Par

Vingt ans après sa première élection à la présidence de la République fédérative du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, appelé plus communément « Lula », espère retrouver la magistrature suprême, à 77 ans. Étonnant renversement de situation que le retour au premier plan de ce miraculé politique.

Un retour inespéré
À partir de 2017, alors que Lula est favori à la présidentielle de l’année suivante pour le Parti des travailleurs (PT), plusieurs inculpations l’excluent de la compétition. Sous la houlette du juge Sergio Moro, futur ministre de la Justice de Jair Bolsonaro, il est condamné pour corruption passive, blanchiment d’argent et détournement de fonds publics. Emprisonné durant un an et demi, il est finalement condamné, en novembre 2019, à dix-sept ans de prison.
En avril 2021, coup de théâtre : le tribunal fédéral suprême donne en partie raison à ses défenseurs en confirmant l’annulation de ses condamnations – pour vice de forme et « partialité » du juge Moro. Ce qui le rend à nouveau éligible.

« Malgré les polémiques, Jair Bolsonaro dispose toujours de soutiens importants parmi les couches aisées ou celles qui craignent le déclassement social, dont un noyau dur d’adulateurs inconditionnels du « mythe », ainsi qu’ils le qualifient. »

En octobre 2022, Jair Bolsonaro, le président sortant d’extrême droite, sera son principal adversaire. Pour l’instant, Lula est donné largement gagnant, ses partisans se prenant même à rêver d’une élection dès le premier tour. Le dernier sondage, rendu public le 5 mai, le créditait de 44 % des intentions de vote contre 31 % pour son rival.
Il est vrai que la conjoncture politique latino-américaine lui est plutôt favorable : depuis 2020, sur fond de difficultés économiques et de mauvaise gestion de la pandémie, toutes les élections présidentielles ont été remportées par la gauche. Xiomara Castro au Honduras, Pedro Castillo au Pérou, Luis Arce en Bolivie, Gabriel Boric au Chili et, peut-être, demain, Gustavo Petro en Colombie.
La stratégie modérée et rassembleuse, choisie par l’ancien syndicaliste n’est sans doute pas étrangère à ses bons sondages. Cette fois, il n’entend pas apparaître comme le candidat du seul PT, voire de la gauche, mais bien comme celui d’une sorte d’union sacrée anti-Bolsonaro, incorporant la droite démocratique. La probable désignation comme colistier à la vice-présidence de l’ancien gouverneur de São Paulo, Geraldo Alckmin, son adversaire de centre droit à la présidentielle de 2006 pour le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), illustre sa volonté de rassurer les milieux financiers et d’occuper une large part du spectre politique.
De tels choix préfigurent le « présidentialisme de coalition » auquel, en cas de succès, Lula ne pourra se soustraire. En effet, dans le cadre du système à la proportionnelle, seul le jeu de larges alliances, voire d’accords circonstanciels peut permettre de gouverner. Or la culture politique clientéliste brésilienne est ainsi faite que le compromis est souvent synonyme de compromission : on monnaie le soutien à l’exécutif pour peu qu’il concède des avantages substantiels. Comme leurs prédécesseurs, Lula et le PT, dans leur exercice du pouvoir, avaient dû y sacrifier. Dans ce contexte avaient surgi de nombreux scandales dont celui dit des « grosses mensualités » (2005), un système de financement du parti par le détournement complexe de l’argent public qui permettait, notamment, l’achat du vote de parlementaires. Ce Watergate à la brésilienne avait provoqué un séisme politique. Lula menacé d’impeachment, le pouvoir avait vacillé et l’image du PT, devenu un « parti comme les autres », en était sortie profondément abimée. Les leçons en ont-elles été tirées ?
Comme dans ses précédentes campagnes et, sans doute, de façon encore plus appuyée, Lula, figure de proue des gauches latino-américaines, se fait néanmoins le chantre d’un réformisme prudent et pragmatique. Un mixte d’orthodoxie libérale – priorité aux grands équilibres, à la réduction de la dette, à l’excédent primaire – et d’interventionnisme en renouant avec l’État développementaliste. La relance de l’investissement public, les transferts sociaux vers les plus pauvres, la mise en œuvre d’une réforme fiscale redistributive et la restauration de la démocratie ont rang de priorité, tout comme la préoccupation environnementale.

Le mandat désastreux de Jair Bolsonaro ouvre la voie
Nul doute que le bilan catastrophique du président sortant constitue pour lui un sérieux atout. Sur ce chef d’État inculte, misogyne, raciste, homophobe et nostalgique de la dictature (1964-1985) tout ou presque a été dit. Sa brutalité et son goût pour la provocation ont considérablement aggravé, à dessein, les clivages de la société.
Sa gestion de la crise de la covid-19 a été qualifiée de criminelle par le rapport de la commission parlementaire d’enquête (octobre 2021) qui a même recommandé son inculpation. Avec 664 000 décès au 7 mai 2022, le Brésil est au deuxième rang derrière les États-Unis en ce qui concerne le nombre de morts. Longtemps anti-vaccin, anti-passe sanitaire et persuadé de l’efficacité du traitement à base d’hydroxychloroquine, le président a délibérément fait fi de toutes les recommandations scientifiques. Conseillé par un cabinet parallèle d’affairistes, il a entériné l’achat massif de vaccins chinois pourtant peu efficaces.
La dramatique crise de la covid-19 a aussi entraîné la récession de 2020 et l’augmentation de la pauvreté. Si le Brésil a connu un rebond du PIB de 4,6 % en 2021, pour 2022, la stagflation est annoncée avec une croissance d’à peine 0,3 % et une inflation supérieure à 10 %. À quelques mois de l’élection, l’extrême pauvreté touche 20 des 214 millions de Brésiliens avec le pire niveau de concentration de revenus depuis les années 2000. En 2021, d’après la banque Crédit Suisse, la moitié la plus pauvre de la population possédait seulement 0,4 % de la richesse nationale alors qu’à l’opposé le 1 % le plus riche détenait pratiquement la moitié de la fortune nationale.

