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Selon les périodes politiques, aux XXe et XXIe siècles l’engagement connaît des temps forts et des basses eaux.

L’engagement est aujourd’hui une invitation qui s’adresse à tous et à chacun. Mais il fut longtemps considéré comme un impératif ou un devoir qui s’adressait en priorité aux intellectuels et aux artistes. On entendait alors par ce mot l’attitude d’un écrivain ou d’un plasticien (par exemple) qui, prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps, renonçait à toute position d’indifférence, de surplomb ou de spectateur détaché pour mettre sa pensée ou son art au service d’une cause. De ce point de vue, on peut estimer qu’il y eut des intellectuels et des artistes qu’on peut bien dire « engagés » (on songe à Voltaire et Rousseau, au Victor Hugo de l’exil et des Misérables, au Zola de « J’accuse », etc.) bien avant que le mot ne prenne ce sens précis qui n’apparut que vers 1945, à la Libération. Auparavant, « engagement » orientait vers d’autres horizons, comme celui de l’armée et du recrutement militaire ou encore celui de la domesticité et du contrat de louage de ses services.

Une philosophie de la liberté
Mais à la fin de la guerre, la notion fait florès au sein de la philosophie existentialiste, le magistère d’André Gide s’éteignant (il meurt en 1951), pour laisser place à celui de Jean-Paul Sartre. L’Être et le néant (publié en 1943) propose alors une philosophie de la liberté dont la théorie de l’engagement est une conséquence maîtresse : les êtres humains sont « tous embarqués » (Pascal), mis en situation et pourtant radicalement libres. Ils ont le choix de l’assumer (en s’engageant consciemment) ou de le dénier (en se réfugiant alors dans la mauvaise foi). Avec ces deux corollaires : ne pas s’engager est aussi un choix (conscient ou non) et, pour l’écrivain ou l’artiste, s’engager devient un devoir. C’est ainsi que dans la présentation de sa revue Les Temps modernes (1945), Sartre n’y va pas par quatre chemins et écrit : « l’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements, chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune puisqu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher » (in Situations II). Nous étions alors au lendemain de l’Occupation, une période marquée par la répression, la censure, la traque faite aux Résistants, au cours de laquelle, en effet, écrire, dessiner, parler ou se taire étaient des choix lourds de conséquences. Il est d’ailleurs piquant de remarquer, au passage, qu’un homme comme Aragon ne cessa de refuser qu’on lui colle cette étiquette d’auteur « engagé » qui semblait pourtant si bien lui aller : n’était-il pas l’auteur d’une poésie « engagée » (au sens majeur du mot) et qui avait contribué avec force aux combats de la Résistance ? Oui, mais justement, dans ces années-là, Sartre avait estimé sur ce plan que « la poésie de la Résistance » ne valait pas tripette (ce qui ne pouvait manquer de déplaire à Aragon et à une vaste partie de l’opinion). Et puis Sartre était un homme dont la Résistance réelle avait été fort discrète. Du coup, le voir venir prêcher les vertus de « l’engagement » à la Libération (donc quand c’était devenu moins urgent) avait quelque chose d’étrangement paradoxal et de quoi heurter des hommes et des femmes comme Aragon et quelques autres, qui avaient été d’authentiques combattants de l’ombre. On comprend qu’ils aient pu rétorquer à Sartre : Mais que faisiez-vous au temps chaud ?

