Par

guillaume-edito.jpg

Qu’il est difficile, pour l’honnête citoyenne, le simple citoyen, de se faire une idée juste de ce qui se passe loin de nos frontières. Vous voilà étroitement dépendant des grandes sources d’informations médiatiques sans avoir en vis-à-vis votre expérience pour affiner, nuancer voire contredire. Imaginez devoir penser l’état de la France avec les seules informations de Dominique Seux ou François Lenglet, sans pouvoir mettre en regard la connaissance de votre propre situation, celle de votre femme ou mari, de votre famille, de vos collègues, voisins… Vous me direz qu’en 2023, il y a Internet et les réseaux sociaux mais reconnaissez que dans cet océan, on se trouve plus vite confronté au continent de déchets qu’aux perles rares… sans même parler de la barrière de la langue, de la maigreur des repères dont le non spécialiste dispose pour faire la différence entre une source fiable et une source fantaisiste… Bref, il est bien difficile de voir clair en ce domaine et l’idéologie dominante ne s’en trouve que mieux.
Ajoutez, pour ce qui concerne l’Ukraine – puisque c’est de ce drame dont il va être question –, un stock de connaissances de départ à peu près nul. Qu’est-ce qu’un élève, même bachelier, ou un étudiant diplômé de l’enseignement supérieur, sait de ce pays, de sa culture, de son histoire, de ses débats politiques ? On pense à Aragon disant à Francis Crémieux au lendemain de la Guerre d’Algérie : « C’est sans doute par les événements d’Afrique du Nord que j’ai compris mes ignorances, le manque de culture, qui ne m’était pas propre d’ailleurs : qu’est-ce qu’un Français sait de l’histoire de l’Égypte, de la Tunisie, de l’Algérie, du Maroc, du Mali, du Soudan ou de l’Espagne musulmane simplement ? » Bien sûr, Aragon ne s’en tient pas au constat. Quand il dit ses mots, il sort d’une immersion de plusieurs années dans la culture arabe, ce qui lui permet d’écrire Le Fou d’Elsa. Mais tout le monde n’est pas Aragon, ni hier ni aujourd’hui hélas, ni pour les mondes arabes ni pour les mondes slaves.

« Poutine appartient à cette famille qui ravage le monde : la droite nationaliste. »

Ajoutons une autre difficulté encore, redoutable pour notre peuple : la question nationale. Un Français peut comprendre aisément l’invasion d’un territoire et la libération de celui-ci. La place de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance ne cesse de décliner dans la conscience commune mais tout de même, chacun sait encore cela. Un territoire est français ; il est envahi par un peuple qui l’occupe ; il est libéré. C’est net. Mais que les frontières mêmes d’un territoire puissent être discutables, fragiles et récentes, que les langues parlées tous les jours par le grand nombre puissent être dissemblables d’une région à l’autre, voilà qui est profondément exotique pour un Français. Un territoire est d’un pays ou ne l’est pas ; il ne peut l’être à moitié, aux trois quarts… Certes, on se rappelle vaguement que Nice et la Savoie ont été rattachés sous Napoléon III. Ce n’est pas si loin mais ça l’est suffisamment pour relever de l’histoire morte : ça n’a plus de liens immédiats et incarnés avec le monde des vivants. Qu’on soit à Nice ou à Toulon, c’est la même chose, c’est la France, indiscutablement, et personne n’aurait l’idée de prétendre le contraire ni de discuter la frontière. Bref, l’Ukraine et son histoire tortueuse, ses frontières mouvantes, sa population composite… : rien de plus étranger à un Français, a fortiori pour les nouvelles générations qui, au moins depuis la chute de l’URSS, n’ont plus guère été amenés à se pencher sur cette partie du monde, ni à l’école ni dans les médias.
Pourtant, l’horreur de ce qui se passe dans ce pays envahi nous fait un devoir de comprendre, non pour le seul amour de la connaissance, mais pour donner un cap à l’action de notre pays.
D’abord, la paix. On nous a rebattu les oreilles depuis des décennies avec le mythe de la « guerre propre ». Chaque guerre réelle chie dans la bouche de ces formules de communicants. La guerre, partout, toujours, c’est le cri, le sang, les larmes, la merde, les membres broyés, percés, perdus… C’est la mort, la peur, les esprits qui déraillent, les corps devenus fétus dans les mains de l’Histoire… Arrêter l’horreur : c’est le premier objectif. Nécessairement.
Mais comment l’arrêter effectivement et durablement ? Il faut d’abord reconnaître qu’il y a un agresseur et un agressé. Je sais bien que demeure dans certaines (petites) parties du pays un certain philosoviétisme hérité de la Seconde Guerre mondiale qui, mêlé à un anti-américanisme, tend à se montrer sensible aux thèses de Vladimir Poutine. Mais qu’on prenne le temps de lire et écouter Poutine ! Qu’on regarde la politique qui a été la sienne en Russie et au-delà des frontières du pays ! Cet homme appartient à cette famille qui ravage le monde : la droite nationaliste. Négation sur tous les plans de Lénine – que Poutine considère comme l’origine de tous les maux de la Russie contemporaine –, il se veut tsar du XXIe siècle. Nous n’avons rien en commun avec ce lamentable personnage qui, il y a un peu plus d’un an, a décidé d’envahir l’Ukraine.

