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C’est le refrain du moment : désormais, le RN ne fait plus peur à personne ; il est devenu un parti comme un autre ; à tout prendre, c’est même la France insoumise qui suscite le plus d’inquiétudes.
Il est bien difficile de trouver des éléments indubitables pour évaluer la véracité de tout cela. La question est pourtant de singulière importance.
Il existe en tout cas certains signaux inquiétants. Le mois de novembre 2023 n’en a pas été avare avec, par exemple, Serge Klarsfeld puis Élie Chouraqui se réjouissant qu’un parti aux origines antisémites avérées appelle aujourd’hui à manifester contre l’antisémitisme. Il faudrait donc croire sur paroles les déclarations faites, la main sur le cœur, par les dirigeants du RN se présentant – sans vergogne ! – comme un rempart pour les juifs. C’est aller bien vite en besogne. Quelques rappels à toutes fins utiles et sans partir trop loin dans le temps puisqu’on nous dit que le Front national a changé – à tel point qu’il a changé de nom –, que Marine Le Pen n’est pas son père, qu’elle a d’ailleurs exclu en 2015, etc., etc.

« Croire que le RN ait vraiment abandonné son orientation d’origine, c’est un peu croire au père Noël quand dépasse pourtant l’élastique tenant la fausse barbe. »

Remontons le temps mais restons-en au parti de Le Pen fille. Partons, par exemple, en 2017. Nous sommes après le premier tour de l’élection présidentielle. Marine Le Pen vient de se qualifier pour le second tour. Elle se met en congé de son poste de présidente du FN, laissant la place à Jean-François Jalkh. Qui est cet homme, jusqu’alors premier vice-président du parti et, partant, homme bénéficiant de toute la confiance de Marine Le Pen qui lui confie sciemment les rênes du parti ? Il s’agit d’un cadre d’extrême droite au profil assez banal : en 1991, il se rend aux côtés du patron du moment (Le Pen père) à l’église intégriste Saint-Nicolas-du-Chardonnet pour une cérémonie de commémoration du maréchal Pétain. Une dizaine d’années plus tard, interrogé par la politiste Magali Boumaza, notre homme distingue parmi les négationnistes et les révisionnistes : certains seraient « détestables » et d’autres « sérieux » à l’image du sinistre Robert Faurisson ; on discute les questions de faisabilité technique de l’extermination dans les camps nazis… C’est ce même homme qu’assiste en 2015 un certain Jordan Bardella. Jalkh est alors député européen, poste qu’il occupe toujours actuellement, reconduit par le parti de Marine Le Pen en 2019. On pourrait aussi rappeler que Bruno Gollnisch est toujours membre du Conseil national du RN, reconduit sans mal lors du congrès de novembre 2022, etc., etc. Bref, croire que le RN ait vraiment abandonné son orientation d’origine, c’est un peu croire au père Noël quand dépasse pourtant l’élastique tenant la fausse barbe.
Il apparaît clair qu’il s’agit bien plutôt de communication. Comme le montre chaque année la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dans son précieux rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, c’est bien parmi les partisans de l’extrême droite – et non pas, en premier lieu, dans les « banlieues islamisées » fantasmées et vilipendées dans bien des média – que se comptent le plus grand nombre d’antisémites. Prenons le rapport 2022 et les fruits d’une enquête lancée par la CNCDH : 15 % des Français considèrent qu’on « parle trop de l’extermination des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale » mais c’est un sympathisant du RN sur quatre qui soutient cette opinion ; 38 % des Français estiment que « les Juifs ont un rapport particulier avec l’argent » mais l’idée est partagée par 54 % des sympathisants du RN. Pas de surprise : l’extrême droite est l’extrême droite. Reste que, pour espérer conquérir le pouvoir, la stratégie de Le Pen s’est imposée d’elle-même : face à un pays insuffisamment gagné à ses thèses, il lui faut gommer les aspérités voire tenter de spectaculaires contorsions médiatiques à l’image des paroles prononcées publiquement sur l’antisémitisme.

