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Le RN est « l’héritier de Pétain ». Ainsi parlait élisabeth Borne, alors Première ministre, au printemps 2023, avant d’être recadrée par Emmanuel Macron. Le combat contre l’extrême droite « ne passe plus par des arguments moraux ». Jupiter dixit. La popularité de ce petit air macronien est une bizarrerie de notre temps. Au moment même où l’extrême droite – notamment dans sa version zemmourienne mais pas seulement – est de plus en plus offensive en matière de convocation du passé, on entend partout cette chansonnette. Il faudrait s’abstenir d’évoquer toute référence historique car il s’agirait là d’arguments « moraux » (pourquoi diable la morale aurait-elle un monopole sur le sujet ?) et sans efficacité. Depuis quelques années, c’est même devenu une sorte d’interdit social : « point Godwin », crie-t-on dès qu’on évoque Hitler, Pétain, fascisme… Comme si ces réalités historiques n’étaient que des tours rhétoriques. Prière de rétropédaler et de changer de sujet.

À l’heure des grandes marées brunes, c’est une conception proprement aberrante et gravement dangereuse du débat démocratique. La mémoire est un élément essentiel pour se situer et se projeter. Encourager une amnésie collective à propos d’expériences aussi abominables que réelles menées il y a quelques décennies est un non-sens complet. Au prétexte que le RN façon « Le Pen fille » prétend être né nu il y a quelques années à peine, vierge de tout passé et de toute ascendance, il faudrait entériner cette fable de l’Immaculée Conception du RN ! Non, non, non. Trois fois non. La mémoire ne suffit pas à forger une conscience politique mais il n’y aura jamais de conscience lucide sans une mémoire riche et affutée. Elle ne suffira pas à vaincre l’extrême droite mais, ennemie des démagogues de toute farine, elle sera toujours une force et une arme pour ceux qui veulent que le grand nombre, en conscience, pense, agisse, décide.
Dans notre monde écœuré de tout depuis bien des décennies, le label « NEUF », en politique, est entouré de bien des vertus. On connaît la formule : on a essayé la gauche, on a essayé la droite, on a essayé Macron mais on n’a pas essayé Le Pen… Vous, peut-être pas ! Mais les générations précédentes, si ! L’extrême droite a une histoire et un bilan dans notre pays. Ne leur offrons pas l’effacement de leurs crimes car c’est bien de crimes qu’il faut parler : ceux de Pétain, de toute la « faune de la collaboration » (Jacques Decour), de leurs amis allemands et italiens… Cette mémoire est vive dans notre peuple ; il faut la maintenir.

« Se souvenir de Manouchian (et de toute la MOI avec lui), voilà qui est essentiel pour qui veut saisir l’histoire de la France, le profil véritable d’une nation et d’une classe. Voilà une arme de vérité historique pour le combat présent. »

Mais il est une mémoire moins partagée, bien qu’elle concerne une réalité d’ampleur et de longue durée, c’est celle du discours et de la pratique xénophobes. Voici le maire de Marseille, au lendemain de la Première Guerre mondiale, à propos de ces hommes arrivant de diverses rives de la Méditerranée : « On annonce que quarante mille de ces hôtes sont en route vers nous, ce qui revient à dire que la variole, le typhus et la peste se dirigent vers nous. » Ces étrangers sont « dénués de tout, réfractaires aux mœurs occidentales, rebelles à toute mesure d’hygiène, immobilisés dans leur indolence résignée, passive, ancestrale ». M. Bolloré n’a rien inventé. Voilà pour ces discours qui feront dire au poète Manouchian qu’on vous jette « comme une gifle » le mot « étranger ». Mais il y eut aussi les actes : depuis François Hollande, chacun y va de son rêve de déchéance de nationalité. La grande machine à fabriquer des apatrides serait la panacée universelle. Mais ce fameux remède a déjà été utilisé : Vichy a « dé-naturalisé » plus de quinze mille personnes en quelques dizaines de mois ! Il s’agissait alors d’« éliminer de la communauté française les éléments douteux qui s’y sont glissés à la faveur de certaines complaisances administratives ou politiques » (écoutez cette langue et qu’on vienne, après cela, m’expliquer que l’extrême droite d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle d’hier, que tout cela est « moral » et non avenu…). Faut-il évoquer le bilan de cette politique miraculeuse ? Faut-il mettre en regard le profil d’un Darquier de Pellepoix, commissaire aux questions juives, ou d’un Papon (éléments alors jugés pas du tout « douteux ») et celui d’un Krasucki ou d’une Olga Bancic (bien plus que « douteux » selon les autorités du temps) ? Faut-il rappeler que, dans cette sinistre chorégraphie mondiale des hommes, la bourgeoisie avait fait appel en masse à des étrangers pour relancer la France de l’après-Première Guerre mondiale avant de les expulser joyeusement dès la crise des années 1930, non sans les avoir continûment insultés et sous-payés ?
Ces mots de Paul Vaillant-Couturier (récemment exhumés par Jean-Michel Leterrier), quelques années avant le désastre, ne gagnerait-on pas à ce qu’ils soient plus largement connus ?

