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Le monde, sous la férule de la mondialisation capitaliste, est marqué par la conjonction de plusieurs phénomènes globaux : expansion démographique, crises économique, sanitaire, alimentaire, environnementale et climatique. Ce mouvement se traduit par une montée des inégalités, une soif renouvelée de domination et une résurgence des revendications identitaires. Cependant, depuis le tournant du siècle, l’émergence protestataire marque une nouvelle étape de la mondialisation, esquissant de nouveaux possibles pour le monde de demain.

Un monde se décompose
Avec la fin de la bipolarité, le marché capitaliste devait tout contrôler. Le politique asphyxié perdait sa vertu régulatrice alors que le social se réduisait à la théorie du ruissellement. Les résultats furent désastreux : flambée du chômage, de la précarité et de la pauvreté. L’essor des flux internationaux rendait aussi le monde plus interactif, fragilisant la souveraineté des États, qui repose sur la territorialité, au fondement de la codification internationale.
Après la chute de l’Union soviétique, l’accomplissement de la domination américaine semble total (Bertrand Badie, L’Hégémonie contestée, Odile-Jacob, 2019) mais ce schéma se défait. La mondialisation d’aujourd’hui, dont les États-Unis furent les promoteurs, les effraie désormais. Elle ébranle leur confort hégémonique, notamment avec la montée des pays émergents dont la Chine. Sur un fond de ressentiment, d’insécurité sociale et culturelle, de peur du déclassement, de l’immigration, d’une perte de confiance dans les institutions, Washington prône un repli, prend ses distances avec les institutions internationales et promeut les idéologies du grand remplacement et du choc des civilisations à la base du communautarisme et du nationalisme.

« Il est désormais impératif d’articuler les questions sociales à celles du climat en s’attaquant à ce mode de production, au commerce mondialisé et à l’accaparement des richesses. »

Ce nationalisme se distingue de celui promu par l’esprit de revanche (Russie, Turquie, Chine) ou par le désir d’affirmation (Brésil, Inde, Chine). Il se traduit par l’accession au pouvoir de leaders populistes tels Jair Bolsonaro, Narendra Modī, Donald Trump, Recep Tayyip Erdogan et Benyamin Netanyahou qui plongent leur pays dans une longue et profonde régression démocratique. Ce nationalisme entretient le lien avec la guerre et l’explosion des dépenses militaires.
La mondialisation change aussi les formes de conflictualité. Pendant des siècles, la menace était liée à la puissance destructrice de l’autre. Il en résultait un monde de cloisonnement et de stigmatisation. Les guerres interétatiques, qui n’ont pas disparu, comme en témoigne le conflit en Ukraine, se font pourtant plus rares. Désormais, les conflits résultent davantage d’une multitude de souffrances sociales liées à la décomposition des sociétés. Ainsi, on assiste à une recrudescence des confrontations intra-étatiques avec, à côté des États, de nouveaux acteurs transnationaux, comme les multinationales, des entrepreneurs identitaires, culturels, religieux, voire ethniques, des milices, qui profitent du relâchement des allégeances citoyennes et des inégalités pour se lancer dans une concurrence effrénée afin de se partager les dépouilles de territoires.
Ce cycle de conflits risque d’évoluer vers l’état chronique de sociétés guerrières.
Pourtant, les puissances occidentales continuent d’interpréter les enjeux sociaux sous l’angle de puissance politico-militaire. Elles sont convaincues que la puissance imposera une solution à leur avantage. Cette diplomatie, qui se drape de messianisme, de démocratie et de paix, sur le registre occidental, reste encastrée dans le cadre bipolaire (dialectique de l’ami et de l’ennemi) qui n’a plus de sens depuis la fin de la guerre froide, d’autant que nous sommes dans une logique de fragmentation. L’idée qu’un camp soit capable de régler les problèmes du monde ne fait plus sens, ainsi que l’attestent les expériences afghanes ou bien celle du Sahel. L’idée de puissance doit être réinterrogée car elle est devenue impuissante pour régler les problèmes des relations internationales. Le rapport de force n’opère plus et les instruments militaires ne sont plus décisifs pour résoudre les crises. Pour ces raisons, les puissances occidentales accumulent les échecs car on ne combat pas les souffrances humaines par les armes.

