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Comment le mouvement communiste a réussi à organiser et à susciter un intérêt pour un pays socialiste en subvertissant la diplomatie officielle.

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Alors que le 50e anniversaire du traité de l’Élysée, signé le 22 janvier 1963 par le président français Charles de Gaulle et le chancelier de la République fédérale d’Allemagne (RFA) Konrad Adenauer, fut célébré en grande pompe, les relations entre la France et la République démocratique allemande (RDA), sortent seulement d’un relatif oubli. Intégrée économiquement, politiquement et militairement au bloc de l’Est, la RDA n’a été reconnue par le gouvernement français qu’en 1973. En effet, selon la doctrine Hallstein formulée en 1955, la RFA revendiquait la représentation unique du peuple allemand au niveau international, menaçant de rompre ses relations diplomatiques avec tout pays qui reconnaîtrait aussi la RDA. Néanmoins, cette absence de reconnaissance officielle du régime est-allemand fut compensée par une diplomatie parallèle active de l’Allemagne de l’Est en France. En 1958, à l’initiative du Parti communiste français, l’association des Échanges franco-­allemands (EFA), partie intégrante du conglomérat communiste, défini par l’historienne Axelle Brodiez-Dolino comme l’ensemble des organisations rattachées au PCF qui en représentait le noyau.

« À la fin des années 1970, l’image de la RDA en France pâtit de l’absence de démocratie en Allemagne de l’Est et de la répression de voix critiques. »

Les EFA occupèrent une place originale du fait de leur création plus tardive par rapport aux autres organisations, fondées après la Libération, et de l’histoire douloureuse des relations franco-allemandes. Cette organisation connut un grand succès dans les années 1960 et 1970, et elle devint, sous le nom d’Association France-RDA à partir de 1973, la plus importante association « d’amitié » avec la RDA en Europe de l’Ouest. Son histoire est intéressante car elle permet de nous interroger sur la manière dont le mouvement communiste a réussi à organiser et susciter un intérêt pour un pays socialiste en subvertissant la diplomatie officielle. Grâce à son implantation locale, elle travailla également les institutions et certains secteurs de la société française, en particulier les milieux enseignants, laissant des traces de ses activités jusqu’à nos jours.

Une association du conglomérat communiste (1958-1963)
Les statuts de l'association des échanges franco-allemands furent déposés le 21 avril 1958 à Paris. Bien qu’affichant comme sous-titre « Association française pour les échanges culturels avec l’Allemagne d’aujourd’hui », les EFA étaient une association dite « d’amitié entre les peuples » avec la RDA sur le modèle de l’association France-URSS. Son objectif était d’élargir la base des soutiens à la RDA au-delà des militants communistes afin d’arriver à faire reconnaître cet État, nommé alors la « zone » ou la « République de Pankow » par la diplomatie française. En 1958 le régime est-allemand, prenait acte de la séparation entre les deux républiques allemandes et chercha à se faire reconnaître au niveau international.

« Aujourd’hui, une dizaine de comités locaux continuent à faire vivre des jumelages hérités des anciennes relations, riches mais complexes et asymétriques, entre la France et ce “pays disparu” qu’est la RDA. »

Des cadres du PCF contrôlaient le fonctionnement de l’association en s’attribuant les secrétariats des comités, tant au niveau local qu’au niveau national, lequel était tenu jusqu’en 1976 par Roland Lenoir, puis par Gabriel Duc de 1976 à 1987 et enfin par François Rivière jusque dans les années 1990. En parallèle, des personnalités non communistes étaient mises en avant dans les instances plus symboliques telles que le comité national et la présidence, occupée à sa création par le mathématicien, candidat de la gauche non communiste à l’élection présidentielle de 1958, Albert Châtelet, avant de devenir collégiale à son décès en 1960. La liaison avec la section politique extérieure du PCF se faisait par l’entremise de Jacques Denis, membre de la présidence collégiale de l’association de 1960 aux années 2000.

« Malgré l’échange d’ambassadeurs entre les deux capitales, l’Association France-RDA restait un intermédiaire incontournable dans les relations franco-est-allemandes, en particulier sur le plan culturel et universitaire. »

Dès 1959, des municipalités françaises administrées par le PCF se jumelèrent avec des villes est-allemandes, sous l’égide de la Fédération mondiale des villes jumelées (FMVJ). Dans un contexte de concurrence entre les deux Allemagnes, les EFA soutenaient logistiquement ces jumelages. Lorsque les municipalités françaises y étaient opposées, des « comités d’amitié » officieux étaient crées par les EFA, par exemple le comité d’amitié Strasbourg-Dresde. Les EFA organisèrent aussi deux colloques internationaux à Bruxelles en 1961 et à Paris en 1963, notamment pour apporter des réponses au « problème allemand » à la suite de la construction du mur de Berlin. Parallèlement, l’association promut un tourisme politique auprès de parlementaires français de différentes sensibilités politiques, dont certains gaullistes peu convaincus par le rapprochement entre la France et l’Allemagne fédérale. Bien entendu, ces délégations suscitèrent de vives désapprobations de la part de Bonn et de son ambassadeur à Paris, en particulier lorsque le président du groupe gaulliste à l’Assemblée nationale, le député de Belfort, Raymond Schmit­tlein, y prenait part. En décembre 1963, les EFA organisèrent leur premier congrès national à Paris, revendiquant environ 4 000 adhérents présents dans 19 départements.

