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Les politiques migratoires marquent durablement dans leur chair les migrantes des pays du Sud, du fait des violences qui leur sont imposées par les hommes disposant des pouvoirs de décision.

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Le genre est la construction sociale, historique et hiérarchique, faite à partir du sexe des femmes et des hommes. Il symbolise les rapports sociaux de sexe. Les politiques dites de « lutte contre l’immigration irrégulière » ne sont pas neutres du point de vue du genre. Elles s’ancrent sur les rapports hétéropatriarcaux établis entre les sexes, et bien souvent, les renforcent. C’est en observant leur mise en œuvre in situ et leurs conséquences sur les personnes qu’elles ciblent, que l’on comprend que ces politiques entravent à la fois globalement et singulièrement les parcours et les vies d’hommes et de femmes en quête de mobilité. Malgré un lot commun de répression, les personnes se trouvent affectées différemment en fonction de leur genre, de leur origine ethnique, de leur couleur de peau ou encore de leur orientation sexuelle, catégorisations symboles des rapports de pouvoir et de domination qui sont sous-jacents aux politiques occidentales de contrôle des mobilités du Sud, ancrées dans la colonialité du pouvoir. Ce concept élaboré par le sociologue péruvien Anibal Quijano, dès 1997, se fonde sur « l’exploitation de la force de travail (capitalisme), la domination ethnoraciale, le patriarcat et le contrôle des formes de subjectivité (ou imposition de l’eurocentrisme) ».

« Depuis des décennies, les femmes font partie des personnes dont les mobilités sont entravées et sont également des actrices à part entière des résistances à l’approche militaro-sécuritaire des migrations. »

Une mobilité aux multiples embûches
Rendre compte de migrations féminines permet de mieux mesurer les conséquences profondes des politiques migratoires européennes et de leur externalisation. Souvent invisibilisées, singularisées et perpétuellement « redécouvertes », ces migrations sont pourtant anciennes. La visibilité des femmes n’est pas liée à leur présence mais au regard que l’on porte sur les personnes migrantes. Depuis des décennies, les femmes font partie des personnes dont les mobilités sont entravées et sont également des actrices à part entière des résistances à l’approche militaro-sécuritaire des migrations. Quel que soit leur âge, elles constituent 48 % des personnes en migration internationale et 50 % des personnes réfugiées (assemblée générale des Nations unies, 2016). Cependant, ces chiffres ne doivent pas occulter le fait que la mobilité des femmes est encore plus contrainte que celle des hommes, dès le départ du pays d’origine, mais également sur la route et aux frontières extérieures de l’Europe. Les recherches menées auprès de femmes dont la classe sociale ne permet pas l’obtention d’un visa et qui sont donc contraintes d’emprunter les routes clandestinisées montrent que les politiques migratoires sécuritaires de l’Union européenne et leur externalisation en Afrique renforcent l’effectivité des rapports de domination sur les femmes en quête de mobilité. Rendant les routes migratoires clandestinisées toujours plus longues, dangereuses et coûteuses, les femmes se retrouvent régulièrement bloquées, pendant des périodes plus ou moins longues, dans des espaces frontières militarisés où elles doivent négocier leur passage, auprès de différents acteurs, pour continuer leur projet de mobilité.

« Les femmes sont très régulièrement victimes de chantages sexuels ou de viols de la part d’hommes impliqués dans les réseaux de passage. »

Violences sexuelles, un « passage obligé » !
L’exemple de la frontière maroco-espagnole, à l’endroit des enclaves de Ceuta et Melilla, illustre la façon dont la gestion sécuritaire des mouvements migratoires contraint différemment les parcours d’hommes et de femmes, et renforce les violences sexuelles à l’encontre de ces dernières. Si différents modes de passage sont utilisés pour traverser cette frontière – franchir les barrières de Ceuta ou Melilla, traverser par la mer, se cacher dans une voiture –, les femmes, elles, sont généralement assignées à la voie maritime. Car le passage en voiture est le plus coûteux et le franchissement des barrières reste considéré comme « masculin », car « trop dur » et/ou « trop physique » pour elles. Les assignations de genre contraignent ainsi les modes de passage des frontières. Le temps d’attente pour tenter une traversée en zodiac peut aller de quelques semaines à plusieurs années. Durant cette attente, les femmes (et les hommes) sont confinés dans des campements autoconstruits en forêt, comme dans la zone de Nador proche de l’enclave espagnole de Melilla. Dans ces espaces, les femmes sont très régulièrement victimes de chantages sexuels ou de viols de la part d’hommes impliqués dans les réseaux de passage et qui disposent d’un pouvoir de décision sur leurs possibilités de traverser ou non la mer-frontière en zodiac. Mais les récits de violences sexuelles pointent aussi d’autres auteurs : des militaires chargés de la lutte contre l’immigration dite « irrégulière », des civils locaux ou des compagnons de route. Les récits des femmes en attente à la frontière dans cette région, comme de celles qui ont pris la route libyenne par exemple, sont si récurrents qu’ils témoignent du caractère systémique des violences sexuelles dans le cadre de ces mobilités entravées. Aux frontières de l’Europe, la violence sexuelle se présente comme un « passage obligé » pour les femmes en quête d’exil ou de mobilité. La gestion des frontières, des dispositifs de blocage et de passage est globalement contrôlée par des hommes. Les femmes en sont alors tributaires pour la réalisation de leur projet de mobilité, ce qui favorise l’appropriation du corps des femmes et la multiplication des violences sexuelles à leur égard, engendrant notamment grossesses non désirées, accouchements risqués, enfances et vies difficiles sur le long terme.

« Aux frontières de l’Europe, la violence sexuelle se présente comme un “passage obligé” pour les femmes en quête d’exil. Entraver leur liberté de circulation conduit ainsi inévitablement à augmenter le poids de la domination masculine sur elles. »

Les politiques migratoires européennes, bien loin de tout humanitarisme, inscrivent des frontières politiques et sociales dans la chair même de ces femmes migrantes des Suds et ont des effets durables sur leur vie. Entraver leur liberté de circulation conduit ainsi inévitablement à augmenter le poids de la domination masculine sur elles. Les politiques migratoires sécuritaires vont donc contre l’émancipation des femmes, contrairement à ce qui est tenté de nous faire croire à travers les discours officiels les caractérisant comme relevant de la lutte contre la traite humaine. Face à cette violence institutionnelle et à cette instrumentalisation, des femmes résistent et se défendent au quotidien contre des politiques migratoires classistes, racistes et sexistes, qui les rendent toujours plus vulnérables. La lutte contre toutes les violences faites aux femmes doit donc également passer par la lutte contre le racisme et pour la liberté de circulation et d’installation de toutes et tous.

Elsa Tyszler est sociologue. Elle est doctorante à l'université Paris-8.

Cause commune n° 10 • mars/avril 2019