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L’anniversaire, sinistre, n’a guère retenu l’attention publique au printemps dernier et pourtant, il y a vingt ans, Jean-Marie Le Pen accédait au deuxième tour de l’élection présidentielle. Nous défilions, ardents, dans les rues de France : Et F comme Fasciste et N comme Nazi ! À bas ! À bas ! Le Front national ! Et F, etc., etc. Tous les partis, à l’exception de Lutte ouvrière, avaient appelé à battre Le Pen en utilisant le seul bulletin disponible, celui de Jacques Chirac. Quelques petites dizaines de mois plus tôt, le FPÖ obtenait près de 30 % des voix en Autriche. Fils de nazis (père et mère), à la tête d’un parti créé en 1949 par des nazis, Jörg Haider imposait son parti au deuxième rang du pays, juste derrière des sociaux-démocrates défaits et devant le parti de droite traditionnel. Wolfgang Schüssel, dirigeant du parti conservateur, jusque-là numéro 2 d’un gouvernement de coalition dirigé par un socialiste, contractait alors une alliance avec Haider, incluant une entrée du FPÖ au gouvernement. Gardons-nous bien d’idéaliser le passé mais rappelons tout de même que Jacques Chirac avait mené une offensive diplomatique pour isoler l’Autriche. Sa porte-parole, Catherine Colonna, avait le verbe clair : « Le parti de M. Haider est inspiré par une idéologie qui est à l’opposé des valeurs d’humanisme et de respect de la dignité de l’homme qui fondent l’Union européenne ; comme ses partenaires européens, la France a le souci de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures de l’Autriche, mais elle a aussi le devoir de lui dire quelles seraient les conséquences pour elle en Europe de ses choix. » Suivront des mois de confrontation diplomatique avec l’Autriche de Schüssel-Haider et une série de sanctions. Il est vrai que tout cela finira par une normalisation pure et simple et, même, une poignée de main. Mais tout de même, lectrices et lecteurs de 2022, quel contraste avec notre temps !

« Le président de la République française court à toutes jambes pour être le premier dirigeant à rencontrer Giorgia Meloni, se fait photographier avec elle, main dans la main, accompagne le tout d’un tweet anodin écrit dans la plus pure et la plus vide novlangue macronienne. »

Le président de la République française court à toutes jambes pour être le premier dirigeant à rencontrer Giorgia Meloni, se fait photographier avec elle, main dans la main, accompagne le tout d’un tweet anodin écrit dans la plus pure et la plus vide novlangue macronienne (« En Européens, en pays voisins, en peuples amis, avec l’Italie, nous devrons poursuivre tout le travail engagé. Réussir ensemble avec dialogue et ambition, nous le devons à notre jeunesse et à nos peuples. ») Condamnations, mises en garde, sanctions ? N’y songez pas. L’extrême droite au pouvoir en Italie ? Quoi de plus naturel et normal : serrons-nous vite la main !
Mais le mal est plus profond et plus largement répandu à la fois. Le Pen, encore une fois au deuxième tour de la présidentielle et nombre des siens à celui des législatives ? Ayons le courage de regarder la réalité des réactions en face. Aucune des forces politiques ayant obtenu le plus grand nombre de suffrages à l’élection présidentielle n’a été capable de se positionner clairement et d’appeler à battre l’extrême droite, en toutes circonstances, en utilisant le seul bulletin le permettant. On se rappelle Emmanuel Macron et ses ministres incapables de tenir une position claire, voire justifiant un non-choix par la mise sur le même plan de la NUPES – et, singulièrement, la France insoumise – et de l’extrême droite. Nombre de dirigeants LR ressortirent du chapeau la fameuse « lutte contre les extrêmes » assimilant là encore la NUPES – et surtout LFI – et le RN, quand certains d’entre eux n’allèrent pas plus loin dans le sens de l’extrême droite… Mais allons au bout et ne nous privons jamais de penser ni de parler clair parce que nous sommes engagés dans une alliance dont nous voulons le succès : LFI a tenu la même position que LREM. « Pas une voix pour l’extrême droite. » Point. Voici le paysage politique dominant qui est aujourd’hui opposé à cette extrême droite qui ne cesse de croître dans notre pays : en vingt ans, on est passé d’une condamnation à peu près unanime, ferme et conséquente (même si, alors, on avait raison d’en mesurer les limites) à des contorsions molles et empruntées. Quel désastre ! Quelle déchéance !