« Trouver le chemin d’une paix durable en Ukraine implique d’affronter en même temps toutes les questions, faisant taire les appétits nationalistes – tous décuplés par la boucherie – et les ambitions évidentes des grandes puissances. »

Ceci posé, si on veut vraiment gagner la paix, convient-il, comme le disent maints dirigeants « occidentaux » de vaincre la Russie ? et jusqu’à quel point ? Pour faire la paix en Ukraine, faut-il envahir la Russie ?
Certains intellectuels en manque de grande cause qui puisse les faire briller ne manquent pas de nous pousser aux solutions les plus extrêmes, citant l’antifascisme des années 1930, l’Espagne… Cet élan moral soudain ne laisse pas de susciter un certain malaise, pour au moins trois raisons.
La première, c’est qu’il est toujours infiniment pénible de voir de belles chemises blanches appeler à faire une guerre qui ne leur arrachera jamais un bouton. La disproportion entre la sentencieuse et satisfaite parole qui n’entraîne pour son auteur que la conséquence d’une gloire renforcée – et, éventuellement, le sonnant de droits d’auteur – d’une part, et, de l’autre, l’indicible boucherie qu’elle porte en elle pour des milliers de jeunes gens donne toujours un haut-le-cœur impossible à refréner.
La seconde, c’est l’identité de certains protagonistes exigeant soudain l’accomplissement de la vertu sur la Terre. Biden en Robespierre, Sunak en Couthon et Morawiecki en Saint-Just : on n’arrive pas à y croire… Connaissant un peu ce petit monde, on est tenté de se demander : cui bono ? à qui tout cela profite-t-il ? Est-ce vraiment par vertu qu’ils veulent soutenir ce peuple agressé ou par quelque intérêt ? On ne peut évidemment s’aveugler en la matière et cela n’est pas sans conséquences sur la position à tenir si c’est bien la paix et la justice qui sont notre boussole. De ce point de vue, sans méconnaître l’instrumentalisation qui en est faite par Poutine, la question de l’OTAN demeure posée.

« Les tensions qui existaient avant la guerre ne trouveront pas de solution durable avec la guerre, dût-elle se traduire par le triomphe du mot d’ordre « vaincre la Russie »

Enfin, il faut affronter un problème délicat : a-t-on le droit d’émettre des réserves sur le gouvernement d’un peuple quand celui-ci est sous les bombes depuis plus d’un an ? Nous, les communistes français, avons, je crois, trop payé cette injonction au silence public : émettre des réserves sur l’URSS, c’est faire le jeu de l’impérialisme américain, etc., etc. On connaît la chanson, ici à peine actualisée en changeant l’identité des protagonistes (émettre des réserves sur le pouvoir ukrainien, c’est faire le jeu de l’impérialisme russe, etc., etc.). Si on vise vraiment la paix, on n’a pas le droit de se dissimuler la vérité dans ses difficultés et ses contradictions, sous peine de ne régler que les problèmes mis sur la table et de voir celle-ci valser à cause de ceux, nombreux et remuants, laissés au-dessous. Non, s’enfermer dans une vision qui peindrait le pouvoir ukrainien actuel en une incarnation exacte du Bien, voilà qui n’est pas raisonnable. Plus globalement, toute approche qui privilégie une morale manichéenne à une analyse rationnelle est à bannir avec la dernière énergie si on veut vraiment comprendre et mettre un terme à cette horreur. Et puis les guerres sont ainsi faites qu’elles vous font entrer dans des dynamiques terribles : une fois que votre quartier a sauté, que votre frère a été tué, que votre oncle a perdu un œil, ce qui pouvait s’entendre ne peut plus l’être, ce qui était un compromis acceptable devient viscéralement intolérable. Or que faire dans un pays où la question nationale est et demeurera brûlante ? Rappelons que les tensions à l’est de l’Ukraine ou en Crimée avaient trait, pour une part, à des questions qui sentent bon l’Autriche-Hongrie du XIXe siècle mais qui demeureront posées : quelle langue pour l’école et l’administration publiques ? Le pouvoir central voulait imposer l’ukrainien (langue surtout parlée à l’ouest du pays mais très minoritaire à l’est) et effacer le russe. Quelle place demain pour les citoyens parlant l’une ou l’autre de ces langues ? (Je ne prends ici que cet exemple même s’il faut tout aussitôt noter que l’enjeu linguistique semble avoir profondément évolué avec la guerre : celle-ci a rapproché les Ukrainiens entre eux, qu’ils soient russophones ou non.)
Il reste certain que les tensions qui existaient avant la guerre ne trouveront pas de solution durable avec la guerre, dût-elle se traduire par le triomphe du mot d’ordre « vaincre la Russie ». La guerre a épouvantablement compliqué le problème : par ses horreurs, elle l’a absolument radicalisé. Trouver le chemin d’une paix durable en Ukraine implique d’affronter en même temps toutes les questions, faisant taire les appétits nationalistes – tous décuplés par la boucherie – et les ambitions évidentes des grandes puissances. L’invasion décidée par Poutine rend la tâche effroyablement difficile mais encore plus nécessaire. La France est-elle décidée à peser de tout son poids pour faire émerger une solution politique globale sous l’égide de l’ONU fondée sur les principes de souveraineté des peuples et de sécurité collective ? C’est la seule voie pour gagner la paix. Il s’agit de s’y engager avec détermination et lucidité. Il y a urgence.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023