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Parce que la lutte contre l’extrême droite est ancrée au plus profond de bien des cultures politiques mais aussi parce que l’extrême droite est abondamment utilisée comme épouvantail pour entraîner le vote en faveur de libéraux, dont les politiques peinent à susciter un enthousiasme majoritaire spontané, nous avons, en France et, singulièrement à gauche, une hypersensibilité aux progrès de l’extrême droite dans le monde. Regardez, si vous en avez l’occasion, le thème des articles français consacrés à la Grèce en 2014 et dans les premiers mois de 2015 : vous y verrez partout Aube dorée et infiniment moins Syriza, alors même que Tsipras – temps si lointain… – devait l’emporter en septembre… Avez-vous jamais lu en couverture d’un journal « l’extrême droite recule » en Europe ou dans tel ou tel pays ? Pourtant, rappelez-vous Jörg Haider : près de 30 % pour son parti, le FPÖ, en 1999, une entrée en force au gouvernement autrichien (couverture médiatique maximale, à juste titre d’ailleurs) ; en 2004, à peine plus de 5 % (dans l’indifférence médiatique la plus complète)… Tout se passe comme si, quels que soient les résultats réels de l’extrême droite dans tel ou tel point du globe, de toute façon, on vous dira qu’« elle monte ».
Il s’agit donc de regarder les évolutions idéologiques et électorales en retirant ce genre de lunettes qui font tout voir en brun quand bien même cette teinte déclinerait.
Faisons un tour de nos voisins dans le prolongement de la riche série de rencontres initiée récemment par la Fondation Gabriel-Péri (« Extrêmes droites en Europe »).

« Il s’agit de regarder les évolutions idéologiques et électorales en retirant ce genre de lunettes qui font tout voir en brun quand bien même cette teinte déclinerait. »

Commençons par le nord et voyons, en Belgique, le Vlaams Belang/Vlaams Blok. Dans les années 1970, ce parti oscille entre 1 et 2 %. Ça décolle dans les années 1990 pour franchir la barre des 5 %. Nouveau siècle, nouveau palier franchi, celui des 10 %. Pas de linéarité pour autant avec quelques rechutes en deçà des 5 % mais, tous les derniers sondages réalisés en vue de prochaines élections législatives de juin donnent le parti en tête, tant en voix qu’en nombre de sièges : environ un tiers des députés pourrait être issu de cette formation dans quelques semaines (devant nos amis du Parti du travail de Belgique donnés à 25 %). Poussons jusqu’aux Pays-Bas. Le parti de Geert Wilders, le Parti pour la liberté (PVV) a raflé il y a quelques mois près du quart des voix et des sièges, l’installant au premier rang des formations néerlandaises. Créé en 2006 et obtenant alors moins de 6 % des voix, le PVV dépasse les 15 % dès la fin de la décennie. Malgré un revers en 2012, c’est le triomphe dans la dernière période.
Filons plus au sud avec l’Allemagne. Né des flancs mêmes de l'Union chrétienne-démocrate (CDU), l’Alternative pour l'Allemagne (AfD) voit le jour en 2013. Résultats modestes : moins de 2 % aux législatives et aucun député. Les débuts sont en outre assez chaotiques sur le plan de l’orientation exacte du mouvement – les fondateurs de l’AfD quittent bientôt leur parti, considérant que celui-ci évolue trop à droite à leurs yeux. Mais dès 2017, la barre des 10 % est nettement franchie. Les sondages (bien précoces, les législatives étant prévues pour 2025) donnent désormais l’AfD à plus de 20 %, à deux doigts de la première place conservée par la CDU mais loin devant les socialistes (sans parler de Die Linke qui ne cesse de reculer).
La Suisse, à présent. L’affaire est un peu délicate car elle pousse à s’interroger sur l’étiquetage des formations politiques. Si les partis précédemment évoqués peuvent être sans grand débat classés à l’extrême droite, la situation suisse semble plus complexe. Soit on ne retient que les mouvements les plus absolument extrêmes et il faudra parler de la singularité suisse : pas d’extrême droite au parlement. Soit, en analysant les discours et les positions de l’UDC, il faut au contraire affirmer que, avec ce parti, l’extrême droite est depuis bien des années la première force du pays (plus de 25 % des voix et des sièges de l’Assemblée fédérale).

