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Considérant l’Amérique latine comme leur « arrière-cour », les États-Unis n’ont jamais cessé de vouloir s’immiscer dans les affaires intérieures des pays latinos et sud-américains mais les évolutions récentes peuvent entraver leur influence.

Au cours de leur histoire et jusqu’à aujourd’hui, les peuples et pays d’Amérique latine ont connu de nombreux et douloureux épisodes de déstabilisation politique, de coups d’État appuyés par les ambitions hégémoniques des États-Unis et subi des politiques néolibérales dévastatrices. Ils ont aussi expérimenté des luttes émancipatrices originales et porté au pouvoir des forces de gauche et de transformation sociale coalisées. Même si, au cours des années 2010, la contre-offensive réactionnaire et ultraconservatrice a triomphé, souvent dans la violence, de l’Équateur au Brésil, en passant par la Colombie et la Bolivie, les mouvements et soulèvements populaires dans plusieurs pays de la zone (Chili, Bolivie, Mexique, etc.), débouchant pour un certain nombre sur des victoires électorales, au cours des deux dernières années, ont singulièrement rebattu les cartes.
Ces récents changements politiques nationaux et le regain de processus régionaux ou internationaux pourraient venir réduire encore l’influence nord-américaine déjà en difficulté et ouvrir des perspectives nouvelles de progrès et de coopérations régionales.

Les avancées et replis des années 2000
En 1959, Cuba a ouvert le ban de la libération des peuples du sud et latino-américains avec la victoire de sa révolution sur la dictature de Batista, devenant le point de référence obligé des luttes et des projets d’émancipation du continent. Les décennies qui suivirent en portent la trace, tout comme les dynamiques de résistance politique et les mouvements sociaux.
Dans les années 1960-1970, les difficultés rencontrées par l’industrialisation mirent en doute la possibilité d’un développement capitaliste autonome des pays latino-américains. Face à la montée des revendications de masse apparaissent des dictatures militaires violemment anticommunistes et socialement régressives dans le Cône Sud et au Brésil. Les années qui suivent sont marquées par l’essor de revendications démocratiques, anti-impérialistes, et, de plus en plus, par des contestations du néolibéralisme. De nouvelles formations politiques voient le jour, en expression et prolongement politique des mouvements sociaux : le Parti des travailleurs (PT) au Brésil (1980), le Mouvement vers le socialisme (MAS) en Bolivie (1997), ou encore Alianza País en Équateur (2006).
Alors que ces changements semblaient prometteurs de dynamiques durables de développement humain, démocratique, social, environnemental, ils n’ont pas pu empêcher la contre-offensive des droites latino-américaines. Que s’est-il passé ?

« En dépit des difficultés créées dans le contexte pandémique, l’intervention des populations, le nouveau cycle électoral et de nouveaux processus régionaux et internationaux peuvent contribuer à réduire l’influence états-unienne sur les pays d’Amérique latine. »

Les gauches latino-américaines ont buté sur un certain nombre d’obstacles politiques et socio-économiques. D’abord, l’arrivée au pouvoir de ces formations a paradoxalement fragilisé les mouvements sociaux qui les ont portées au pouvoir. On peut, par exemple, noter un phénomène d’« absorption » par les institutions politiques formelles de nombreux dirigeants des mouvements sociaux, affaiblissant de ce fait les structures de ces derniers, faute de relève.
Ensuite, bien que les nouvelles Constitutions aient joué un rôle essentiel dans l’initiation de changements structurels, les transformations politiques ont bien souvent été insuffisantes et les tentatives de transformation de l’économie sont restées timides. La première vague des progressismes latino-américains a bénéficié d’une conjoncture économique favorable, marquée par la hausse des prix et de la demande mondiale des matières premières (liée notamment à l’essor chinois) et par des bas taux d’intérêt mondiaux. Ces facteurs ont joué un rôle clé pour la stabilisation des gouvernements progressistes, permettant un progrès social sans remise en cause décisive des structures injustes et inefficaces entravant le développement de ces pays. L’accroissement des marges de manœuvre budgétaires des États, les créations d’emplois et des politiques déterminées de redistribution du revenu ont permis à des millions de personnes de sortir de la « pauvreté extrême » et de la « pauvreté simple ». Dans le même temps, les catégories plus aisées de la population se sont, elles, considérablement enrichies, par exemple au Brésil ou au Venezuela, générant des doutes au sein des mouvements populaires et des acteurs sociaux. De même, la dépendance aux exportations de matières premières est restée inchangée.
L’embellie économique a réduit les moyens de pression de la Banque mondiale et du FMI pour influer sur les politiques économiques des pays latino-américains. Pour autant, le capital transnational a su trouver de nouvelles possibilités de profits et d’accumulation, et les institutions financières internationales, en bons soldats de l’impérialisme, n’ont pas renoncé à peser sur les orientations économiques aux échelles nationales et régionales par la promotion de politiques néolibérales.
Ces contradictions vont traverser l’ensemble des pays de la région. Le continent, loin de s’unifier, est tiraillé entre des logiques en partie contradictoires. Aux perspectives d’intégration de la Patria grande et aux revendications de souveraineté nationale anti-impérialistes, s’oppose un projet d’intégration approfondie avec l’Amérique du Nord avec, pour slogan : « L’Amérique aux Américains ». En parallèle, les projets d’intégration visant à renforcer des marchés « sous-régionaux » (Cône Sud, pays andins, Amérique centrale) ne disparaissent pas. Les processus d’intégration dans la période restent donc particulièrement complexes, fragmentés et, en définitive, fragiles.

