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Suite à de nombreuses manifestations féministes, les violences faites aux femmes font de plus en plus l’objet du débat public. Le traitement par la police et la justice de ces violences ainsi que les mesures prises par le gouvernement pour y faire face sont-elles à la hauteur des réponses attendues ?

Les violences faites aux femmes sont devenues un thème central du débat public. De quoi parle-t-on exactement ? Comment sont-elles appréhendées par le droit pénal ?
Les violences faites aux femmes sont diverses. Il y a les violences intrafamiliales et les violences sexuelles. Cela ne recouvre pas exactement la même réalité : atteinte sur son conjoint et les enfants dans un cas, atteintes sexuelles dans l’autre. Elles n’ont pas des qualifications pénales identiques. Elles sont commises principalement par des hommes sur les femmes, il y a une sexo-spécificité de ce type de violence. Les violences conjugales et les violences sexuelles se sont imposées progressivement comme enjeu politique au cours du XXe siècle. Auparavant, la tolérance de la société était plus importante vis-à-vis des violences commises au sein du cadre familial. On considérait que cela relevait de la sphère privée. Le mouvement #metoo a permis une libération de la parole des femmes et la question des violences faites aux femmes est devenue un thème central du débat politique et médiatique et tant mieux. Néanmoins, de nombreuses victimes de violences sexistes et sexuelles ne portaient pas plainte, et ne le font toujours pas. On ne peut pas utiliser le nombre de dépôts de plainte comme indicateur statistique de l’explosion ou pas des violences conjugales.

Alors que l’année 2020 a été marquée par de terribles féminicides – 102 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2020 –, le gouvernement annonce de nouvelles mesures pour tenter d’endiguer ces violences intraconjugales. Quel regard portez-vous sur les politiques menées ces dernières années en matière de lutte contre les violences faites aux femmes ?
Il y a eu des avancées positives en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. Ces avancées ne sont pas liées directement au gouvernement mais au mouvement #metoo  et #balance ton porc qui a permis une libération de la parole des femmes. C’est devenu un vrai sujet politique en France et au niveau international. Au niveau international, la convention d’Istanbul consacre des droits et principes dans la lutte contre les violences faites aux femmes. C’est ce qui a poussé la France à agir au niveau législatif. Au niveau gouvernemental on reconnaît le fait que les violences sexistes et sexuelles sont un vrai problème mais cela ne suffit pas. Le gouvernement actuel fait comme si la question budgétaire était une question anodine. L’Espagne a mis en place un plan de lutte contre les violences faites aux femmes d’un milliard d’euros, 200 millions par an. Or, en France, le budget consacré à la lutte contre les violences est de l’ordre de 80 millions d’euros par an.

« Au niveau de la police, la logique du chiffre est un obstacle important à la prise en compte de la parole des victimes. »

Au-delà des mesures spécifiques dédiées à cette lutte, les moyens des services sociaux sont en baisse. Le manque d’effectifs chez les assistants sociaux qui pourraient détecter et aider des femmes victimes et le manque de places dans les dispositifs d’hébergement d’urgence – du type du 115 – sont criants. Ce manque de moyens a un effet négatif sur la prise en charge des femmes victimes de violences. La même analyse est valable pour les éducateurs, la police et la justice : le sous-investissement dans les différents services publics a d’importantes conséquences pour les victimes.

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, vient d’annoncer que les dossiers de violences conjugales doivent passer au-dessus de la pile ? Comment accueillez-vous cette nouvelle ?
Le Syndicat de la magistrature considère évidemment que les affaires de violences conjugales sont à traiter en priorité mais que veut dire « faire passer les dossiers de violence conjugale au-dessus de la pile » quand les moyens de la police et de la justice sont insuffisants. Au niveau de la police, la logique du chiffre est un obstacle important à la prise en compte de la parole des victimes. En effet, les commissariats sont évalués sur la base d’un indicateur qu’on appelle le « taux d’élucidation des affaires ». Cela pousse les policiers à n’enregistrer que des affaires qu’ils peuvent régler facilement, ou celles pour lesquels ils n’ont pas d’autre choix. Cela explique l’incitation faites aux femmes victimes de violences à déposer des mains courantes plutôt que des plaintes. Les affaires de violences conjugales et sexuelles sont des dossiers complexes et pas forcément faciles à régler, ce qui a un effet négatif sur le taux d’élucidation. Il faut des policiers en nombre suffisant pour prendre des plaintes et mener des enquêtes de qualité. Pour la justice, différents magistrats vont devoir intervenir en matière de violences conjugales. Le parquet va recevoir les comptes rendus d’enquête des policiers. Le tribunal correctionnel va juger les faits. Un juge des enfants sera souvent amené à intervenir car il est fréquent en matière de violences conjugales que les enfants soient aussi en danger. Le juge d’application des peines va vérifier les conditions d’exécution de la décision correctionnelle. Enfin, le juge aux affaires familiales intervient pour prononcer le divorce ou pour statuer sur la garde des enfants. Tous ces magistrats ont une charge de travail délirante, notamment les magistrats du parquet qui sont la première voie d’entrée dans le système judiciaire. C’est le parquet qui détermine quelle est la voie procédurale choisie pour répondre aux violences.

