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Créé en 2011, le Défenseur des droits est chargé de défendre les droits et les libertés individuelles. Cause commune a interrogé Jacques Toubon*, Défenseur des droits de 2014 à 2020, sur le rôle de cette institution qui gagne à être connue par nos concitoyens.

Propos recueillis par Aurélien Bonnarel

CC : Pourriez-vous revenir sur la genèse du Défenseur des droits. Quand et comment a-t-il été créé ?
Le Défenseur des droits est né de la fusion de quatre institutions qui ont préexisté. Depuis les années 1970, plusieurs institutions se sont progressivement développées en France afin de faire respecter un certain nombre de droits et libertés fondamentaux en dehors du mécanisme de la justice de droit commun. Classiquement, lorsqu’un droit n’est pas respecté, un tribunal est saisi. Le tribunal va dire le droit et rétablir le droit violé mais le processus judiciaire est très coûteux, long et hasardeux, d’où l’idée de mettre en place, en parallèle, d’autres types d’institutions visant à faire respecter les droits des citoyens. Ainsi, en 1973 a été créé le médiateur de la République pour améliorer les relations entre les citoyens et l’administration. Par ailleurs, la convention internationale des droits de l’enfant de 1989 a exigé des États qui l’ont ratifiée que soit désigné un organisme ou une personne responsable de la protection des droits de l’enfant.
À cela se sont ajoutées la Commission nationale de déontologie de la sécurité en 2000 ainsi que la Haute autorité de lutte contre les discriminations, créée en 2004 à la suite d’une promesse électorale de Jacques Chirac. Progressivement s’est cons­truit un paysage varié avec différentes institutions de protection des droits fondamentaux.

« Le Défenseur des droits a condamné la méthode dite “de la nasse” qui est une pratique illégale. »

Pour autant, c’est la révision constitutionnelle de 2008, à la suite du rapport Balladur, qui a consacré à l’article 71-1 de la Constitution de la Ve Répu­blique une institution dénommée le Défenseur des droits.

CC : En tant qu’institution, le Défenseur des droits a-t-il de réels pouvoirs ? Quels sont-ils ?
Le Défenseur des droits est chargé de veiller au respect des droits et liber­tés par les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les éta­blissements publics. Le Défenseur des droits est nommé par le président de la République pour un mandat de six ans non renouvelable. Il s’agit de la seule autorité administrative indépendante (AAI) inscrite dans la Constitution, les autres AAI relèvent de lois organiques. Malgré certaines craintes de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) et de la Défenseure des enfants de l’époque d’être absorbées par le Défenseur des droits, la loi organique de 2011 a décidé que le Défenseur des droits allait reprendre les compétences des quatre institutions existantes précitées : la HALDE, la Commission nationale de la déontologie de la sécurité, le médiateur de la République et le Défenseur des enfants. En juin 2011, Nicolas Sarkozy a nommé le premier Défenseur des droits en la personne de Dominique Baudis. Avec Richard Senghor en qualité de secrétaire général du Défenseur des droits, ils ont fabriqué l’architecture du Défenseur des droits, son organisation et son fonctionnement.
Le Défenseur des droits a désormais onze ans d’existence. À la suite de Dominique Baudis, mort prématurément, c’est moi-même qui ai exercé la fonction de juillet 2014 à juillet 2020. L’actuel titulaire du poste est Claire Hedon.
Le Défenseur des droits est donc une institution constitutionnelle dotée de pouvoirs vis-à-vis de l’administration. Il peut donner des avis, des injonctions ou saisir la justice administrative ou judiciaire.

« Le Défenseur des droits est une institution constitutionnelle dotée de pouvoirs vis-à-vis de l’administration. Il peut donner des avis, des injonctions ou saisir la justice administrative ou judiciaire. »

Le Défenseur des droits travaille beaucoup avec les parlementaires, donne des avis sur des textes de loi. Il est auditionné au Sénat et à l’Assemblée nationale par les commissions des lois, notamment celle des affaires sociales, pour donner son avis.
Il produit un rapport annuel qui comporte des données très importantes sur l’état des droits et des libertés dans notre pays (11e rapport).
En plus des quatre compétences d’ori­gine, depuis l’an dernier lui a été confiée la mise en œuvre de la directive sur la protection des lanceurs d’alerte. Ainsi le Défenseur des droits protège les lanceurs d’alerte contre un licenciement, s’ils ont dénoncé des agissements graves de leur employeur ou d’une administration.

CC : Comment intervient le Défenseur des droits concrètement dans les différents domaines d’action relevant de sa compétence ? Comment faut-il le saisir ?
Sur les cent dix mille réclamations traitées chaque année par le Défenseur des droits, 80 % relèvent de la médiation. Nos concitoyens peuvent s’adresser aux cinq cents délégués du Défenseur des droits présents dans l’ensemble des départements. Pour illustrer cette action de médiation, prenons un exemple. Une mère de famille monoparentale, qui considère qu’elle devrait toucher 800 euros d’allocations fami­liales et pas 500 euros, si elle n’arrive pas à faire valoir son droit auprès de la CAF peut s’adresser au Défenseur des droits pour qu’il intervienne. Le délégué du Défenseur des droits va alors engager une démarche auprès de la CAF et, dans 75 % des cas, le Défenseur des droits obtient satisfaction et le droit de la mère de famille est rétabli.
Quant au travail de lutte contre les discriminations, il couvre le champ de l’ensemble des discriminations : le handicap, les femmes, les personnes d’origine étrangère ou qui ont une couleur de peau différente, etc. Par exemple, si une personne noire se voit refuser la location d’un logement du fait de sa couleur de peau. Il est possible de faire intervenir le Défenseur des droits pour faire cesser la discrimination ou pour un appui au dépôt de plainte et tenter d’obtenir réparation. Il y a aujourd’hui dans la loi vingt-cinq cas de discrimination illicite en France, dont celui de discriminer les personnes du fait de leur accent.