« Comme le montre chaque année la Commission nationale consultative des droits de l’homme c’est bien parmi les partisans de l’extrême droite – et non pas, en premier lieu, dans les « banlieues islamisées » fantasmées et vilipendées dans bien des médias – que se comptent le plus grand nombre d’antisémites. »

Mais tout cela ne nous dit pas ce qu’il en est de la perception du RN dans le pays : ce parti apparaît-il aussi banal qu’un autre ? La supercherie prend-elle ?
Il est des signaux à ne pas négliger. En 1997, le Front national tient son 10e congrès à Strasbourg. Les forces progressistes parviennent alors à mobiliser 50 000 personnes pour défiler dans les rues de la cité alsacienne contre le parti de Le Pen. Cinq ans plus tard, chacun se rappelle et le choc de la qualification au second tour de Jean-Marie Le Pen et la puissance de la réaction populaire qui avait suivi : des millions dans la rue et 82 % pour Chirac. Que tout ceci s’érode, c’est peu dire. De manifestations massives contre le RN, on n’en voit guère et les 82 % de Chirac sont devenus, péniblement, 59 % l’an passé – soit une baisse de 25 points en 20 ans ! Depuis des années, Marine Le Pen trône même dans les hauteurs des classements des personnalités politiques préférées des Français – il est vrai que personne ne monte jamais bien haut dans ces classements (en général, le premier ne recueille même pas une majorité d’approbation), de sorte qu’avec une bonne minorité de convaincus, on est vite dans les sommets mais Le Pen à ce niveau de popularité, c’était impensable au début du siècle présent.

Pour autant, on ne saurait juger d’un phénomène à la seule lumière des mobilisations hostiles qu’il suscite et des votes qu’il entraîne – même si cela compte rudement. Les sondages ont bien des biais et on ne leur accordera pas un crédit sans limite mais examinons tout de même avec sérieux la « Radioscopie de l’électorat du Rassemblement national », cette vaste enquête menée il y a quelques mois par l’IFOP auprès de plus de 3 000 personnes. Qu’en ressort-il ? Tout ce qu’on savait déjà sans cette enquête, à savoir que le RN progresse partout (hommes, femmes, ouvriers, cadres, grandes villes, périurbain, rural, jeunes, vieux, etc.), est jugé de plus en plus capable de gouverner, réformer… mais l’enquête montre aussi certains aspects qu’on finit par perdre de vue. À la question : lorsqu’il vous arrive de voter pour le RN, est-ce plutôt par rejet des autres partis ou par adhésion à ce parti ? Une large majorité de ceux qui votent pour le RN (61 %) répond toujours par rejet. Continuons : pour 70 % des sondés, le RN est un parti d’extrême droite – rappelons que le RN n’aime pas cette qualification, préférant celle de « droite nationale » voire de populiste. Près de deux tiers considèrent qu’il s’agit d’un parti raciste, 55 % qu’il est dangereux pour la démocratie. Excusez du peu. Poursuivons : et si le RN arrivait au pouvoir ? Ça représenterait un « saut dans l’inconnu pour le pays » (73 %), ça « provoquerait des émeutes dans les banlieues » (72 %), des « manifestations massives partout dans le pays » (69 %), « provoquerait une flambée d’actes et de violences à caractère raciste » (64 %), « nuirait à l’image de la France à l’étranger » (64 %)… 

« Lorsqu’elle ne prend pas la peine de se peinturlurer le visage avec des kilos de maquillage, l’extrême droite dans le pays reste fondamentalement minoritaire. Cela ne vaut pas soulagement car le péril est plus grand que jamais en notre siècle mais cela donne peut-être un éclairage pour la bataille à mener. »

Bien sûr, il s’agit d’une poussière d’indices – qui sont, par ailleurs, tous en recul. Reste que, si banalisation du RN il y a, elle est encore loin d’être achevée.
Laissons un court instant le RN pour envisager l’extrême droite plus globalement. Voyons Reconquête par exemple. Il est frappant qu’en dépit de ses puissants soutiens médiatiques et autres, Zemmour reste, d’une enquête à l’autre, la personnalité politique la plus massivement rejetée par le pays. On n’est pas à 100 % (61 % de rejet pour Odoxa ; 73 % d’image négative pour Elabe, dont 55 % d’image « très négative ») mais cela dit tout de même que, lorsqu’elle ne prend pas la peine de se peinturlurer le visage avec des kilos de maquillage, l’extrême droite dans le pays reste fondamentalement minoritaire. Cela ne vaut pas soulagement car le péril est plus grand que jamais en notre siècle mais cela donne peut-être un éclairage pour la bataille à mener.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023