« Les mouvements sociaux en particulier de la jeunesse, des femmes et des peuples indigènes, souvent violemment réprimés, ont porté des aspirations profondes de changement de société et se sont poursuivis au-delà de la pandémie. »

Les pays progressistes opteront pour la première visée avec la constitution de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR), de la Communauté d’États latino-américains et caraïbes (CELAC) puis de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), cadres régionaux venant s’ajouter à une architecture institutionnelle déjà stratifiée et arborescente. Dans cette perspective sont envisagées des coopérations sur une base de réciprocité et de respect des souverainetés entre des pays inégalement dotés en ressources pour parvenir à un développement partagé sur un pied d’égalité. Pour autant, ces initiatives ne sont pas encore parvenues à créer de nouvelles logiques supplantant les inerties héritées de l’histoire de la région.
Pour les pays néolibéraux, l’Organisation des États américains (OEA), dont le siège est à Washington, reste une organisation régionale de référence sur le plan politique. Cette officine, systématiquement favorable aux gouvernements ultralibéraux et/ou d’extrême droite, a été abondamment utilisée par le président Donald Trump dans ses attaques contre les forces progressistes latino et sud-américaines. Par ailleurs, l’échec de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) n’a pas signifié la fin des perspectives d’intégration économique dans une optique néolibérale, avec notamment la perspective de la constitution d’une zone de libre-échange intégrant à terme les pays de l’Alliance du Pacifique (créée en 2011) avec les États-Unis et d’autres pays de la zone Océanie-Pacifique.
Les stratégies de développement des pays gouvernés par les gauches latino-américaines sont loin d’avoir été homogènes. Si certaines ont revendiqué la volonté de transformer le système productif pour promouvoir une industrie nationale et renforcer le marché intérieur, comme en Bolivie, en Équateur ou au Nicaragua, d’autres semblent avoir misé sur un type de social-démocratie mettant l’accent sur la redistribution, comme au Brésil, en Argentine ou en Uruguay. Le Venezuela a, quant à lui, choisi une voie originale : Chávez, avec les revenus du pétrole, organisa divers types de missions en direction des plus pauvres dans les domaines des services publics, de l’économie sociale ou de l’agriculture des peuples indigènes.
Mais aucune de ces expériences n’a pu dépasser la logique de la rente (minière, pétrolière, agricole…), au détriment de l’évolution structurelle nécessaire au développement industriel national. Tous ces « modèles » demeureront dans le cadre d’une économie mixte en conservant la pluralité des opérateurs publics et privés, en particulier dans les domaines de l’éducation et de la santé, et ne viendront pas à bout d’une économie informelle très importante.
Faisant feu de ces fragilités, une nouvelle vague conservatrice s’est engagée en Amérique latine, mais cette dernière semble d’autant moins inéluctable qu’elle a déjà subi plusieurs revers sérieux et perdu de son actualité.