« Sur Jair Bolsonaro, ce chef d’État inculte, misogyne, raciste, homophobe et nostalgique de la dictature (1964-1985) tout ou presque a été dit. Sa brutalité et son goût pour la provocation ont considérablement aggravé, à dessein, les clivages de la société. »

L’aggravation de la situation environnementale est aussi à mettre au débit du bilan présidentiel. Dès son accession au pouvoir, en 2019, inspiré par le puissant lobby de l’agronégoce, Jair Bolsonaro a déclaré vouloir ouvrir les terres protégées et les réserves indigènes à l’agriculture et à l’extraction minière. Depuis, la déforestation n’a cessé de progresser au rythme de la superficie d’un Liban tous les ans. En 2019 et 2020, une multiplication sans précédent d’incendies de la forêt amazonienne a mis en péril les peuples indigènes.
Enfin, durant son mandat, la démocratie a été sérieusement malmenée. Au nombre des dérives les plus criantes : la militarisation de la vie publique, avec l’accession de milliers d’officiers à des postes clés de l’appareil d’État et la politisation de l’armée qui s’est ensuivi ; les graves entorses à la laïcité d’un président se référant plus volontiers à la Bible qu’à la Constitution et truffant les institutions d’évangéliques prosélytes avant tout soucieux de faire bénéficier leurs Églises de la manne publique. Pour ne rien dire des tentatives présidentielles pour délégitimer les institutions qui le gênent, à commencer par le Tribunal fédéral suprême avec lequel il est en guerre ouverte.

Un chemin semé d’embûches
Bilan contre bilan, celui de Lula, lors de ses deux mandats (2002-2010), ne souffre pas la comparaison. Pour une partie des Brésiliens, il incarne une sorte d’âge d’or, associant inclusion sociale et croissance, auquel son retour aux affaires les ramènerait automatiquement alors même que la conjoncture économique internationale est infiniment moins favorable. Grâce au programme « Bourse famille », tenu par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) comme un modèle pour les autres pays en développement, plus de 20 millions de Brésiliens avaient quitté la pauvreté. En 2010, les « classes moyenne inférieures » constituaient la moitié de la population, contre seulement un tiers en 1992, ce qui s’était traduit par une extraordinaire explosion de la consommation des ménages. Quand Lula quitta sa charge, le Brésil était un acteur géopolitique de premier plan et le président jouissait dans l’opinion d’un indice de satisfaction exceptionnel, supérieur à 80 %. S’appuyant sur sa popularité, la candidate à sa succession, Dilma Rousseff, était aisément portée à la présidence de la République, en octobre 2010.

« Dès son accession au pouvoir, en 2019, Jair Bolsonaro a déclaré vouloir ouvrir les terres protégées et les réserves indigènes à l’agriculture et à l’extraction minière.»

Pour octobre 2022, tout est cependant loin d’être déjà joué et il faut se garder de sous-estimer Jair Bolsonaro, d’autant qu’il devrait bénéficier du report en sa faveur des électeurs du juge anticorruption Sergio Moro qui vient de retirer sa candidature à la présidence. Certes, Jair Bolsonaro parle mal le portugais, mais il comprend la rue, sait parler la langue du peuple et s’exprime sans le moindre surmoi. À l’inverse de Lula, tout comme Trump son mentor, il est rompu à l’utilisation et à la manipulation des réseaux sociaux sur lesquels il compte des dizaines de millions d’abonnés.
Malgré les polémiques, il dispose toujours de soutiens importants parmi les couches aisées ou celles qui craignent le déclassement social, dont un noyau dur d’adulateurs inconditionnels du « mythe », ainsi qu’ils le qualifient. Les élites militaires, les fidèles évangéliques, l’agro négoce et une bonne partie du monde des affaires sont les piliers sur lesquels il va s’appuyer durant sa campagne au cours de laquelle il va faire jouer à fond le sentiment anti-PT qui demeure fort dans une bonne partie de la population. Pour ce faire, il ne se prive pas de rappeler les scandales de corruption ayant émaillé les présidences de Lula et de Dilma Rousseff, même s’ils concernaient l’ensemble de la classe politique, y compris ses alliés. Toutefois, comme Jair Bolonaro est lui-même empêtré, depuis le début de son mandat, dans plusieurs affaires de corruption impliquant y compris des membres de sa famille, l’argument aura sans doute moins de force qu’en 2018 quand il faisait figure de candidat neuf et antisystème.
Enfin, depuis près d’un an, il s’est lancé dans un grand activisme avec l’accélération du rythme des privatisations sous l’égide du grand argentier et Chicago boy assumé, Paulo Guedes, la multiplication des grands travaux et, surtout, les programmes sociaux qu’il n’avait jusque-là cessé de dénoncer comme assistancialistes. En 2022, le programme « Aide Brésil » et ses déclinaisons ont remplacé la « Bourse famille ». Destiné aux Brésiliens en situation de pauvreté et d’extrême pauvreté, soit 16,9 millions de familles, son objectif est clair : cibler en priorité les neuf États pauvres du Nordeste, bastion électoral du lulisme.
Si le pire n’est jamais sûr, il ne peut être entièrement exclu. Les « divines surprises » des victoires passées de Trump et Bolsonaro sont là pour le rappeler.

Richard Marin est historien. Il est professeur émérite à l’université Toulouse Jean-Jaurès.

Cause commune • été 2022