CC : Plus précisément, sur les discriminations, comment intervenez-vous ?
Le Défenseur des droits prend des décisions, rend des avis, adresse des lettres de mise en demeure. En l’absence de rétablissement de la situa­tion, il peut faire un signalement au procureur de la République s’il considère que la situation dénoncée relève d’un délit. Pour caractériser la discrimination, le Défenseur des droits s’appuie sur les SMS et les mails qui laissent des traces des comportements illicites.

« Nos concitoyens peuvent s’adresser aux cinq cents délégués du Défenseur des droits présents dans l’ensemble des départements. »

En cas de procédure devant les tribunaux, le Défenseur des droits peut venir en soutien de la victime ou du demandeur en formulant des observations devant la juridiction. Ces observations sont un appui de poids pour la personne qui tente de faire reconnaître une discrimination.

CC : Au regard des enjeux en matière de relation entre la police et la population, la compétence du Défenseur des droits est importante mais son action est-elle efficace ?
L’action en matière de déontologie de la sécurité est difficile. Lorsqu’un membre des forces de l’ordre agit contre les règles déontologiques qui s’appliquent à lui, à savoir agir avec calme, avec discernement, utiliser son arme de façon conforme, le Défenseur des droits peut être saisi en dehors des cas où une infraction pénale a été commise. Il s’agit d’« infra-droit ». Sur la déontologie des forces de sécurité, le Défenseur des droits est parfois en conflit avec les pouvoirs publics. Trente à quarante fois par an, le Défenseur des droits sollicite une sanction en répression des manquements des forces de l’ordre aux règles déontologiques mais en général aucune sanction n’est prononcée par l’autorité disciplinaire de la police ou de la gendarmerie. C’est un point à améliorer.

CC : Concernant les problématiques de maintien de l’ordre et d’entrave au droit de manifester qu’on a pu observer durant les derniers mouvements sociaux (loi travail, gilets jaunes, mouvement contre la réforme des retraites) comment le Défenseur des droits s’est-il positionné ?
À la suite des grandes manifestations de l’automne 2018, beaucoup de dossiers ont été soumis sur des comportements individuels problématiques de policiers et de gendarmes. Au niveau collectif, le Défenseur des droits a pris des positions sur la doctrine du maintien de l’ordre, la nécessaire identification des policiers lors des contrôles d’identité et en faveur d’un maintien de l’ordre avec retenue. Le Défenseur des droits a condamné la méthode dite « de la nasse » qui est une pratique illégale. La nasse ne consiste pas à maîtriser l’ordre public mais conduit à entraver le droit de manifestation. Face au durcissement du maintien de l’ordre, le Défenseur des droits est intervenu dans le débat public pour dénoncer ces dérives. Cela a conduit à la modification par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, il y a deux ans, du règlement national de maintien de l’ordre pour tenir compte des recommandations du Défenseur des droits.

CC : S’agissant de l’action du Défenseur des droits en matière de protection des droits de l’enfant et des lanceurs d’alerte, quels sont les sujets qui vous préoccupent ?
S’agissant de la protection des droits de l’enfant, le Défenseur des droits a pris position pour l’interdiction de la fessée et des châtiments corporels, ce qui a eu un retentissement média­tique et a fait l’objet de débat au sein de la société. Par ailleurs, le Défen­seur des droits porte une attention particulière aux enfants placés, aux enfants en difficulté.
En ce qui concerne la protection des lanceurs d’alerte, il s’agit d’une nouvelle prérogative du Défenseur des droits. Il est intervenu dans quelques dossiers pour les protéger contre le licenciement mais on a encore peu de recul sur ce sujet.
Le cœur de la fonction du Défenseur des droits réside dans la protection des droits fondamentaux et dans la défense du principe d’égalité. Le Défenseur des droits défend l’égalité de tous devant les droits.

CC : Après onze ans d’existence, quel bilan tirez-vous de l’action du Défenseur des droits ?
Le Défenseur des droits a essentiellement un pouvoir oral. Ses avis comptent dans le débat public et politique mais cela dépend de la personnalité du Défenseur des droits et de sa visibilité médiatique, ce qui est sans lien avec ses prérogatives juridiques.
De ces onze ans d’existence, je tire un bilan positif de cette action. Les pouvoirs publics ont deux attitudes possibles vis-à-vis du Défenseur des droits : le considérer comme un empêcheur de tourner en rond et essayer d’entraver son action ou le considérer comme un auxiliaire pour enrichir la démocratie et renforcer le lien entre le peuple et les dirigeants. C’est dans cette conception que je me situe. On ne peut pas dire que les pouvoirs publics se sont défiés du Défenseur des droits mais je dirais qu’on pourrait l’utiliser davantage pour renforcer les liens démocratiques. Le Défenseur des droits a acquis une certaine crédibilité en peu de temps.

CC : Quelles sont les limites actuelles de son action que vous identifiez ? Faut-il doter le Défenseur des droits de pouvoirs nouveaux ?
Pour renforcer l’efficacité de l’action du Défenseur des droits, il faudrait qu’il soit doté de pouvoirs effectifs c’est-à-dire le pouvoir d’arrêter la mise en application de telle décision ou d’obliger une administration ou une entreprise à prendre telle décision. Ces pouvoirs devraient être exercés sous le contrôle du juge car le Défenseur des droits n’est pas un juge mais il faudrait lui donner un pouvoir plus effectif.

*Jacques Toubon est ancien ministre.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022