« Plusieurs mondes sont possibles. Celui où dominera le tout marché et le tout numérique rimant avec la déshumanisation, la dénaturation et les tyrannies privées. Il peut également advenir une mondialité ouverte à la diversité, attentive aux interdépendances, à l’altérité, soucieuse de justice sociale, de solidarité et respectueuse du droit des peuples. »

Les grandes puissances occidentales, dont la grammaire s’articule autour de la compétition, de l’exclusion et du conservatisme, bloquent les évolutions vers plus de coopération, d’intégration et d’innovation. Elles nourrissent le sentiment identitaire et ignorent l’exigence de s’attaquer aux insécurités humaines (Bertrand Badie, Les Puissances mondialisées, Odile-Jacob, 2019).

Lutter contre les insécurités humaines
En 2020, le monde a découvert que l’insécurité sanitaire dépassait tous les périls classiques. Les insécurités économique, sociale et environnementale, migratoire, pèsent désormais sur toute l’humanité provoquant une désorganisation profonde des sociétés avec des cohortes de désastres humains. Le système capitaliste, la pandémie de covid-19 et la guerre en Ukraine créent les conditions, notamment dans les pays du Sud, d’une profonde dépression.
Depuis plusieurs décennies, les politiques néolibérales ont accru les fléaux des inégalités et de la pauvreté avec les dominations prédatrices des grandes puissances et la mise en concurrence des travailleurs par les institutions financières internationales (rapport d’Oxfam : Le Virus des inégalités mondiales, 2021). Cela attise partout les frustrations socioéconomiques, les tensions identitaires et religieuses ou les conflits armés.

« Il y a urgence à renforcer les compétences des institutions internationales comme la FAO, l’OMS, le HCR ou l’UNICEF, afin de mieux repenser le monde dans l’interdépendance. »

L’insécurité alimentaire fait près de 10 millions de morts par an, tandis que le problème de la faim affecte 800 millions d’êtres humains (rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [FAO] : L’état de la sécurité alimentaire dans le monde, 2021). L’agriculture productiviste, les complexes agro-industriels encouragés par les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) génèrent un système non soutenable, qui provoque un effondrement de la biodiversité, l’érosion et l’artificialisation des sols. La hausse des prix des produits alimentaires s’accélère, frappant les plus pauvres. L’alimentation occupe en effet 40 % des dépenses dans les pays les moins avancés et 20 % dans les pays émergents. Alors que les factures d’importation flambent, que les pénuries menacent, que les chaînes d’approvisionnement sont perturbées, nombre de gouvernements envisagent de mettre un terme aux subventions sur certaines denrées.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’insécurité climatique est à l’origine de 8 millions de morts par an. Pluies diluviennes en Afrique du Sud, accélération de la désertification du Sahel, sécheresse dans le sous-continent indien, incendies en Australie ou en Russie, fonte des glaces et élévation du niveau des océans… Des régions entières risquent de devenir inhabitables. Si les causes de ces phénomènes sont bien documentées, il est désormais impératif d’articuler les questions sociales à celles du climat en s’attaquant à ce mode de production, au commerce mondialisé et à l’accaparement des richesses. Les pays du Sud sont les plus vulnérables et sans investissements dans les infrastructures qui protègent des chocs climatiques, les coûts vont être plus lourds à supporter, d’autant que nombre d’entre eux paient déjà les frais d’une mondialisation en perte de vitesse.
On ne parvient plus aujourd’hui à chiffrer les dégâts de l’insécurité sanitaire. L’OMS alerte sur la résurgence de maladies mortelles comme la rougeole, la polio ou la fièvre jaune en raison d’un recul de la vaccination. En 2020, 23 millions d’enfants en ont été privés. Et que dire des 44 % de la population mondiale qui n’a même pas reçu une première dose de vaccin contre la covid-19, alors que les brevets demeurent privés (rapport de l’OMS sur la couverture vaccinale, 2022). La marchandisation et la privatisation des politiques de santé publique sont responsables de cette situation tout comme le modèle dominant de la recherche-développement, qui ne vise qu’à maximiser les profits.