« Tout se passe comme si, quels que soient les résultats réels de l’extrême droite dans tel ou tel point du globe, de toute façon, on vous dira qu’“elle monte”.

Faut-il évoquer l’Italie dont chaque lectrice et chaque lecteur connaît le nom de celle qui est rien moins que Première ministre depuis l’automne 2022. Certes, Marine Le Pen considère qu’arrivée au pouvoir, Giorgia Meloni a molli. Elle appelle désormais à soutenir Matteo Salvini. Reste que Fratelli d’Italia pesait 2 % en 2013, 4 % en 2018, 26 % en 2022... auxquels il faut ajouter, avec la Ligue du Nord de Salvini, 4 % en 2013 (soit 8 % en additionnant), 17 % en 2018 (21 %), 9 % en 2022 (35 %).
En Espagne, le parti de droite traditionnelle (le Parti populaire) étant ce qu’il est (liens complexes avec le franquisme), des questions d’étiquetage pourraient légitimement se poser. Concentrons-nous cependant sur Vox, création de 2013 à l’initiative de Santiago Abascal, ancien député du PP. C’est 0,2 % en 2015 et en 2016 mais 10 points de plus en avril 2019 (10,2 %), encore 5 de plus en novembre de la même année (15 %) et un léger repli lors des dernières élections législatives de l’an passé (12 %).
Bouclons la boucle avec le Royaume-Uni pour trouver cette fois-ci un pays sans parti d’extrême droite notable. Le Front national britannique, groupuscule des années 1960, n’a jamais dépassé 1 % des suffrages. Le Parti national britannique (BNP) a frôlé les 2 % en 2010, ce qui demeure son record (jamais égalé depuis). Envers et contre tout, le Royaume-Uni reste dominé par trois partis qui semblent indéboulonnables : le parti conservateur, le parti travailliste, les libéraux. Ces trois formations recueillaient près de 90 % des suffrages exprimés lors des dernières élections. Assurément, les conservateurs britanniques ne constituent pas une droite à la modération infinie mais il paraît hasardeux de classer ce parti dans la famille de l’extrême droite au même titre que l’AfD ou le PVV.
Ce petit tour des voisins de la France est assurément bien rapide. Constitué à partir d’un étiquetage sommaire et fondé sur les seuls résultats électoraux, il n’est pas une photographie exacte des identités politiques européennes. Reste que, Grande-Bretagne mise à part, on peut tout de même se sentir encerclé tant l’extrême droite est forte et, de fait, en tendance, monte rapidement tout autour de notre pays.
Passé le stade de la description – fût-elle sommaire, comme dans le cadre de ce court texte –, il s’agirait de passer à l’essentiel : la compréhension du phénomène. Voire, si nous voulions raisonner prioritairement pour le cas français, poser la question de la nature commune ou non des dynamiques à l’œuvre chez nos voisins, sans écarter le cas singulier de la Grande-Bretagne.

« Où qu’on tourne les yeux, on ne voit que montagnes de différences qu’on ne saurait hâtivement araser au titre de singularités contextuelles négligeables.  »

Mesurons la difficulté de la tâche tant la vie politique ne saurait se concevoir vraiment à l’échelle européenne – même si on limitait arbitrairement l’Europe aux seuls pays limitrophes de la France. Prenez les Pays-Bas par exemple et il vous faut imaginer un pays n’ayant jamais compté de parti communiste puissant, un pays au contraire profondément marqué par une question religieuse qui surdétermina longtemps nombre d’aspects de la vie sociale et politique. Prenez la Belgique et voyez l’importance de la question nationale. Où qu’on tourne les yeux, on ne voit que montagnes de différences qu’on ne saurait hâtivement araser au titre de singularités contextuelles négligeables. Et pourtant, elle monte dans la diversité de ces pays.

À suivre...
Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.