Vers de nouveaux progrès et de nouvelles coopérations ?
Fin 2019, plusieurs pays ont vu exploser les colères contre les inégalités sociales insupportables, contre les confiscations du pouvoir, les inégalités de droits et de libertés, la corruption, l’autoritarisme, les violences faites aux femmes : Bolivie, Chili, Colombie et Équateur auxquels s’est ajouté, en 2021, le Pérou.
Ces mouvements sociaux en particulier de la jeunesse, des femmes et des peuples indigènes, souvent violemment réprimés, ont porté des aspirations profondes de changement de société et se sont poursuivis au-delà de la pandémie, la crise sanitaire précipitant d’ailleurs les peuples du continent dans de graves difficultés sociales et, à nouveau, dans la grande pauvreté.
À ce sujet, la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAl), par l’intermédiaire de sa secrétaire exécutive, Alicia Bárcena, explique qu’il faudra mettre en œuvre des politiques universelles, redistributives et solidaires pour éviter une nouvelle décennie perdue. Une recommandation dont pourrait s’inspirer également la France, qui est membre de cette commission régionale de l’ONU par la présence de certains de ces départements-régions d’outre-mer sur le continent.
Dans le feu de ces années de crise économique et de crise sanitaire, nombreuses sont les forces de transformation sociale et d’émancipation qui, en Amérique latine, ont cherché à construire de nouveaux rassemblements politiques et à contribuer à ce que les constructions régionales solidaires franchissent de nouvelles étapes, que de nouveaux liens s'établissent entre mouvements sociaux et décisions politiques.
Ces mouvements populaires ont certainement favorisé la victoire du MAS fin 2020 en Bolivie, et le retour de la démocratie et de l’État plurinational avec Luis Arce et son vice-président, David Choquehuanca, après le putsch conduit par Jeanine Añez avec le soutien actif de l’administration Trump. L’élection, en août 2020, de Luis Abinader en République dominicaine est aussi l’aboutissement d’un mouvement massif de contestation dit des « marches vertes » contre la corruption de l’ancien président au pouvoir depuis seize ans.
Le cas le plus marquant de l’influence des mouvements sociaux est certainement celui du Chili où le président Sebastián Piñera a été obligé de convoquer un référendum pour se prononcer sur un changement constitutionnel. Celui-ci a été suivi par des élections présidentielle et parlementaires qui ont vu un gouvernement progressiste, mené par Gabriel Boric, arriver au pouvoir. Aux côtés de l’Assemblée constituante composée de représentants élus par la population, le Chili progressiste se met aujourd’­hui au travail pour en finir définitivement avec les restes de la dictature militaire. Le référendum sur la nouvelle Constitution, prévu le 4 septembre prochain, augure un moment d’intenses débats politiques au cœur du processus de changement commencé par les mouvements de jeunesse, des femmes, des peuples autochtones et des organisations de gauche.

« Les stratégies de développement des pays gouvernés par les gauches latino-américaines sont loin d’avoir été homogènes. »

Tous ces bouleversements, l’intervention des populations dans toute leur diversité, le nouveau cycle électoral, de nouveaux processus régionaux et internationaux, peuvent contribuer à réduire un peu plus l’influence états-unienne sur les pays d’Amérique latine, en dépit des difficultés créées dans le contexte pandémique et qui ont accentué la vulnérabilité externe de nombre de pays périphériques.
Les appels et annonces de boycott du nouveau sommet des Amériques de juin 2022 organisé par Joe Biden en sont une manifestation explicite. Le président états-unien doit faire face à une solidarité régionale revendiquée par de nouveaux acteurs du continent, exprimée par exemple par Andrés Manuel López Obrador, président mexicain, qui refuse de faire le déplacement si Cuba, le Nicaragua et le Venezuela ne sont pas invités.
Les gauches latino-américaines retrouvent une dynamique de progression et, de ce point de vue, la situation de la Colombie, grande alliée de Washington, sera à observer de près, tout comme celle du Brésil, avec la réélection possible de Lula en octobre prochain.
C’est donc une nouvelle période qui peut s’ouvrir, fin 2022, vers de nouveaux progrès sociaux et de nouveaux droits pour les peuples latino-américains mais aussi vers de nouvelles coopérations régionales avec, peut-être, un renforcement de la CELAC et de nouvelles perspectives en matière de relations internationales. Tout ce que les États-Unis sous la conduite de Joe Biden chercheront sans doute – et à quel prix ? – à faire échouer.

Cécile Dumas est responsable adjointe du secteur international du PCF. Elle a la charge des questions migratoires et de l’Amérique latine.

Cause commune • été 2022