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L ’élection présidentielle française de 2022 a incontestablement mis – ou remis – au goût du jour une notion politique faussement évidente : celle de bloc. Le regroupement de la grande majorité des suffrages des électeurs autour de trois candidatures incarnant autant d’options idéologiques divergentes a en effet conduit nombre d’acteurs et de commentateurs à parler de la constitution de trois blocs, sans que la signification précise de ce terme soit toujours explicite. Au-delà même du substantif, la cohorte d’adjectifs qui l’accompagne a elle aussi de quoi susciter l’interrogation, notamment lorsqu’elle nous met en présence d’une série manifestement hétérogène. La tripartition évoquée par Jean-Luc Mélenchon en constitue de ce point de vue un témoignage frappant. Selon ses propres termes, les résultats du scrutin montreraient l’existence de trois forces : le bloc libéral, le bloc d’extrême droite et le bloc populaire – auxquels il faudrait adjoindre, pour proposer un diagnostic complet, un quatrième bloc défini par l’abstention.
S’il a peu été remarqué, l’effet d’asymétrie que cette classification ne peut manquer de provoquer n’en est pas moins déroutant. Trois des quatre blocs susmentionnés renvoient, par leur dénomination même, à des options électorales fondées, pour deux d’entre eux, sur ce que l’on pourrait appeler des visions du monde : la loi du marché pour l’un, le repli sur soi pour l’autre, s’il fallait résumer à l’extrême. Il paraît plus difficile de parler à la place du bloc abstentionniste en lui prêtant une cohérence idéologique, même minimale.

« C’est vers la gauche que les voix des habitants des quartiers populaires des grandes villes se sont portées,et dans des proportions parfois fort nettes,comme en témoigne par exemple le résultat du premier tourdans un département comme la Seine-Saint-Denis. »

La notion de bloc populaire, en revanche, dit autre chose. Elle fait au moins implicitement signe vers la question de la composition de classe du groupe que l’on s’efforce de caractériser. En ce sens, il est permis de penser que cette notion contient bien davantage que les autres, car elle n’en reste pas à la surface des suffrages, exprimés ou non, mais entre au contraire en profondeur dans la chair du social. Elle entend nommer non seulement l’adhésion à un certain contenu programmatique, fondé sur un profond bouleversement des rapports entre capital et travail, mais aussi et inséparablement revendiquer son ancrage dans ce milieu social qui rassemble les forces vives de la nation, celui des classes populaires.
Dès lors, une première question se pose : ce bloc populaire revendiqué existe-t-il vraiment ? Certains analystes médiatiques, comme le sondeur Jérôme Sainte-Marie, auteur d’un récent ouvrage lui-même intitulé Bloc populaire, ont trouvé bon de s’insurger contre cette prétention. Dans une tribune publiée le 28 avril dans le journal Marianne, l’intéressé affirme ainsi que « les catégories populaires se sont sans cesse davantage tournées vers une idéologie protectrice, souverainiste, dont l’expression électorale est constituée par Marine Le Pen ». À le suivre, le vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon ne serait quant à lui qu’un agrégat de « diverses “minorités” au sens anglo-saxon » rassemblées autour de « la petite-bourgeoisie urbaine diplômée ».
Un tel diagnostic, s’il peut entrer en résonance avec certaines lectures simplificatrices de la structuration de la société française, n’en repose pas moins sur une faute de raisonnement. Il y aurait les catégories populaires d’un côté, les « minorités » de l’autre, et les deux s’excluraient mutuellement. Or il est clair, pour qui n’est pas entièrement aveuglé par les discours promus par la fondation Terra Nova, que ce que le terme « minorités » a ici vocation à désigner n’est, pour l’essentiel, pas autre chose qu’une fraction des catégories populaires, celle qui vit dans les banlieues des grandes villes.

