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Depuis 2015, dans le sillage de l'affaire Urgenda aux Pays-Bas, des associations et des organisations non gouvernementales (ONG) de défense de l'environnement attaquent en justice des États ou des entreprises pour inaction climatique. Cette mobilisation du droit constitue une stratégie à la fois contentieuse et politique.

Croissance des procès climatiques

La multiplication des procès pour inaction climatique marque une étape supplémentaire des mobilisations pour la protection de l’environnement.
En France, l’Affaire du siècle, dans laquelle un groupe d’ONG environnementales a reproché à l’État français de ne pas faire assez pour lutter contre le dérèglement climatique, a mis les procès climatiques en lumière. Après deux ans d’instruction, le tribunal administratif de Paris a jugé, en février 2021, l’État français coupable de « carences fautives en matière de lutte contre le réchauffement climatique ». Si ce jugement est historique, ce n’est ni le seul ni le premier litige en matière climatique. En effet, les dernières années ont vu une croissance très importante d’actions en justice climatique.
En quoi consistent les procès climatiques ? Il n’existe pas de définition précise. Dans Justice Climatique : Procès et actions, (CNRS éditions), Marta Torre-Schaub les définit comme tout litige soulevant « une question de fait ou de droit concernant la substance ou la politique des causes et des impacts du changement climatique ». Cette définition comprend des litiges symboliques comme l’Affaire du siècle visant essentiellement la médiatisation et la mise sous pression des gouvernements, aussi bien que des actions en justice visant à obtenir des résultats concrets, comme l’annulation des activités nuisibles pour le climat (telles que l’exploitation minière ou un projet d’aéroport). Enfin, des actions pénales peuvent également entrer dans la catégorie des procès climatiques, comme dans le cas des « décrocheurs » des portraits d’Emmanuel Macron.
Selon Marta Torre-Schaub, le but de ces mobilisations du droit autour de la justice climatique est multiple : faire entendre de nouvelles voix face à la menace climatique ; mettre les États et les entreprises face à leurs responsabilités à la suite des inactions ou de l’insuffisance des mesures d’atténuation et d’adaptation, car les traités internationaux en matière climatique n’imposent pas d'obligations juridiques et contraignantes aux États. Enfin, lutter contre le changement climatique de manière innovante et originale.

Retour sur L’affaire du siècle
Après avoir lancé la pétition du même nom (plus de 2,3 millions de signatures) pour dénoncer l’inaction climatique de l’état, les ONG Notre affaire à tous, Greenpeace, Oxfam et la Fondation Nicolas-Hulot ont déposé, en mars 2019, un recours devant le tribunal administratif de Paris pour « carence fautive » de l’État.

« Le gouvernement est conduit, de fait, à réduire la distorsion entre sa parole et son action politiques »

L’affaire débute véritablement en décembre 2018, lorsque la Fondation pour la Nature et l’Homme, Oxfam, Greenpeace et Notre affaire à tous, adressent par courrier une demande indemnitaire préalable au gouvernement, plus précisément au Premier ministre ainsi qu’à tous les ministres concernés par la politique climatique. Cette demande indemnitaire préalable est une étape procédurale obligatoire lorsqu’un justiciable formule une requête visant le paiement d’une somme d’argent.
Ce recours administratif préalable demandait la réparation des préjudices moral et écologique d’une part, ainsi que la mise en place d’une politique d’action cohérente avec les engagements internationaux de la France d’autre part, visant notamment à :
• Contenir l’élévation de la température terrestre à 1,5-2 °C maximum par rapport aux taux préindustriels (températures moyennes comprises entre 1850 et 1900), tel que le prévoit l’Accord de Paris de 2015.
• Réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport aux niveaux de 1990, tel que le prévoit l’article L.100-4 du code de l’énergie. Législation adoptée en conséquence de l’adhésion à l’Accord de Paris et de ses objectifs de réduction des émissions.
Ce premier courrier pointait donc la responsabilité de l’État pour carence fautive. Les différentes demandes de cette lettre furent refusées par un courrier ministériel du 15 février 2019.
Le tribunal administratif de Paris est alors saisi d’un recours en mars 2019 qui rend un premier jugement le 3 février 2021.
Les quatre ONG requérantes ont demandé au tribunal administratif de Paris de :
• condamner l’État à leur verser la somme symbolique d’1 euro en réparation du préjudice moral subi ;
• condamner l’État à leur verser la somme symbolique d’1 euro au titre du préjudice écologique ;
• enjoindre au Premier ministre et aux ministres compétents de mettre un terme à l’ensemble des manque­ments de l’État à ses obligations (générales et spécifiques) en matière de lutte contre le changement climatique ou d’en pallier les effets ;
• faire cesser le préjudice écologique.
Les ONG demandent à l’État de prendre les mesures nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre contribuant aux dérèglements climatiques. Elles spécifient que cette réduction doit être réalisée « à due proportion par rapport aux émissions mondiales, et compte tenu de la responsabilité particulière acceptée par les pays développés ».
L’État aurait commis une « faute », engageant ainsi sa « responsabilité » pour « carence fautive ».

« Les jugements rendus dans le cadre de l’Affaire du siècle, s’ils ne donnent que partiellement raison aux parties, constituent un pas positif pour le droit de l’environnement. »

Après avoir jugé que l’action en réparation du préjudice écologique, prévue par le Code civil, était recevable et ouverte contre l’état, le tribunal a estimé que l’existence d’un tel préjudice, non contestée par l’État, se manifestait notamment par l’augmentation constante de la température globale moyenne de la Terre, responsable d’une modification de l’atmosphère et de ses fonctions écologiques. Les juges ont ensuite examiné s’il existait un lien de causalité entre ce préjudice écologique et les différents manquements reprochés à l’état en matière de lutte contre le changement climatique. Ils ont retenu que l’état devait être regardé comme responsable d’une partie de ce préjudice dès lors qu’il n’avait pas respecté ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
S’agissant de la réparation du préjudice, le jugement du 3 février 2021 accorde une indemnisation aux quatre associations d’un euro symbolique chacune, au titre du préjudice moral, mais refuse toute indemnisation au nom du préjudice écologique.