Rendre visible « l’autre Allemagne » en France (1963-1970)
Dans les cinq années qui suivirent le premier congrès, la situation internationale évolua progressivement vers un début de détente dans les relations Est-Ouest. Le général de Gaulle initia une politique d’ouverture vers les pays socialistes, et l’arrivée de Willy Brandt au ministère des Affaires étrangères ouest-allemand fin 1966 permit un premier dégel des relations inter­allemandes. Durant cette période, les EFA organisèrent de multiples délégations thématiques en RDA pour des groupes socio-professionnels spécifiques : enseignants, agriculteurs, sportifs, etc.
La jeunesse faisait également l’objet de beaucoup d’attention de la part de l’association, celle-ci étant également convoitée par l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), créée en 1963 par le traité de l’Élysée. Des colonies de vacances ainsi que des séjours « Loisir-Travail » pour adolescents et jeunes adultes. Les comités locaux des EFA organisèrent des débats sur la RDA, dont le but était de rendre visible et de témoigner, de l’existence d’un pays à la légitimité contestée.
Dans une société française où la mémoire de la Seconde Guerre mondiale était encore très présente, la propagande pacifiste et antifasciste de l’Allemagne de l’Est rencontra un certain écho, en particulier chez les anciens résistants. De plus, la percée régionale de l’extrême droite aux élections de 1967 et 1968 et la découverte du passé nazi de dirigeants politiques ouest-allemands, (Konrad Adenauer, Heinrich Lübke, et le chancelier Kurt Kiesinger) confortaient la propagande du régime est-allemand, selon laquelle la RFA n’avait pas rompu avec l'idéologie nazie. Comme le souligne l’historien Christian Wenkel, la partition allemande entre la RDA et la RFA réactualisait d’une certaine manière la théorie des « deux Allemagnes » développée après la guerre franco-allemande de 1870/1871, distinguant une « bonne » Allemagne, progressiste et humaniste, d’une « mauvaise » Allemagne, réactionnaire et belliqueuse.

« Les services qu’elle pouvait rendre comme l’organisation de séjours d’études, l’importation de livres et de documentations, participèrent grandement à son succès parmi les enseignants et les étudiants d’allemand. »

Un groupe parlementaire non officiel des Échanges franco-allemands fut créé à l’Assemblée nationale en juin 1967, regroupant des députés de différents partis. Lors de son troisième congrès national, en mars 1968, l’association, qui revendiquait plus de 10 000 adhérents, était maintenant bien implantée dans les départements où le mouvement ouvrier était fort. Pour de nombreux militants de gauche, la RDA représentait un modèle possible d’une société socialiste industrialisée, un autre « miracle économique allemand », culturellement et géographiquement plus proche de la France que les autres pays socialistes. Toutefois, l’écrasement du Printemps de Prague par les troupes du pacte de Varsovie, le 20 août 1968, auquel la RDA apporta son soutien, écorna durablement l’image pacifiste du régime est-allemand parmi ses soutiens. Des membres du comité national ainsi que des responsables locaux démissionnèrent en guise de protestation, et la présidence des EFA se désolidarisa de cette intervention militaire.