« Dans la bataille des élections législatives, mais aussi et surtout au-delà, la contribution des communistes sera décisivepour poursuivre le développement – quantitatif et qualitatif –de ce bloc populaire encore en voie de formation. »

Cette précision sémantique n’a rien d’anodin, elle constitue même le préalable indispensable à toute étude sérieuse de la question de l’existence réelle du bloc populaire. Dès lors que l’on garde à l’esprit que les habitants des banlieues des grandes villes font bel et bien partie des classes populaires – le fait même qu’il soit nécessaire de le préciser constitue d’ailleurs un signal plus qu’inquiétant –, on ne peut que s’inscrire en faux contre ceux qui prétendent, sans apporter la moindre nuance, que celles-ci seraient acquises aux idées de Marine Le Pen. Pour au moins une partie d’entre elles, l’affirmation est tout simplement fausse. C’est au contraire vers la gauche que ses voix se sont portées, et dans des proportions parfois fort nettes, ce dont témoigne par exemple le résultat du premier tour dans un département comme la Seine-Saint-Denis.
Faut-il pour autant accorder le point à Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il entérine purement et simplement la naissance du bloc populaire ? Cela n’est pas tout à fait certain et mérite au moins discussion. Il paraît plus raisonnable de parler d’un bloc populaire en puissance parce qu’encore inachevé. À ce stade, en effet, l’existence d’un bloc populaire en acte est confrontée au minimum à un problème d’extension et à un problème de cohésion.
Le premier est sans doute le plus visible et le plus fréquemment souligné. Si les forces de gauche en général et de la France insoumise en particulier ont réussi, lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, à capter de façon significative une fraction des classes populaires, cette partie à elle seule est loin d’être le tout. Faute peut-être d’en avoir fait un objectif politique prioritaire, la conquête des franges des milieux populaires les plus éloignées des grandes métropoles n’a clairement pas eu lieu, ce que n’a pas manqué de souligner à sa manière le député François Ruffin à l’issue du scrutin. Cette tâche est d’autant plus indispensable qu’il n’est pas de victoire possible sans s’affranchir de la tutelle à laquelle les forces réactionnaires ont trop souvent soumis ces territoires. En 1926, Gramsci insistait déjà sur la nécessité de briser ce « monstrueux bloc agraire » qui, en Italie méridionale, permettait de maintenir le statu quo en assurant l’hégémonie des propriétaires fonciers sur les paysans pauvres. La situation est aujourd’hui bien différente, mais l’enjeu n’a peut-être pas disparu.

« La notion de bloc populaire entend nommer non seulement l’adhésion à un certain contenu programmatique, fondé sur un profond bouleversement des rapports entre capital et travail, mais aussi et inséparablement revendiquer son ancragedans ce milieu social qui rassemble les forces vives de la nation,celui des classes populaires. »

Gramsci nous aide d’ailleurs aussi à penser le problème de la cohésion du bloc populaire qu’il s’agit de constituer. Tâchant d’exposer, dans ses Cahiers de prison, de quelle manière se crée un bloc historique, il affirmait que doit naître, entre les représentants et les représentés, un rapport d’« adhésion organique », faute de quoi une direction politique est condamnée à devenir « une caste ou un sacerdoce ». Ces deux écueils permettent, chacun à sa manière, de mettre le doigt sur les risques auxquels nous expose toute distorsion de la relation que les forces de gauche sont appelées à nouer avec les milieux populaires. Ni caste, ni sacerdoce : ni groupe fermé sur lui-même, incapable de sentir les dynamiques de fond qui traversent la société, ni autorité ecclésiale prêchant la vérité révélée à des ouailles ébahies.
Face à ces grands enjeux, l’action des communistes est plus que jamais nécessaire. Dans la bataille des élections législatives, mais aussi et surtout au-delà, leur contribution sera décisive pour poursuivre le développement – quantitatif et qualitatif – de ce bloc populaire encore en voie de formation. « Passage du savoir au comprendre, au sentir, et vice versa du sentir au comprendre, au savoir », disait encore Gramsci. Dialectique difficile, hors de laquelle pourtant il n’est manifestement point de salut.

Jean Quétier, rédacteur en chef de Cause commune.

Cause commune • été 2022