Un retour sur l’histoire du Venezuela au cours de ces dernières années est révélateur de l’obstination démocratique de son peuple. Malgré la volonté de déstabilisation, exercée en particulier par les États-Unis, ce pays renoue avec la croissance après sept années de récession.
Ce 5 mars 2013, combien espèrent en finir ? À peine le décès du président Chávez était-il annoncé, que les thuriféraires du néolibéralisme présageaient déjà l’impossibilité d’un « chavisme sans Chávez ». C’était profondément méconnaître l’ampleur de la dynamique politique à l’œuvre au Venezuela depuis des décennies : sa guérilla, ses soulèvements réprimés dans le sang et la torture au nom de la stabilité démocratique, ses occupations de terres et de campus universitaires. En clair, une histoire populaire de la révolution bolivarienne qui commença bien avant l’élection de Hugo Chávez au palais de Miraflores, en 1998. La droite et l’extrême droite vénézuéliennes, leurs soutiens internationaux n’ont jamais vu non plus la tendance démocratique et progressiste au sein de l’armée vénézuélienne, qui la distingue de ses analogues continentaux aux mains des forces conservatrices.
Bien avant la tentative de coup d’État du lieutenant-colonel Hugo Chávez, en 1992, contre le président social-démocrate Carlos Andrés Pérez, l’une des premières révoltes contre l’ancien monde se joue au Venezuela. En 1989, le Fonds monétaire international impose un plan d’ajustement structurel au pays endetté, provoquant stagnation des salaires, inflation, dévaluation de la monnaie et pénuries. La pauvreté touche alors 44 % des foyers, cinq fois plus qu’en 1984. Le « Caracazo », le soulèvement de Caracas, qui s’est soldé par la mort de trois cents à trois mille personnes, est « une véritable insurrection dont les participants regardèrent la révolution droit dans les yeux avant de subir la réponse terrible du talon de fer de l’État », relève George Ciccariello-Maher, professeur en science politique à l’université Drexel de Philadelphie, dans La Révolution au Venezuela. Deux ans plus tard, cette expérience débouche sur l’assemblée de quartier de Caracas qui se donne pour but de coordonner les luttes.
Un soutien populaire
Comme à l’époque du Caracazo, les pauvres n’hésitent pas à descendre des collines, comprendre des « barrios » (quartiers), ou à effectuer de longs trajets en bus depuis les zones rurales pour défendre Hugo Chávez contre la tentative de coup d’État. La droite joue la carte de la grève patronale, du verrouillage de l’industrie pétrolière, principale source de revenu national. À cette époque, les habitants du quartier informel de Petare, à l’est de la capitale, investissent la télévision nationale pour reprendre les émissions et informer le pays du putsch. Le soutien des masses est sans appel, la légitimité de Hugo Chávez indéniable. Dans les urnes, le président emporte quinze des seize élections qui ont lieu entre son arrivée au pouvoir et son décès en 2013. Scrutins dont l’Union européenne et l’Organisation des États américains reconnaissent le caractère transparent jusqu’à la laudation : l’ancien président James Carter explique même que le système électoral vénézuélien est le « meilleur au monde ». Vertigineux quand on connaît la suite.
« À la faveur de sa victoire écrasante aux élections régionales et locales de novembre 2021 et de l’émiettement de l’opposition faute de projet commun et alternatif, le chavisme retrouve des couleurs. »
Le soutien populaire s’explique aisément. L’universalisation de l’accès à l’éducation à travers les « missions Robinson » permet à 1,5 million de personnes d’apprendre à lire, écrire, compter, et d’éradiquer l’illettrisme. L’accès à l’université est également facilité : entre 2000 et 2011, on compte 1,4 million d’étudiants supplémentaires. Sur le plan de la santé, plusieurs milliers de centres de santé sont créés et l’accès gratuit aux soins est favorisé. Chez les enfants, le taux de mortalité est réduit de 49 %. Quant à l’espérance de vie, elle passe de 72,2 ans en 1999 à 74,3 ans en 2011. Enfin, le taux de pauvreté diminue de 42,8 % à 26,5 %. Autre élément qui contribue à la popularité du président Chávez : sept cent mille logements sortent de terre. Une mission encore plus précieuse après les terribles éboulements provoqués par la pluie, qui engloutissent des quartiers entiers de Caracas en 2010.
