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Les principes du droit peuvent être différents selon les cultures, certains sont meilleurs que d’autres mais dans tous les cas la pluralité des approches est une richesse.

Quand on traite de la justice, il faut d’abord bien en délimiter le rôle et la fonction. En effet, il est fréquent d’y ramener toute la problématique du droit. Or le droit est (ou devrait être) la référence de sécurité pour les relations avec l’autre, et donc se situer d’abord dans la conscience et la pratique, dont seuls l’échec et la crise appellent recours à la justice.
Sous cette réserve, reste encore la plasticité de la conception de la justice et de sa mise en œuvre institutionnelle. Au plan philosophique, la réponse est simple : c’est ce qui est juste, et les moyens d’assurer ce qui est juste. Encore faut-il s’accorder sur ce qui est juste, qui peut être équitable ou adéquat. C’est dire qu’il n’y a pas de réponse universelle à la question de justice.
Certes, il s’est formé, à l’épreuve des avanies subies par l’humanité, une conscience universelle qui s’exprime dans des textes internationaux, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, et les deux pactes des Nations Unies sur les droits de l’homme, qui ont cinquante ans ce 16 décembre. Mais il ne suffit pas que le droit soit écrit sur le papier et la conception de la justice est bien diverse de par le monde.

Assurer l’autorité de l’État ou garantir aux citoyens le respect du droit contre la loi du plus fort
Il n’est pas nécessaire, pour en faire l’inventaire, de prendre pays par pays. On peut simplement la répartir en grandes catégories. Il y a d’abord le partage entre les pays où elle a pour fonction d’assurer l’autorité de l’État, qui peuvent eux-mêmes se classer en deux sous-catégories : les dictatures, dans lesquelles elle assure, au besoin par des décisions terroristes, la discipline des sujets, et les pays théocratiques où elle assure le respect de la foi, dans laquelle elle puise ses propres références ; d’autre part, les pays démocratiques où elle a pour fonction de garantir aux citoyens le respect du droit contre la loi du plus fort et les abus de pouvoir, et que consacre dans les textes internationaux la proclamation du droit à un procès régulier. Mais là aussi, elle se répartit en deux sous-catégories : la conception de la common law qui est celle des pays anglo-saxons, où c’est le juge qui dit le droit, en toute indépendance de toute loi, et la conception « romano-germanique », où il doit être indépendant du pouvoir politique mais pas de la loi, qu’il doit appliquer.

« Toute vérité est contradictoire, surtout quand, dans la justice civile, elle oppose deux plaideurs, et dans la justice pénale elle oppose le poursuivant et le poursuivi. »

La conception romano-germanique, qui est celle en vigueur en France, garantit la meilleure sécurité (ou la moins mauvaise). Elle repose sur le principe que la loi est écrite, qu’on la connaît, et qu’on peut se comporter en fonction de ce qu’elle prévoit. Si elle est mauvaise, il faut la changer, mais on ne peut pas être en dépendance de ce que sera l’opinion imprévisible de tel ou tel juge. Sa supériorité sur la common law s’exprime parfaitement quand ses partisans arguent de ce que le juge doit protéger contre la loi.
Sans doute est intervenue dans notre histoire récente la référence au « bon juge de Château-Thierry », Magnaud, qui avait acquitté une femme ayant volé un pain, reconnu aux ouvriers agricoles le droit de faire grève, devancé la protection des accidentés du travail, etc. Mais si l’on prend les décisions de Magnaud, elles sont toutes scrupuleusement motivées en droit, et essentiellement sur l’état de nécessité ou le vice du consentement (qui sont des notions inscrites dans la loi).
Reste alors à analyser ce que doivent être les modes de fonctionnement de l’administration de la justice et à en esquisser un bilan.

Le juge dépendant de la loi, mais indépendant de toute autre intervention
L’orthodoxie marxiste fait de la justice un appareil de domination de classe, pour la simple raison que l’État est un appareil de classe et qu’elle est un des éléments de cet appareil. L’intervention des contradictions contemporaines a mis en devoir de déschématiser le mode de pensée. Il était un temps où Guizot disait des juges, qui étaient tous des propriétaires cossus : « Il n’y a pas de meilleur défenseur de la propriété que les propriétaires eux-mêmes. » Mais la plupart des juges sont devenus locataires d’HLM. Et l’État lui-même est devenu un enjeu entre sa conception régalienne et sa conception citoyenne. Et cela a ses conséquences sur la fonction de l’appareil judiciaire et son mode opérationnel.
On a vu que le juge doit être dépendant de la loi, mais indépendant de toute autre intervention. Cela commande son mode de nomination et de promotion, et aussi son mode d’intervention. Mais sa conscience n’est pas indépendante, et nous trouvons ici la justification fondamentale de l’exigence de contradiction dans son mode de fonctionnement.
On a trop tendance à résumer les droits de la défense à une sorte de garantie humanitaire, de protection du justiciable. Or elle est aussi une protection du juge, et c’est ici que le marxisme revient en force, toute vérité est contradictoire, surtout quand, dans la justice civile, elle oppose deux plaideurs, et dans la justice pénale elle oppose le poursuivant et le poursuivi. Par nature, la conscience du juge est subjective, et seule la pluralité des approches contribue à une connaissance objective.

« Des décisions comme celle de Goodyear ou du refus de libération de Jacqueline Sauvage continuent à donner une peu glorieuse image de la justice. »

Une autre garantie est celle de la publicité. Sauf obligation exceptionnelle de réserver des possibilités de confidentialité dictées par la protection de la personne et de sa vie privée, la justice doit fonctionner publiquement pour que puisse être vérifié qu’elle fonctionne correctement et que soient connus tous les arguments qui lui ont été donnés. Combien de fois n’est-il pas arrivé de dire : « Vous pouviez ne pas savoir ce qu’on vient de vous expliquer. Maintenant non seulement vous le savez, mais on sait qu’on vous l’a dit, et si vous jugez autrement, on ne dira pas que nous avons tort mais que la justice est mauvaise. »
En effet, même si la sécurité de la justice est dans celle que doit donner la loi, il ne suffit pas de donner au juge des arguments juridiques, car on peut toujours trouver dans le maniement ou la manipulation du droit des réfutations parfaitement juridiques. Il faut donc d’abord donner envie au juge de vous donner raison, et lui en donner les motivations juridiques.
C’est d’ailleurs pourquoi, dans les affaires sensibles, la défense juridique doit être accompagnée d’une expression politique de soutien, et si le juge y voit une insupportable pression, il faut lui faire valoir que c’est au contraire en quelque sorte un immense témoignage de moralité, comme il en admet pour le moindre voleur de bicyclette.
C’est aussi pourquoi dans la dernière période, des décisions comme celle de Goodyear ou du refus de libération de Jacqueline Sauvage continuent à donner une peu glorieuse image de la justice. Mais aujourd’hui cela renvoie à la crise générale de la conscience citoyenne.

Cause commune n° 24 • juillet/août 2021