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Où qu’on se tourne, on vous le dit : l’extrême droite vient. Les plus optimistes discutent la date : 2027, sans doute, ou sinon 2032. Il ne s’agit pas tant d’une conclusion sur les mérites et dynamiques comparés du libéralisme et du fascisme, à la façon, au mitan du siècle dernier, d’un Schumpeter (1883-1950) concluant à regret à « la marche au socialisme ». Non, ce ne sont pas les seuls sectateurs des Le Pen père et fille ou les doctes spécialistes de l’extrême droite qui vous le soutiennent après une étude serrée des idéologies, des réalisations, des programmes et des tendances. Non, cette arrivée prochaine de l’extrême droite au pouvoir en France semble de l’ordre du fait plutôt que de l’opinion : ça fait des années que ça monte et on y a échappé de peu la dernière fois, ça ne pourra pas durer éternellement, l’extrême droite va gagner… Vous le disant, les mines prennent des airs qui vont de l’incrédulité (je le dis mais sans y croire jusqu’au bout) à la pointe d’excitation mal avouée (que va-t-il donc se passer, depuis le temps qu’on nous en parle ?) en passant par la résignation tragique (il n’y a rien à faire). Bien sûr, j’imagine qu’il est en ce pays des mines qui se font franchement réjouies à l’annonce de pareille perspective mais la vie fait que ni vous, chère lectrice, cher lecteur de Cause commune, ni moi ne devons être des interlocuteurs à qui on peut adresser ce sourire complice.

« L’extrême droite, dans la France de 2023, n’est décidément pas une question comme une autre. »

Reste que dans cette panoplie, je crois que c’est l’incrédulité qui domine. Un peu comme avec le réchauffement climatique et ses ultimatums auxquels beaucoup croient sans y croire. (Il ne reste que cinq ans pour tout changer avant qu’il ne soit trop tard. Les cinq années passent sans qu’on change grand-chose. La situation empire incontestablement mais on est toujours là et il reste à nouveau cinq années avant qu’il ne soit trop tard… Je ne décris pas là un quelconque climatoscepticisme (ça existe, bien sûr, mais ce n’est pas de cela que je veux parler ici) mais une vie avec la conscience que le réchauffement climatique est un problème absolument majeur et urgent, que la catastrophe va arriver mais, à mesure qu’on avance, c’est comme si celle-ci reculait toujours (là, c’est dur mais, dans cinq ans, si rien n’est fait, ce sera la catastrophe…). Je ne suis pas sûr de bien me faire comprendre. Reformulons : j’ai l’impression que beaucoup vivent avec l’idée du réchauffement climatique sur le modèle d’une apocalypse. À un moment, les portes de l’Enfer vont s’ouvrir ; on passera de A à B. De fait, ce moment n’arrive pas mais la dégradation incontestable renforce cette crainte du moment terrible en même temps que la non survenue de la catastrophe absolue, toujours imminente mais jamais effective, finit par pousser à l’incrédulité (ça va venir mais ça fait tellement longtemps qu’on dit que ça va venir et que ça ne vient pas que je peux peut-être vivre et agir comme si rien n’allait vraiment changer substantiellement dans un horizon court) ou, peut-être, plus dialectiquement, à une sorte de schizophrénie, à la coexistence de deux éléments contraires : d’un côté, je sais qu’on est engagé dans une dynamique d’extrême péril ; de l’autre, rien de si majeur n’étant directement perceptible par moi, eh bien… Traduisez politiquement, si vous permettez ce saut : d’un côté, je sais qu’il faudrait tout changer en urgence ; de l’autre, est-ce vraiment la priorité des priorités ?)

« Mieux la comprendre et la peser ; mieux mesurer son écho et les raisons de celui-ci ; réfléchir aux moyens d’un reflux, voilà autant de réflexions qui s’imposent. »

Je referme cette parenthèse aussi interminable qu’alambiquée mais il me semble qu’il en va un peu de même, dans de larges fractions de notre peuple, par rapport à l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. On a, hélas, bien des raisons pour penser que l’extrême droite va arriver au pouvoir dans notre pays – sondages, dynamiques électorales et médiatiques, inévitables échos dans l’expérience personnelle vu l’ampleur du phénomène (qui, aujourd’hui, ne connaît personne de près ou de loin qui vote, va voter, est tenté par le vote RN ?), place de l’extrême droite dans des pays limitrophes – mais ça fait si longtemps qu’on l’annonce sans que ça advienne, ça fait si longtemps que l’épouvantail est brandi pour faire voter pour n’importe qui que la corde est comme usée. Autrement dit, la peur a toutes les raisons de grandir en même temps qu’elle est de plus en plus émoussée. Tentez avec moi le même saut dans le politique : ne retrouve-t-on pas la même tendance schizophrénique ? Premièrement, l’extrême droite est aux portes du pouvoir et lui barrer la route est la question numéro un. Deuxièmement, en même temps, on a eu si peur de ça et ça n’est toujours pas arrivé, de sorte qu’on finit par douter de la réalité de cette issue, ce qui fait chuter d’un coup le caractère stratégique et prioritaire de la question. Compliquons un peu les choses et tendons l’oreille : l’extrême droite est au pouvoir, d’une manière ou d’une autre, en Italie, en Hongrie… y a-t-on basculé dans un régime de type nazi ? Autrement dit, grandit aussi cette question dans une partie de notre peuple : l’extrême droite, est-ce si dangereux qu’on l’a dit ? (Un peu comme le réchauffement climatique, par nouvelle parenthèse.)

« Ça fait des années que ça monte et on y a échappé de peu la dernière fois, ça ne pourra pas durer éternellement, l’extrême droite va gagner… Vous le disant, les mines prennent des airs qui vont de l’incrédulité à la pointe d’excitation mal avouée en passant par la résignation tragique.

N’entrons pas, à cette étape, dans l’évaluation du bien-fondé de cette idée de plus en plus dominante (« l’extrême droite va l’emporter très prochainement en France ») mais mesurons qu’elle est porteuse d’effets politiques puissants dès lors qu’on y croit sérieusement. Je n’en prends que deux, guère réjouissants : Premièrement, je suis très mécontent de la politique menée par le pouvoir actuel, vers où porter mon soutien pour que ça change ? La réponse risque fort d’être le RN comme force perçue comme une opposition, et une opposition la plus à même de l’emporter. Deuxièmement, je veux absolument empêcher le RN d’arriver au pouvoir et suis persuadé qu’il est sur le point d’y accéder. Pour des millions de Françaises et de Français, la réponse peut consister à voter pour n’importe quel candidat non RN pourvu qu’il soit perçu comme en mesure d’empêcher un ou une Le Pen d’accéder à l’Élysée.
Bref, l’extrême droite, dans la France de 2023, n’est décidément pas une question comme une autre. Mieux la comprendre et la peser ; mieux mesurer son écho et les raisons de celui-ci ; réfléchir aux moyens d’un reflux, voilà autant de réflexions qui s’imposent. Avec humilité et une certaine liberté exploratoire, les prochains éditos de Cause commune s’y risqueront. Après ces quelques mots comme des orteils à peine posés dans la mer, il faudra bien poursuivre et tenter d’avancer davantage.
À suivre…

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023