La reconnaissance de la RDA : entre euphorie et désillusion (1970-1978)
Lors du quatrième congrès national en avril 1970 à Lille, qui s’ouvrit au début de l’Ostpolitik du chancelier Willy Brandt, la reconnaissance de la RDA devint officiellement l’objectif principal des EFA. Entre 1970 et 1972, l’association lança une grande pétition nationale pour la reconnaissance de la RDA qui récolta environ 250 000 signatures en deux ans. Davantage de femmes prirent des responsabilités dans les comités locaux et départementaux, même si leur représentation dans les instances nationales resta marginale.
Les universités devinrent des lieux privilégiés pour les activités des EFA, L’association proposait des bourses d’études et de recherches, financées par la RDA. Inversement, l’association accueillait les lecteurs est-allemands dans les universités françaises, qui commencèrent à venir en France au début des années 1970. L’association permettait ainsi de faire le lien entre la RDA et les établissements de l’enseignement secondaire et supérieur. Les services qu’elle pouvait rendre comme l’organisation de séjours d’études, l’importation de livres et de documentations, participèrent grandement à son succès parmi les enseignants et les étudiants d’allemand.
Après la reconnaissance de la RDA par le gouvernement français, le 9 février 1973, les membres de l’association se réunirent lors d’un congrès national exceptionnel à Montreuil, en mai 1973. La décision fut prise de prendre le nom d’Association France-RDA, normalisant son rôle d’association « d’amitié » officielle avec la RDA. Selon Louis Périllier, son président-délégué de 1970 à 1981, il s’agissait de passer de la « reconnaissance à la connaissance » de la RDA en France. Malgré l’échange d’ambassadeurs entre les deux capitales, France-RDA restait un intermédiaire incontournable dans les relations franco-est-allemandes, en particulier sur le plan culturel et universitaire.
Lors du septième congrès national en 1975, au sommet de la détente entre les blocs, symbolisé par la signature de l’Acte final de la conférence d’Helsinki, France-RDA reçut dans une ambiance triomphale la « Grande Étoile de l’amitié entre les peuples » de la part d’une délégation du parti dirigeant est-allemand, le Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (SED).
Lors du huitième congrès national en 1978, des délégués exprimèrent ouvertement leur déception vis-à-vis de leurs partenaires est-allemands. Certains adhérents reprochaient aux Allemands de l’Est de ne pas se déplacer assez souvent dans leur ville jumelée, voire de n’être jamais venus. D’autres témoignaient de la forte asymétrie des échanges entre les deux pays. Pour répondre à ces critiques, la RDA envoya des « caravanes de l’amitié » composées d’artistes et de personnalités officielles triés sur le volet, sans toutefois satisfaire pleinement les attentes d’échanges directs et de réciprocité du côté français.

Du décrochage militant à la « refondation » (1978-1991)
À la fin des années 1970, les responsables de l’association constatèrent la baisse du nombre d’adhérents et le vieillissement de ses membres. L’image de la RDA en France commençait à pâtir de l’absence de démocratie en Allemagne de l’Est et de la répression de voix critiques, comme celles du chansonnier Wolf Biermann, déchu de sa citoyenneté en 1976, ou de l’économiste Rudolf Bahro, condamné à une lourde peine de prison en 1978. De plus, une convention consulaire et des accords culturels furent signés entre les deux pays en 1980, amoindrissant ainsi la dimension militante de l’association dont les principaux objectifs politiques avaient été menés à bien. Ces accords débouchèrent sur l’ouverture d’un centre culturel de la RDA à Paris en décembre 1983 – le seul dans un pays d’Europe de l’Ouest –, et d’un centre culturel français à Berlin-Est en janvier 1984.
Lors des congrès nationaux de 1981 et 1984, les délégués continuèrent de déplorer la baisse du nombre d’adhérents et le peu de renouvellement générationnel. Toutefois, France-RDA continuait à proposer des séjours en RDA, prisés par un public universitaire et scolaire, malgré la diminution du nombre de bourses en raison des difficultés de l’économie est-allemande. Lors de son dernier congrès national avant la chute du mur, en 1987, l’association revendiquait encore le chiffre de 14 222 adhérents, témoignant de la stabilité d’un public, certes vieillissant, mais fidèle.
En janvier 1988, le secrétaire général du SED et président du conseil d’État de la RDA, Erich Honecker, fit sa première visite d’État en France. À cette occasion, Georges Castellan, président-délégué de l’association depuis 1981, participa à une réunion avec les deux chefs d’État, ultime consécration pour France-RDA. Un congrès national était prévu en 1990 dans le département des Ardennes mais la chute du mur de Berlin prit de court les membres de l’association. La présidence envoya une circulaire fin novembre 1989 afin que les comités décident de la poursuite de leurs activités. De nombreux adhérents de longue date quittèrent l’association, parmi lesquels Georges Castellan. Un congrès national fut convoqué en mars 1991 à Ivry-sur-Seine pour une « refondation » de l’association. La réunification allemande posa aussi la question de la viabilité économique de l’association qui perdit les ressources financières et matérielles offertes par le régime est-allemand. Néanmoins, la grande majorité des délégués prirent la décision de ne pas dissoudre l’association et de reprendre l’ancien nom d’association des Échanges franco-allemands. Jusqu’à aujourd’hui, une dizaine de comités locaux toujours affiliés aux EFA continuent à faire vivre des jumelages hérités des anciennes relations, riches mais complexes et asymétriques, entre la France et ce « pays disparu » qu’est la RDA, ainsi qualifiée par l’historien Nicolas Offenstadt.

Franck Schmidt est historien. Il est doctorant en histoire contemporaine à l’EHESS et à l’université de Heidelberg (Allemagne).

Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024