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On ne fête plus vraiment les anniversaires. Je ne parle pas de ceux des amis, des parents, mais de ceux des figures de notre temps qu’on a envie de fêter parce qu’ils nous bousculent, nous élèvent. On a peut-être en mémoire « Chagall à la quatre-vingtième neige » ou le « Discours pour les grands jours d’un jeune homme appelé Pablo Picasso », autant d’écrits vibrants d’Aragon publiés dans Les Lettres françaises dans les années 1960-1970 à l’occasion de l’anniversaire de ces artistes. Mais justement, ce ne sont sans doute pas ces textes qu’on a le plus en mémoire et qui tendent à nous rendre cois. N’est-ce pas le pétrifiant souvenir des chants héroïques à la gloire de « l’homme que nous aimons le plus », le souvenir confus des tombereaux de cadeaux offerts à Staline avec l’aveugle confiance de ces temps terribles ? Il n’est que de se rendre sur le site de Ciné-Archives, d’y entendre le grand Éluard chanter tragiquement les louanges de Staline à l’occasion de son 70e anniversaire pour ne plus jamais avoir envie de célébrer qui que ce soit de vivant – voire qui que ce soit, tout court…

« On n’inventera jamais si bien qu’en ayant avec soi la richesse profuse des expériences passées. »

Alors nous voilà réduits à célébrer les morts. Bien sûr, l’exercice n’est nullement vain : notre mémoire est si fragile et si trouée à l’heure du culte général du présent qui est aussi celle où « les nôtres » sont si patiemment ensevelis, effacés ou, quand leur souvenir demeure trop vivace, copieusement calomniés. Or on n’inventera jamais si bien qu’en ayant avec soi la richesse profuse des expériences passées. Mais le passé, justement, s’il ne périme pas tout d’une pensée, d’une démarche, d’une œuvre – tant s’en faut – oblige à plus d’une contorsion : qu’est-ce que ces mots d’hier peuvent dire pour aujourd’hui ? Ou, pour le dire autrement : toutes les œuvres humaines passées sont d’un apport absolument déterminant mais elles appellent des pas de côté, de complexes réflexions autour des prolongements nécessaires, des actualisations pertinentes. Autant de lignes pour en arriver à cette conclusion triviale : on a tant à gagner à penser avec les morts mais on a tant à perdre à penser sans les vivants.
De ce point de vue, les anniversaires restent des occasions pour piquer la curiosité, pour inviter à découvrir, pour inciter à se confronter à une œuvre. Avec ce singulier avantage des vivants que ladite œuvre peut être plus proche des configurations de notre temps, qu’un échange peut être tenté avec l’auteur…
Les vertus de l’anniversaire des vivants n’ont d’ailleurs pas complètement échappé à tous nos contemporains même si on sent bien l’époque moins friande que jadis. De tous côtés, on a ainsi fêté les 100 ans d’Edgar Morin. Et il n’y a rien à dire contre cela mais vous me voyez venir, en creux : fête-t-on beaucoup de communistes vivants ?

« On a tant à gagner à penser avec les morts mais on a tant à perdre à penser sans les vivants. »

Si vous avez lu la récente édition des interventions d’Aragon au Comité central du PCF (Annales de la SALAET), vous reviennent peut-être les phrases suivantes, prononcées en 1964 dans le cadre de l’examen des documents préparatoires au 17e congrès :
« Les intellectuels, communistes et non communistes, ont un rôle irremplaçable de création scientifique et artistique. […] Il n’y avait pas besoin de dire que c’est « dans le parti » [que les intellectuels ont un rôle irremplaçable de création scientifique et artistique], d’ailleurs ce n’est pas du tout sûr. Il peut y avoir des périodes très longues pendant lesquelles pas un intellectuel communiste ne fera avancer, par exemple, la science […] d’un pas et où ce seront d’autres intellectuels qui le feront. Et alors ? Vous considérez que ça serait contre, que de le penser, ça serait contre le parti ? Mais pas du tout. Mais pas du tout. Le parti n’y peut rien par rapport au talent et encore plus au génie, à l’invention de ses membres. »
Vous me direz peut-être que nous ne fêtons personne parce qu’il n’y a personne à fêter. Eh bien, je ne le crois pas. Pas du tout. Je sais bien tout le foisonnement et toute la richesse qui ont pu être, dans ce domaine comme dans d’autres, ceux des communistes il y a cinq ou six décennies. Je sais bien notre situation – dans ce domaine comme dans d’autres – moins florissante si on s’obstine à la comparer à ces temps éloignés. Pour autant, il ne s’est pas rien passé, rien pensé, rien écrit, rien tenté depuis cinquante ans dans cette partie de notre peuple qui regarde de notre côté. Je crois qu’il est temps de considérer tout cela et que si nous ne nous en préoccupons pas nous-mêmes, ce n’est pas l’idéologie dominante qui s’en chargera à notre place.

«  Il ne s’est pas rien passé, rien pensé, rien écrit, rien tenté depuis cinquante ans dans cette partie de notre peuple qui regarde de notre côté. »

Depuis Khrouchtchev, nous sommes embarqués dans une entreprise – qui eut, bien sûr, d’immenses mérites, en nous dégageant de Staline et en nous invitant à regarder vraiment Marx – de régression chronologique et de rétraction de notre patrimoine : les banderoles Marx-Engels-Lénine-Staline ont d’abord éliminé – fort heureusement – le plus à droite de la bande, avant que Lénine lui-même ne succombe entraînant quasiment avec lui Engels dans une série de « retours à » qui se présentaient comme autant de conquêtes. Je crois qu’il faut arrêter avec ces démarches qui s’apparentent à une sorte de christianisme réformé (la Réforme, c’est revenir à la pureté des origines, à la source christique). Il ne s’agit bien sûr pas de rétablir quelque tétrarchie que ce soit et de revenir à la situation d’avant 1956 mais d’embrasser notre patrimoine sans frilosité chronologique : cela passe par les années 1920, les années 1930 (saluons d’avance le livre sur Vaillant-Couturier promis par Jean-Michel Leterrier), etc. ; cela passe aussi par les années 1970, les années 1980, les années 1990, etc.
En 2023, nous avons la chance de compter parmi nous des personnalités de premier plan auxquelles, je trouve, nous ne demandons pas tant de choses. Pour eux comme pour nous tous, quelques anniversaires arrivent. On aurait tort de ne pas s’en saisir pour les fêter et appeler à les lire, sans idolâtrie ni génuflexion mais pour en faire, mieux et vraiment, un patrimoine commun, pour nous aider à construire tout ce qui doit l’être. Dans le paysage aux mille ravins qui est celui de notre temps, est-ce bien un luxe ?

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune34 • mai/juin 2023