L’impossibilité pratique du « dégagement »
À vrai dire, plus que la vigueur de la plume de Sartre, ce furent la place donnée à l’écrit (et à l’écrivain) dans la vie sociale comme dans la presse, et surtout l’ampleur des « causes » à défendre se dessinant au fil du temps qui donnèrent à l’engagement son importance et le sentiment de son urgence. Au lendemain d’un conflit guerrier particulièrement meurtrier et en pleine guerre froide (donc avec le risque de retomber dans la « guerre chaude »), il n’était guère possible d’hésiter ou de se taire. Plus que la théorie sartrienne de l’engagement, c’est l’impossibilité pratique du « dégagement » qui l’emportait tant les menaces s’accumulaient. Et puis, d’une part, nous étions encore dans la « graphosphère » chère aux médiologues (Régis Debray) et les journaux couraient après les écrivains qui tenaient rubrique régulière dans leurs pages ou sur les ondes. Un historien comme Michel Winock pourra écrire l’histoire de ces années-là en les intégrant dans le droit fil d’un siècle qu’il baptisa Le siècle des intellectuels. Et d’autre part, des causes majeures fracturaient le paysage mondial en y dessinant des grandes alternatives qui ne pouvaient laisser insensibles les intellectuels. Leurs noms sonnent encore avec une belle énergie dans les mémoires d’aujourd’hui : impérialisme ou socialisme, socialisme ou barbarie, libération nationale ou colonialisme, guerre ou paix, domination impériale ou Tiers-mondisme, etc. Et combien de manifestations grandioses pour Cuba, l’Algérie, le Vietnam, la liberté en Amérique latine, La lutte contre l’apartheid en Afrique du sud, etc.

« L’idéologie méritocratique instille une dévalorisation de soi qui nourrit une marginalisation au profit de ceux qui, fortement dotés en capital scolaire, investissent naturellement la scène militante. »

La fin de l’engagement
La conjoncture a par la suite bien changé dans les années « fin de siècle » (1980-2000). Pour simplifier, je dégagerai quatre aspects. En premier lieu, le piétinement puis l’échec des pays socialistes, avant qu’ils soient rayés de la carte. Les forces de « la révolution conservatrice » (Reagan et « l’empire du mal », Thatcher et son fameux TINA – there is no alternative), le recours à la notion de « totalitarisme » (qui visait à assimiler monstrueusement nazisme et communisme) par les « nouveaux philosophes », tous ces thèmes avaient ainsi préparé le terrain aux années qui proclamèrent « la fin de l’histoire » (Fukuyama, 1992). Temps de reflux et d’oraisons funèbres où sont annoncées « la fin des grands récits » et « la mort des idéologies », c’est-à-dire à bien des égards la fin de l’engagement. En deuxième lieu, dans l’âge des technologies et des NTIC (nouvelles techniques de communication) où l’on entre dans ces années-là, nous sommes dans « la vidéosphère » et le règne des écrans. Du coup, les écrivains et les plasticiens quittent le haut de l’affiche : ils sont noyés dans la foule des « gens célèbres » que la télévision ne cesse de promouvoir. En troisième lieu, les « causes » qui méritent qu’on y voue sa vie (en s’y engageant) ont déserté. Il n’y a plus désormais, clairement identifiés, d’engagement à majuscules (La Classe Ouvrière, la Nation, la Révolution, La Paix…), mais des associations fugaces, communautaires ou ciblées (le mariage gay, les OGM, le SIDA, l’environnement, etc.). En quatrième lieu, nous entrons au cours de ces années, dans une société où l’individualisme a pris une place considérable dans les rapports humains. Le fétichisme de la marchandise et de l’argent, porté au pinacle par la publicité et le marketing a fermé l’horizon sur l’individu, ses besoins et au mieux ceux de sa famille. Tout est désormais présenté comme ayant été fait pour vous, par vous et parce que vous le valez bien ! Du coup, l’engagement politique (fondé sur la reconnaissance de la valeur d’une action collective) a périclité. Une « citoyenneté » de confort, adjectivée et sans épaisseur se vend à toutes les sauces (attitude citoyenne, intervention citoyenne, démarche citoyenne). L’horizon semble bouché et le siècle fatigué et sans courage alors qu’il touche à sa fin.