« En vingt ans, on est passé d’une condamnation à peu près unanime, ferme et conséquente (même si, alors, on avait raison d’en mesurer les limites) à des contorsions molles et empruntées. Quel désastre ! Quelle déchéance ! »

Hélas, il reste à craindre que nous ne soyons pas encore au bout de cette pente lamentable. Écoutons Le Figaro en la personne de Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro Magazine et, à ce titre, invité hebdomadaire de France Inter. Le 18 octobre dernier, le journaliste évoquait le nouveau gouvernement suédois formé après les législatives ayant accordé 20 % à l’extrême droite, 19 % au principal parti de la droite traditionnelle et 10 % à ses alliés chrétiens-démocrates et libéraux. Tout ce petit monde venait de s’accorder pour gouverner ensemble. Au programme, rien de très surprenant venant de ces horizons politiques, avec force promesses d’en découdre avec les réfugiés et tous les immigrés pour nous en tenir, avec Guillaume Roquette, à ce chapitre – il est vrai toujours très important pour les extrêmes droites contemporaines. Une fois la question suédoise exposée, le journaliste poursuit son expédition scandinave, évoquant la politique des sociaux-démocrates danois : on entend y envoyer au Rwanda les candidats à l’immigration, le temps d’examiner les dossiers… Sous-entendu : c’est une revendication typique de l’extrême droite mais, voyez, elle est mise en œuvre par la social-démocratie, au cœur même des éternelles régions modèles de la gauche socialiste française.
Arrivé à ce stade de la chronique, on a déjà compris que le propos de Guillaume Roquette ne vise pas que la Scandinavie mais veut nous parler de la France. On n’a guère à attendre pour que tout devienne plus explicite encore. À 7 h 20, ce jour-là, on parlait fort librement et ce moment de vérité mérite d’être longuement cité : « La spécificité de la France, c’est que le parti le plus ouvertement anti-immigration, le Rassemblement national, est isolé politiquement et moralement […]. Il y a bien sûr des Français qui croient toujours que Marine Le Pen est un danger pour la démocratie. Mais il y a surtout, me semble-t-il, une droite classique qui ne se résigne pas à n’être qu’une force d’appoint du RN. Du coup, elle préfère rejoindre Emmanuel Macron ou perdre les élections. Jusqu’au jour où cette droite aura vraiment envie de revenir au pouvoir comme les conservateurs suédois, comme les sociaux-démocrates danois. Ce jour-là, à mon avis, les grandes déclarations sur les valeurs seront remisées aux oubliettes et la lutte contre l’immigration pourra tenir lieu de programme commun. »
Voilà qui est clair et qui montre, si ce n’est la prochaine étape, du moins la grande tentation qui tenaille la droite, bien au-delà de ses seules marges radicales. Chaque phrase appellerait commentaire tant elle minimise le danger de l’extrême droite et appelle la droite à s’en rapprocher.

« Le paysage européen et la puissance de l’extrême droite dans notre pays disent l’intensité du péril ; ils nous imposent aussi humilité et lucidité, travail et détermination. »

Dans la dernière période, on avait pu constater les efforts de la droite pour récupérer les électeurs du RN en reprenant toujours plus de mots, toujours plus d’idées, toujours plus de propositions venant de ce bord. Ce fut Nicolas Sarkozy, « La France, tu l’aimes ou tu la quittes », la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale confié à Brice Hortefeux puis à l’ancien dirigeant socialiste Éric Besson… Plus près de nous, Valérie Pécresse passa la seconde et la troisième en ânonnant cette formule raciste issue de l’extrême droite la plus brune : « le grand remplacement ». Là, avec une droite très affaiblie et sèchement défaite, tout se passe comme si quelques-uns de ses intellectuels organiques lui susurraient d’aller nettement plus loin : foin des murs, des digues et des « valeurs », allons vers l’alliance, seule voie vers le pouvoir.
Dans un contexte d’inflation forte et de vie dégradée, il y a quelque illusion à penser que le pouvoir macronien, incurablement arrogant sur la forme, et fidèlement antisocial sur le fond, sera en mesure de faire un barrage pérenne et efficace à une extrême droite à laquelle en outre, Gérard Collomb puis Gérald Darmanin (entre autres) aidant, il emprunte plus d’une note.
Dès lors, se préoccuper de l’extrême droite pour faire refluer les vagues brunes ne saurait être une question secondaire pour le camp progressiste. À condition de le faire sérieusement, sans conclusion prémâchée ni grands discours pré-écrits. Le paysage européen et la puissance de l’extrême droite dans notre pays disent l’intensité du péril ; ils nous imposent aussi humilité et lucidité, travail et détermination.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022