Par

L’amour

Le jour pleure… Il bruine sur l’herbe
Les gars et les filles s’en vont nouer les gerbes
Ils ne reviendront pas

L’herbe est verte les yeux sont bleus
les yeux sont comme des touffes de violettes
Les gars et les filles se tiennent par la taille
Le bleu des violettes leur monte à la tête

Par l’amour et la faux vivre nous est si dur
Tranchante est la faux qui blesse l’amour
Les yeux n’auront plus autant de beauté
quand l’angélus tintera sur les cours

Mais l’heure viendra
viendra l’heure du bonheur pour les bleuets
qui se fanent dans le soir
Un petit enfant lève la tête de son oreiller
la mère est captive dans le miroir

Cela craque de douleur et de beauté
de douleur la beauté fleurit
Le ciel est parsemé d’étoiles
les nuages roses retournent paître
dans les prairies

Le soir pleure… Il bruine sur l’herbe
les gars et les filles sont partis s’embrasser
parmi les gerbes
Au matin les enfants leur ouvriront les grilles
Reviendront-ils les gars et les filles
Ils ne reviendront pas

Le Pont, traduit par François Kérel en collaboration avec l’auteur,
dans Prague aux doigts de pluie, les Éditeurs français réunis, 1960, préfacé par Philippe Soupault.

 

Vítezslav Nezval est né le 26 mai 1900, à Biskoupky, en Moravie. Son père était l’instituteur de l’école du village. à trois ans, il déménage à Samikovice où son père est nommé. C’est là qu’il passera sa jeunesse. Et c’est là que se formera sa sensibilité. Il pourra puiser toute sa vie à la source claire des images de cette enfance heureuse. L’univers émerveillé de l’enfance est aussi celui d’un monde concret et humble pour lequel il gardera toujours une profonde tendresse.
À Brno, où il fait ses études, il se plonge dans la poésie, tchèque mais aussi française. Sa poésie donnera toujours la priorité aux sensations concrètes et aux associations d’images qui permettent de les restituer. Mais il ne va pas tarder à élargir son univers et à entrer de plain-pied dans la modernité. La guerre introduit un nouveau monde d’images, de machines, de zeppelins, d’avions et de canons. Et dans la fournaise générale, son horizon devient celui du monde.
En avril 1920, il découvre la poésie française contemporaine, notamment Zone d’Apollinaire. Il y a entre Nezval et Apollinaire un fort lien de parenté, ce mélange détonant de nostalgie et d’esprit nouveau, de curiosité pour tout ce qui est neuf.
Ainsi, partage-t-il l’engouement pour la révolution d’Octobre. Il rencontre un autre jeune poète d’inspiration prolétarienne, Jirí Wolker, avec qui se noue une grande amitié. Avec d’autres, ils participent au groupe Devetsil, qui se transformera bientôt en union des artistes communistes. Puis, avec le théoricien Karel Teige, ils inventent le « poétisme », qui n’est pas qu’un mouvement poétique mais vise l’affirmation dans tous les domaines de l’esprit de création qui est l’essence de la liberté humaine. La poésie de Nezval a un aspect réaliste. Il dit par exemple qu’une poésie « qui proscrit le mot ail est un peu à l’écart de l’homme ». Lui est un amoureux de la nature, des femmes, de son pays, de son peuple et un chantre du progrès. Mais son réalisme est un réalisme imaginatif. Le poète est jongleur d’images. Parfois funambule ou clown, mélancolique et gai. Ses vers sont surtout empreints d’un esprit d’une grande liberté d’invention, d’une fantaisie, une sorte de « folie douce » plutôt raisonnable, qui est à la fois une des vertus les plus essentielles à la poésie et un trait du caractère national tchèque.
Dans les années 1930, Nezval entre en relation avec les surréalistes français, notamment Breton, et crée ce qu’il appelle son « moulin surréaliste » à Prague. Il prendra ensuite ses distances avec le surréalisme qui fait selon lui la part trop belle au seul inconscient.
En 1938, des dissensions éclatent parmi les artistes tchèques. Cela n’est pas sans rapport avec la tension politique, la menace de la guerre et du fascisme, épreuve qu’il traversera comme la plupart de ses compatriotes. Après-guerre, sous le régime communiste, Nezval, dont l’œuvre en vers, en prose, au théâtre et même en musique est immense, sera considéré comme la figure poétique majeure du pays. Il placera beaucoup d’espoirs dans la société nouvelle et restera fidèle à son engagement socialiste jusqu’à sa mort, en avril 1958. Ce qui lui vaudra par la suite le purgatoire… Reste un grand poète à redécouvrir, pour éprouver à nouveau la force d’enchantement qui peut être celle de la poésie.
Francis Combes

 

Cause commune n°10 • mars/avril 2019