L’impossibilité de rester impassible et « dégagé »
Mais voilà que les temps changent en ces années du XXIe siècle et que, si l’engagement n’éclaire plus d’en haut et comme un devoir, en tout cas, le sentiment d’une impossibilité de rester impassible et « dégagé » renaît, avec des inquiétudes fortes, et invente des mobilisations nouvelles (très jeunes gens et climat, gilets jaunes, etc.). Un bon indice pour le mesurer est la place faite à Marx dans la conjoncture présente. Voilà que des intellectuels qui ont maintenu avec courage toutes ces années de plomb l’idée du communisme et celle de l’émancipation humaine connaissent le succès (comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Toni Negri, Étienne Balibar ou encore Isabelle Garo et Lucien Sève). De même, voilà que la notion de lutte de classes, que l’on croyait morte et enterrée, marque plus que jamais notre monde, avec le fossé qui n’en finit pas de se creuser entre la masse sans cesse grandissante des très pauvres et le nombre de plus en plus réduit des très riches, avec la répétition chronique de crises (financières, économiques, sociales et politiques), avec la transformation du salariat en « précariat » (selon la formule d’André Tosel) et la fragmentation de la force de travail par une concurrence interne inexpiable. C’est encore ce que l’anthropologue David Graeber (qui fut aussi le concepteur d’Occupy Wall Street) appelle les bullshit jobs (les petits boulots à la con), ou ce que l’américaine Wendy Brown appelle la dé-démocratisation (qui consiste à vider la démocratie de sa substance sans en supprimer la façade), avec le fréquent tournant autoritaire et sécuritaire des États, sans même parler de la résurgence d’une menace fascisante (comme on le voit dans l’Union européenne). C’est l’approfondissement contemporain de traits nouveaux, mais qu’on peut facilement penser avec des concepts trouvés dans Marx : comme les ségrégations qui ne cessent de croître au sein des sociétés humaines (entre manuels et intellectuels, sédentaires et « migrants », humains utiles et humains jetables, performants et inadaptés, gagneurs et perdants, élites et populistes), avec les dégâts que la mondialisation de l’industrie et de la finance fait subir aux réalités du travail, aux modes de vie des peuples et à l’écosystème planétaire, avec une militarisation des relations internationales qui ne cesse de se renforcer. Autrement dit, ce que l’on salue avec ce « Marx ça repart ! », c’est le fait que, bien en amont, avec quasi deux siècles d’avance, il ait pu annoncer ce qui est notre actuel présent.

« En ces années du XXIe siècle, si l’engagement n’éclaire plus d’en haut et comme un devoir, en tout cas, le sentiment d’une impossibilité de rester impassible et « dégagé » renaît, avec des inquiétudes fortes, et invente des mobilisations nouvelles (très jeunes gens et climat, gilets jaunes, etc.). »

Ce que l’on souligne, c’est la fécondité de ses recherches, l’ampleur de ses anticipations, ses talents de visionnaire. Tout cela se découpant sur une toile de fond qui devient générale et qui tient en une question centrale : comment tourner la page du modèle actuellement imposé de devenir-monde du capitalisme, avec ses conséquences d’ores et déjà douloureuses pour les sociétés et plus que menaçantes pour la sauvegarde de la planète ? Autrement dit : comment concevoir la construction de ce post-capitalisme que Marx appelait pour sa part « le communisme », qui se cherche à tâtons mais avec insistance sans pouvoir encore être nommé aujourd’hui, mais auquel de plus en plus de personnes et de peuples aspirent ? Et, du même coup, paradoxalement, on mesure aussi l’ampleur et la difficulté de la tâche quand on voit l’état du rapport des forces en présence, l’immensité des préjugés à faire bouger et la réalité d’une opinion largement « formatée » par des média dont 90 % sont détenus par dix milliardaires, la dispersion des forces politiques, la faiblesse du parti communiste… Mais, à quelques encablures du centenaire de sa fondation, il y a une belle carte à jouer pour lui : celle de replacer Marx sur la place publique, dans le débat d’idées, en faisant entendre ce qu’il pensait véritablement sous le nom de communisme et qui n’a rien à voir avec ce qui s’en est pourtant réclamé au XXe siècle.

Bernard Vasseur est philosophe.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019