Aujourd’hui, il semble que la rapidité de la réponse policière et judiciaire soit le seul critère pris en compte pour juger de sa qualité, la multiplication des comparutions immédiates est-elle une bonne réponse ?
Pour le Syndicat de la magistrature, il est évident qu’il faut une réponse rapide en matière de violences conjugales, c’est incontestable. Mais la voie choisie aujourd’hui, qui est le recours systématique à la comparution immédiate, ne nous apparaît pas satisfaisante. D’abord, parce que la comparution immédiate, c’est de l’abattage. L’auteur des violences est jugé directement à l’issue de la garde à vue. Cela signifie que la victime a été frappée il y a moins de quarante-huit heures. Elle est encore traumatisée et elle va devoir être jugée devant un tribunal correctionnel qui a énormément de dossiers à juger. C’est une décision immédiate mais rendue dans des conditions pas satisfaisantes ni pour le mis en cause, qui n’a pas le temps de préparer sa défense, ni pour les victimes, qui ne peuvent pas être entendues avec le temps et l’humanité nécessaires. Le temps d’audience est réduit, la qualité du procès également. À Bobigny, Paris, Créteil, Marseille, pour les comparutions immédiates, jusqu’à trente dossiers peuvent être appelés en un après-midi. Les audiences commencent à 13 heures et peuvent se terminer à 1 ou 2 heures du matin. Entendre une femme qui vient de vivre le drame de sa vie, après huit heures d’audiences avec des magistrats et greffiers fatigués, ce n’est pas digne de notre pays.

Une peine d’emprisonnement ferme vous semble-t-elle adaptée aux cas de violences conjugales ?
La prévention et l’accompagnement sont essentiels et la réponse ne peut pas être que pénale. En matière de réponse judiciaire, une réponse civile existe et est possible, telle que l’ordonnance de protection. La réponse pénale est parfois nécessaire. Elle marque la désapprobation de la société face aux faits commis. La réponse pénale ne peut pas être la même en fonction des faits reprochés. En matière de violence conjugale, les faits peuvent aller de la petite dispute ou bousculade à des coups avec une chaîne de vélo ! Il faut qu’il y ait une attention pour toutes les victimes, quelle que soit la gravité des actes commis, et que les victimes puissent porter plainte sans difficultés. Il faut une capacité d’écoute de la police et il est nécessaire que l’enquête puisse aller au bout. En cas de faits mineurs, les alternatives aux poursuites sont une réponse possible aux violences conjugales. Sauf pour des faits très graves, la peine d’emprisonnement ferme ne semble pas appropriée en matière de violences conjugales pour des primo-délinquants. Il faut comprendre que la peine d’emprisonnement a un ensemble d’objectifs. L’un des objectifs, c’est la neutralisation de l’auteur des faits mais ce n’est qu’un des objectifs. La réinsertion est tout aussi importante. La société doit s’interroger sur l’état dans lequel sortira la personne à la fin de sa peine d’emprisonnement. On sait que les peines brèves (inférieures à six mois) sont inutiles, désocialisantes et facteurs de réitération de l’infraction. Elles ne permettent pas d’entamer un vrai travail de remise en cause.

« L’Espagne a mis en place un plan de lutte contre les violences faites aux femmes d’un milliard d’euros, 200 millions par an. Or, en France, le budget consacré à la lutte contre les violences est de l’ordre de 80 millions d’euros par an. »

Pour qu’une peine d’emprisonnement soit prononcée, il faut que ce soit la seule appropriée. C’est inscrit dans la loi et, dans les faits, c’est majoritairement le cas dans la plupart des tribunaux. Statistiquement, les violences conjugales sont le terrain de l’emprisonnement avec sursis simple ou bien avec sursis probatoire (anciennement appelé sursis avec mise à l’épreuve). Le sursis probatoire a l’avantage d’entraîner un accompagnement lorsque les gens ont des conduites addictives. Or il y a souvent des problématiques d’addiction à l’alcool dans les cas de violences conjugales. Il est très important de renforcer les moyens des services pénitentiaires d’insertion et de probation. C’est essentiel pour permettre d’accompagner des condamnés en « milieu ouvert » et leur proposer une alternative à de la prison ferme.