Préjudice écologique et préjudice moral
Le préjudice écologique autonome est reconnu en France depuis la jurisprudence Erika, rendue par la Cour de Cassation en septembre 2012. La notion de préjudice écologique a été consacrée dans la loi en 2016 à l’article 1246 du Code civil qui énonce que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer ». Ce préjudice étant défini à l’article suivant comme « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». L’existence du préjudice écologique est reconnue au considérant n° 16 du jugement.
Cependant, la demande en réparation d’un euro symbolique au titre du préjudice écologique n’est pas accordée. La réparation du préjudice écologique se fait prioritairement en nature afin de réparer les dommages à l’environnement avant d’envisager toute autre alternative. Ce principe résulte de l’article 1249 du Code civil qui indique que cette réparation doit prioritairement être effectuée en nature. En effet, ce n’est qu’« en cas d’impos­sibilité de droit ou de fait ou d’insuf­fisance des mesures de réparation, (que) le juge condamne le responsable à verser des dommages et intérêts ».
Le tribunal a rejeté les conclusions des associations requérantes tendant à la réparation pécuniaire du préjudice écologique. En revanche, les juges ont prononcé un supplément d’instruction, assorti d’un délai de deux mois, afin de déterminer les mesures devant être ordonnées à l’état pour réparer le préjudice causé ou prévenir son aggravation.
Le préjudice moral des associations requérantes est, quant à lui, reconnu comme existant et indemnisable. L’État est condamné au versement d’un euro symbolique à chacune des quatre associations, ces dernières ayant démontré en quoi le préjudice leur était direct et certain. Chacune des associations a pu démontrer que la carence de l’État portait atteinte à certains de leurs buts, comme l’adaptation et l’atténuation du changement climatique, l’éducation à l’environnement ou encore la protection de la biodiversité.

Obligation d’agir
Ainsi, par un jugement du 14 octobre 2021, le tribunal administratif de Paris a, pour la première fois, enjoint à l’état de réparer les conséquences de sa carence en matière de lutte contre le changement climatique. à cette fin, le tribunal a ordonné que le dépassement du plafond des émissions de gaz à effet de serre fixé par le premier budget carbone (2015-2018) soit compensé au 31 décembre 2022, au plus tard. La condamnation pour préjudice écologique a conduit à une obligation d’agir à l’égard du Premier ministre et différents ministres compétents. Cette obligation d’agir concerne spécifiquement les émissions de gaz à effet de serre. Malgré la réduction substantielle des émissions de gaz à effet de serre en 2020 liée aux effets de la crise sanitaire de la covid-19, le tribunal constate que le préjudice perdure à la date du jugement à hauteur de 15 CO2eq (15 mégatonnes équivalent au dioxyde de carbone).
Selon le tribunal, « il apparaît raisonnable que cette réparation soit effective au 31 décembre 2022 ». Le gouvernement étant libre de recourir aux mesures qu’il juge pertinentes pour être en conformité avec l’injonction du Conseil d’État.

« Combattre à l’intérieur et à l’extérieur des institutions judiciaires est notre meilleure chance de prendre des mesures à la hauteur de la crise climatique que nous traversons. »

En revanche, le tribunal refuse d’apprécier a priori le caractère suffisant de l’ensemble des mesures susceptibles de permettre d’atteindre l’objectif de réduction de 40 % des gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à leur niveau de 1990.
Il n’est donc pas ordonné au gouvernement une marche à suivre, il lui est en revanche indiqué une obligation de résultat.

Une année décisive
L’année 2022 renferme deux dates clefs. La première échéance, le 31 mars 2022, met à la charge du gouvernement de démontrer que sa politique climatique, par la réduction des émissions de gaz à effet de serre, est en adéquation avec le droit français et européen.
Fait étonnant, ou coutume en création, le gouvernement a largement dépassé cette date limite en transmettant sa réponse le 4 mai 2022.
La seconde, le 31 décembre 2022, constitue la date limite à laquelle le gouvernement devra rapporter la preuve qu’il a réparé le préjudice écologique dont il s’est rendu responsable en dépassant son premier budget carbone.
Cette nouvelle année est donc décisive pour le pouvoir exécutif, instable du fait de sa majorité relative et contraint au regard des obligations imposées par les juridictions administratives. Le gouvernement est conduit, de fait, à réduire la distorsion entre sa parole et son action politiques.
Les jugements rendus dans le cadre de l’Affaire du siècle, s’ils ne donnent que partiellement raison aux parties, constituent un pas positif pour le droit de l’environnement.
Pour autant, il ne s'agit pour l’instant que d’une reconnaissance « symbo­lique », sans conséquences juridiques très concrètes.
Combattre à l’intérieur et à l’extérieur des institutions judiciaires, défendre de nouveaux droits devant les tribunaux, et affronter directement l’industrie des énergies fossiles dans la rue et au parlement, promouvoir une planification écologique de l’économie et un mode de développement socialement et écologiquement soutenable sont notre meilleure chance de prendre des mesures à la hauteur de la crise climatique que nous traversons.

Arthur Thévenet est doctorant en droit public à l'université Clermont Auvergne.

Cause commune30 • septembre/octobre 2022