« Les insécurités économique, sociale et environnementale, migratoire, pèsent désormais sur toute l’humanité provoquant une désorganisation profonde des sociétés avec des cohortes de désastres humains. »

L’insécurité est également éducative. La pandémie a interrompu l’éducation de millions d’enfants particulièrement dans les pays les plus pauvres. Cela entraînera des conséquences dévastatrices sur les parcours individuels, la productivité et les revenus des futures générations (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture [UNESCO], Rapport mondial de suivi sur l’éducation, 2022).
Enfin, l’insécurité frappe les migrants. Dans un monde global et ouvert, les migrations progressent en raison des déséquilibres démographiques et des insécurités. Elles ont acquis une dimension structurelle et durable que rien n’arrêtera. Ces hommes et ces femmes doivent pourtant faire face à la mort, à la répression, à des accueils désastreux, à des humiliations ou des exclusions. Il y a urgence à inventer dans ce registre des politiques plus humaines en insistant sur le caractère positif des phénomènes migratoires.
Toutes les conditions d’une profonde dépression sont aujourd’hui réunies notamment dans les pays du Sud confrontés au durcissement des politiques monétaires, aux risques de défaut de paiement, au fardeau des dettes, à l’assèchement des dépenses publiques, à l’inflation, à l’effondrement monétaire… alors que la corruption et la gabegie des classes dirigeantes provoquent de véritables affaissements de sociétés (Sri Lanka, Pakistan, Bangladesh, Pérou). Il serait illusoire de nationaliser des menaces qui sont de nature globale en fermant les frontières ou en mettant en œuvre des politiques souveraines nécessairement contradictoires au niveau des États. Il y a urgence à renforcer les compétences des institutions internationales comme la FAO, l’OMS, le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ou le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), afin de mieux repenser le monde dans l’interdépendance. La sécurité humaine doit se construire de manière globale. En satisfaisant les besoins des autres, chaque acteur renforce les conditions de sa propre sécurité.
La lutte contre les inégalités sociales devrait être la priorité absolue. C’est le seul et unique moyen de vaincre l’instabilité globale et de repenser la paix. Alors que le capitalisme se fait plus dur, des luttes sociales se développent qui remettent en cause ces logiques dominantes.

