Turquie est installée soit dans les grandes agglomérations, soit dans les plaines agricoles de Macédoine centrale vidées des populations musulmanes. Le gouvernorat général de Macédoine institue alors une direction à la colonisation qui participe à cette installation d’un demi-million de réfugiés dans ces zones rurales, de concert avec l’Office autonome pour l’établissement des réfugiés grecs de la SDN. La logique qui régit leur installation est avant tout productiviste : l’enjeu vital pour un pays exsangue après une décennie de guerre est de relancer la production agricole. Mais dans le même temps cette logique est couplée avec les priorités idéologiques des gouvernements libéraux nationalistes : helléniser la Macédoine par le biais des réfugiés pour empêcher toute revendication extérieure (principalement bulgare) sur ce territoire. Les populations « autochtones » chrétiennes orthodoxes (non échangées) de la Macédoine grecque étant majoritairement slavophones, leur allégeance se voit contestée par les gouvernements car ils sont perçus comme potentiellement pro-Bulgares. Y établir des populations réfugiées supposément fidèles au pouvoir est donc un moyen de consolider la souveraineté grecque sur cette région.
De manière similaire à un contexte de colonie de peuplement, ce sont les autochtones qui subissent majoritairement la répression étatique, quand les nouveaux arrivants obtiennent bien plus souvent le soutien des appareils d’État. Toutefois, cette configuration diffère en fonction des situations : dans le sud de la Grèce où nul impératif national de repeuplement n’est à l’œuvre, les réfugiés précarisés sont discriminés tant par les locaux que par l’État. À Athènes ou dans le Péloponnèse, ils sont généralement perçus comme étant un fardeau économique, des étrangers (décriés comme des « semences de Turcs ») responsables de la hausse de la criminalité et de potentiels agents du communisme.
Les contradictions inhérentes de la mondialisation capitaliste dans les politiques migratoires
L’attitude des États au XXe siècle envers les migrants varie donc en fonction des conjonctures économiques ou des enjeux idéologiques. S’il faut moderniser et nationaliser la Macédoine grecque de l’entre-deux-guerres grâce aux réfugiés, en revanche ailleurs dans le pays ils sont considérés comme inutiles, voire potentiellement nuisibles. Si durant la Grande Guerre et pendant les Trente Glorieuses une main-d’œuvre immigrée est nécessaire, quand règne le chômage de masse après la crise de 1929 ou quand l’Europe se désindustrialise à partir des années 1980, elle devient alors indésirable, voire la cause de tous les maux. De manière cyclique, quand l’immigration n’est plus une solution aux besoins de main-d’œuvre, elle devient un problème politique. Alors surgissent diachroniquement les questionnements sur l’intégration, l’assimilation, les possibilités de coexistence entre cultures, religions, couleurs de peau, etc. Pourtant, malgré ses politiques coloniales d’exclusion des indigènes, la République française a su intégrer des millions d’étrangers perçus comme indésirables à une certaine époque. Certes, les raisons étaient alors avant tout militaires (l’égalité devant « l’impôt du sang »), mais les Belges auparavant traqués et ramenés à la frontière par les mineurs lensois en septembre 1892 ou bien les descendants des Italiens d’Aigues-Mortes sont devenus indiscutablement français depuis.
Les contradictions inhérentes de la mondialisation capitaliste dans les politiques migratoires sont perceptibles aujourd’hui dans les différents rapports aux frontières (ou « frontiérités ») qui existent en fonction des individus, des nationalités, des classes sociales… Alors qu’un continent entier a connu un abaissement inédit des frontières internes de l’espace Schengen, à l’extérieur ses dispositifs antimigrants sont eux plus violents que jamais et forment désormais une Europe qui se veut « forteresse ». La dialectique entre l’abaissement des barrières pour certains et le renforcement pour d'autres est plus présente que jamais et représente assez magistralement les contradictions profondes de la mondialisation capitaliste, qui nourrit finalement les nationalismes chauvins en érigeant des murs contre les migrants indésirables tout en facilitant par ailleurs la globalisation des capitaux par des accords de libre-échange.
Lukas Tsiptsios est agrégé d’histoire.
Cause commune n° 40 • septembre/octobre 2024