Dans les violences faites aux femmes, il y a également la question centrale des violences sexuelles. L’institution judiciaire est-elle à la hauteur  en la matière ?
La vraie spécificité des violences sexuelles, c’est le très, très faible taux de plainte, alors que c’est un phénomène très courant qui a lieu, dans l’immense majorité des cas, dans un milieu familial (oncle, beau-père, etc.). La formation des professionnels est essentielle pour ce type de violence. Souvent les femmes qui portent plainte et qui subissent des violences sexuelles ne vont pas forcément dénoncer ces faits ouvertement mais de façon sous-jacente. C’est au professionnel de le détecter. Le traitement judiciaire des violences sexuelles est différent de celui des violences conjugales en raison de la qualification pénale de l’infraction, puisqu’on est souvent en matière criminelle. Si l’agression sexuelle est un délit, le viol est un crime. Lorsqu’on est en matière criminelle, cela implique une saisine du juge d’instruction. Il s’agit d’une procédure longue. La grande utilité de la saisine d’un juge d’instruction c’est que l’enquête soit bien menée, que tout le monde soit bien entendu. Ici aussi, il y a un problème d’effectif : les juges d’instruction sont en nombre insuffisant pour traiter plus de dossiers et prendre plus de temps sur chaque dossier. L’une des questions spécifiques qui se posent en matière de violences sexuelles est celle de l’issue procédurale. À l’heure actuelle, les viols sont jugés devant des cours d’assises. Or le projet de loi de modernisation de la justice prévoit la mise en place de « cours criminelles départementales » pour les crimes passibles de vingt ans d’emprisonnement, laissant subsister les cours d’assises uniquement pour les crimes les plus graves. La cour d’assises est une belle justice qui laisse une place aux citoyens par l’intermédiaire des jurés. Ce projet de loi va entraîner la disparition progressive des cours d’assises et provoquer une dévalorisation symbolique de la question des violences sexuelles qui seront jugées par une sorte de « cour d’assises inférieure sans jurés », alors que les autres faits de nature criminelle seront jugés par une cour d’assises. C’est un mauvais signal envoyé à la société.

La gauche sociale et politique développe généralement un discours progressiste vis-à-vis de la prison et des politiques pénales autour des peines alternatives et, dans le même temps, une partie des féministes prône la tolérance zéro contre les violences sexistes et sexuelles, des peines plus fermes contre leurs auteurs, l’imprescriptibilité des crimes sexuels. N’y a-t-il pas là une contradiction au sein des organisations progressistes ? 
Comme on l’a dit plus haut, le Syndicat de magistrature estime qu’il faut une réponse mais que cette réponse ne passe pas forcément par le carcéral. La détention pourrait avoir un effet pire qu’un sursis probatoire. Un accompagnement sociojudiciaire peut avoir une utilité sociale meilleure que l’incarcération. Le Syndicat de la magistrature récuse le procès en laxisme de la justice. De façon régulière, certains faits divers sont instrumentalisés pour démontrer que la justice serait laxiste et prononcerait des peines légères. La justice ne ferait rien pour les victimes. Le discours féministe n’est pas répressif et heureusement. Sur le délai de prescription, l’une des questions qui se posent est la suivante : quelle est la possibilité de rassembler des preuves quand une victime vient porter plainte plus de trente ans après les faits ? Le récit d’une victime sera nécessairement un peu altéré par le temps. La victime aura revécu la scène des dizaines de fois. Le mis en cause aura lui aussi une version des faits altérée par le temps. Le rassemblement d’éléments objectifs va être très compliqué. Déjà, dix ans après c’est compliqué mais plus de trente ans après, ça l’est encore plus. Il faut garder en tête que la finalité d’un délai de prescription, c’est d’assurer la paix sociale. Vis-à-vis des victimes, ça les empêche de ressasser éternellement la question de la plainte. Peut-on revenir éternellement sur des faits commis il y a très longtemps pour des individus qui n’ont pas réitéré ? La question est différente pour un violeur multi-récidiviste. Aujourd’hui, les seuls crimes imprescriptibles sont les crimes contre l’humanité. Faut-il mettre sur le même plan les crimes sexuels – aussi horribles soient-ils – et les crimes contre l’humanité qui visent généralement une masse de personnes ? C’est une question complexe.

« Pour le Syndicat de la magistrature, il est évident qu’il faut une réponse rapide en matière de violences conjugales, c’est incontestable. Mais la voie choisie aujourd’hui, qui est le recours systématique à la comparution immédiate,
ne nous apparaît pas satisfaisante. »

Ce qui est intéressant dans la position féministe, c’est le discours sur l’incapacité de l’institution policière et judiciaire à prendre en compte les propos des victimes mais aussi le fait que les policiers vont prendre des mains courantes plutôt que des plaintes et que les policiers et magistrats ne soient pas suffisamment formés sur les questions de violences sexistes et sexuelles. Cela a amené l’institution, les magistrats et les policiers à s’interroger sur la manière de mieux traiter ces questions.

Quelles propositions alternatives portez-vous pour que l’institution judiciaire prenne mieux en charge les victimes de violences sexuelles ?
On a d’ores et déjà évoqué certaines de nos propositions et analyses durant cet entretien mais, pour améliorer les choses, le Syndicat de la magistrature revendique :

• des moyens pour permettre le recrutement de magistrats, d’enquêteurs, de conseillers d’insertion et de probation ;
• le renforcement de la formation des policiers et des magistrats sur la question des violences sexistes et sexuelles ;
• une attention pour favoriser le dévoilement le plus précoce possible des violences conjugales et inciter les victimes à parler le plus tôt possible, avec une attention particulière sur certains moments de la vie des victimes.

Nils Monsarrat est juge au tribunal correctionnel de Bobigny. Il est secrétaire national du Syndicat de la magistrature.

Propos recueillis par Aurélien Bonnarel.

Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021