La montée des contestations
Au tournant du siècle, une montée de la contestation marque un nouvel acte de la mondialisation. Dans les années 1980-1990, les mouvements sociaux se déroulaient essentiellement dans l’espace national. Dès la décennie suivante, ils ont dépassé ce cadre avec les manifestations de Seattle, Occupy Wall Street ou les sommets altermondialistes. La crise de 2008 marque un tournant dans ce processus avec le déclenchement des printemps arabes. En 2019, ces mouvements acquièrent des caractéristiques plus décisives affectant tous les continents.
Leurs points communs résident dans l’absence de perspectives économiques et sociales, le rejet de la corruption, de la prédation des classes dirigeantes, de la sujétion et de l’autoritarisme. L’impossibilité de réaliser des compromis les conduit à inscrire leur combat dans une remise en cause du « système » de représentation politique, institutionnelle et confessionnelle confisqué par des clans, des ploutocrates, des religieux ou des militaires. De larges secteurs sociaux conjuguent attentes politiques face à la crise institutionnelle et impatiences sociales liées aux dysfonctionnements de la mondialisation néolibérale. Dans le dynamisme des mobilisations, ils parviennent pour un temps à dépasser les particularismes identitaires (Irak, Algérie, Liban). Il ne s’agit plus d’obtenir gain de cause sur une revendication sectorielle mais de traiter les problèmes à la racine, d’où leur radicalité.
Si ces mouvements empruntent certaines formes d’organisation et d’actions passées, ils génèrent une culture politique spécifique. À la différence des révolutions partisanes structurées autour d’une idéologie, d’une organisation et d’un projet politique, presque tombées en déshérence, ces mouvements citoyens pacifiques, qui traduisent avant tout l’exaspération, ne disposent pas d’ossature politique, organisationnelle et d’unité idéologique (Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud, Le Rendez-vous manqué des peuples, Autrement 2022). Leur culture, leurs modes d’organisation et d’action les conduisent à revendiquer leur indépendance et à privilégier des espaces alternatifs. De ce fait, ils sont peu enclins à se reconnaître dans les systèmes politiques traditionnels en raison des déceptions passées et des défaites récurrentes. Ces mouvements ont déjà remporté d’immenses victoires avec l’annulation de mesures et la chute de gouvernements. Mais la chute de ceux qui représentent ces régimes ne signifie pas la chute de ces régimes.
Ils sont par ailleurs confrontés à de nombreux défis. Ils doivent gérer les limites induites par leur mode d’organisation. Cela fragilise leur capacité à surmonter les divisions internes mais aussi à résister aux confrontations avec des pouvoirs brutaux (Égypte, Syrie). De plus, l’absence de projets politiques alternatifs d’ensemble fait perdre à ces mouvements leur cohérence où les récriminations sociales se mêlent à l’usage de référents identitaires ou nationalistes (gilets jaunes). Le drame de la séquence actuelle réside dans le fait que la dynamique sociale n’appartient plus au politique. Dans ce contexte, les issues sont opaques et le danger est grand de voir les forces populistes s’y frayer un chemin. Si le bilan de ces mouvements est plutôt sombre, ils s’inscrivent dans un processus de longue durée. Qui de la conservation ou de la réinvention du monde ira le plus vite ? La seconde option ne sera possible que dans le cadre d’une gouvernance globale.

Quel monde demain ?
Pendant longtemps, les groupes humains ont été circonscrits (clans, nations). Aujourd’hui, l’humanité devient une communauté. Les crises diverses démontrent que la mondialité s’impose comme le véritable espace collectif de décision. Il n’est donc pas facile de concevoir ces évolutions dans la mesure où nos cadres de pensée ont été façonnés par cette longue durée. S’entêter dans cette voie serait une tragique erreur (Mireille Delmas-Marty, Sortir du pot au noir, Buchet-Chastel, 2019).
Il serait risqué et naïf de considérer le monde de demain comme un nouvel éden. Mais à n’en pas douter, les notions de puissance et de pouvoir seront à réinventer. Plusieurs mondes sont possibles. Celui où dominera le tout marché et le tout numérique rimant avec la déshumanisation, la dénaturation et les tyrannies privées (Mireille Delmas-Marty, Une boussole des possibles, Collège de France, 2020). Il peut également advenir une mondialité ouverte à la diversité, attentive aux interdépendances, à l’altérité, soucieuse de justice sociale, de solidarité et respectueuse du droit des peuples. Il sera nécessaire de changer les institutions internationales en redonnant toute sa vigueur au multilatéralisme car, face aux grands enjeux, les réformes souveraines ne sauraient avoir une grande efficacité. Ce multilatéralisme sera ouvert aux questions sociales, assurera la promotion des biens communs matériels (eau, air, matières premières…) et symboliques (respect des droits humains, démocratie…) dans le cadre d’une gouvernance globale, sans exclusion, et fondée sur une logique coopérative.

Pascal Torre est responsable-adjoint du secteur International du PCF chargé du Maghreb et du Moyen-Orient.

Cause commune30 • septembre/octobre 2022