« Au prétexte que le RN façon “Le Pen fille” prétend être né nu il y a quelques années à peine, vierge de tout passé et de toute ascendance, il faudrait entériner cette fable de l’Immaculée Conception du RN ! »

« Il y a deux sortes d’étrangers. Les bons et les mauvais. C’est du moins la bourgeoisie qui l’affirme. Il ne se passe pas de jour en effet que, dans ses journaux, elle ne se lamente sur la crise du tourisme et de l’absence des voyageurs étrangers en France d’une part et, de l’autre, ne se plaigne que les ouvriers étrangers retirent le pain de la bouche des ouvriers français. Autrement dit, il n’y a pas, en France, assez d’étrangers riches et trop d’étrangers pauvres. Cela donne tout de suite une idée de la relativité de la fameuse formule “La France aux Français” chère aux fascistes… Soyez un étranger riche, la France vous appartiendra, que vous soyez escroc, roi déchu, espion, Russe blanc ou chef fasciste préparant des attentats. […] Soyez un étranger pauvre, c’est-à-dire l’un de ceux ou le fils ou la fille de l’un de ceux qui ont contribué avec leur force vitale à produire toutes les richesses, on vous priera de prendre la porte. Pour quel résultat ? Donner du travail aux Français ? Allons donc ! Pour permettre aux Français pauvres de crever en famille, devant des montagnes de denrées réservées aux étrangers riches et aux Français riches qui n’arrivent pas à les consommer. Quel que soit le nombre des étrangers pauvres qu’on expulse, ça ne changera rien du tout à la misère forcément croissante de l’immense majorité des travailleurs français. Des dizaines de milliers d’ouvriers étrangers ont été expulsés l’année dernière et dans le même temps le chômage “officiel” a grandi du double ou du triple. Seulement, n’est-ce pas, quand on ne veut pas montrer la véritable origine de la crise, il faut bien trouver un “responsable” au malheur des temps. C’est l’étranger en France, en Allemagne, c’était le juif. Dans l’ancienne Rome, c’était le chrétien qui servait à détourner la colère des masses. Le but de la campagne contre les étrangers, c’est de diviser les travailleurs pour mieux organiser la baisse des salaires. En effet, les ouvriers immigrés traqués, menacés d’être privés de leur carte de travailleurs ou sans carte, se laissent, pour vivre, embaucher à des salaires de famine et sont obligés de se montrer plus dociles que les autres. L’ennemi du travailleur français, ce n’est pas le travailleur immigré, c’est l’employeur de ce travailleur immigré, qui spécule sur sa détresse morale et matérielle, sur le fait que souvent son propre pays lui est fermé, ce qui le contraint, s’il ne veut pas mourir, à un épouvantable travail forcé que pas un Français n’accepterait. […] Quand on vous dit : “Chassons les ouvriers étrangers, répondez comme lorsqu’on vous dit : il faut briser les machines et arrêter le progrès technique.” Répliquez simplement : “Diminuer les heures de travail sans diminuer les salaires. Et il y aura du travail pour tout le monde” » (L’Humanité, 23 février 1935).

Oui, la mémoire contre l’extrême droite. Poursuivons. La conscience et la culture historiques ne sont pas seulement de formidables démystificatrices, un rappel des impasses. Elles peuvent aussi, en positif, donner à voir quelques réalités qu’on tait ou qu’on n’évoque guère au point qu’on finit par les oublier. Ainsi, se souvenir de Manouchian (et de toute la MOI avec lui), voilà qui est essentiel pour qui veut saisir l’histoire de la France, le profil véritable d’une nation et d’une classe. Voilà une arme de vérité historique pour le combat présent. Bien sûr, elle n’est pas toute puissante mais, face à l’hydre, bien coupable sera celui qui jette au sol tout moyen de combat.

Post scriptum :
À la lumière de la funeste loi Immigration, la citation de 2023 sur les « arguments moraux » prend une saveur singulièrement répugnante. Ni morale ni justice ni mémoire : continuez ainsi, M. le président…

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune 37 • janvier/février 2024