« L’expérience vénézuélienne permet de mesurer les termes imposés par le spectre des droites mais aussi la nécessité d’une intégration régionale qui permette de renouer avec la solidarité continentale et le progrès social. »
En outre, dans ce laps de temps, plus d’un million d’hectares de terre sont remis aux peuples originaires. À cette liste, on pourrait ajouter la baisse du chômage, la réforme agraire, l’augmentation du salaire minimum qui devient à l’époque l’un des plus élevés d’Amérique latine, mais aussi le passage du travail à 36 heures hebdomadaires.
Les valeurs cardinales de la révolution bolivarienne, à savoir le peuple et la souveraineté, celles qui seront précisément attaquées de front par les sanctions nord-américaines, s’incarnent dans la Constitution de 1999. Ainsi, si les institutions fondamentales de la démocratie sont préservées, de nouveaux espaces de participation s’ouvrent avec le référendum révocatoire, le référendum autorisant la proposition ou l’abrogation de lois et une part de contrôle démocratique de la gestion publique, de la production et de l’économie sociale sont également introduits. La mise en place des communes – « l’âme du projet de socialisme réel », assurait Chávez – introduit une nouvelle forme d’organisation locale autogérée. On peut relever l’ironie : en instaurant ce pouvoir communal, l’État livre les clefs de son démantèlement.
D’importantes contradictions
Le « socialisme du XXIe siècle » n’est toutefois pas exempt de contradictions. De lourds problèmes de gestion publique demeurent. Lorsqu’une politique offre peu de résultats, l’équipe est écartée et la nouvelle n’engage aucun bilan et n’a parfois aucun souci de la continuité. En revanche, les membres du gouvernement ou leurs proches se sont maintes fois vu reprocher de participer eux-mêmes à l’accumulation privée du capital grâce aux ressources collectives ou d’avoir insuffisamment rompu avec la corruption. Le front révolutionnaire s’est même fissuré ces dernières années. Le Parti communiste du Venezuela (PCV), qui a soutenu Nicolás Maduro à la présidentielle de 2018 sur la base d’un accord programmatique, dénonce aujourd’hui une « politique économique gouvernementale de plus en plus soumise aux intérêts du capital » et « la mise en place d’une politique économique libérale, réformiste et visant la privatisation » de secteurs aussi stratégiques que l’eau ou les sols. En conséquence, pour la première fois, le PCV a présenté des listes autonomes lors des législatives de 2020 et déplore depuis les entraves faites à certaines de ses candidatures. Les chavistes justifient les privatisations par le fait qu’elles constituent une porte de sortie économique quand seul le secteur étatique est sous le coup des sanctions américaines.
La volonté de déstabilisation du Venezuela
Car le gros des problèmes vient de l’extérieur. À Washington, l’administration Trump a mille fois répété que « toutes les options (étaient) sur la table » en vue de la déstabilisation du Venezuela. Avant lui, Barack Obama, qui avait travaillé à la détente avec Cuba, a également dû donner des gages aux républicains, trouvant dans la République bolivarienne le profil du parfait ennemi. Par ailleurs, dans son combat, la Maison-Blanche peut compter sur la dévouée Organisation des États américains (OEA). « Le durcissement des sanctions auquel le pays est confronté depuis 2015 sape la capacité de l’État à entretenir les infrastructures et à mettre en œuvre des projets sociaux. Aujourd’hui, le Venezuela fait face à un manque de machines nécessaires, de pièces détachées, d’électricité, d’eau, de carburant, de gaz, de nourriture et de médicaments », relève à ce propos Alena Douhan, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les effets des mesures coercitives unilatérales. Conséquence, la population est étranglée, le taux de pauvreté repasse à 65 % et le PIB chute de 80 % depuis 2013. Sur le terrain, les agents économiques qui font gonfler artificiellement les prix et organisent la pénurie ne sont pas en reste. L’hyperinflation atteint des sommets : 400 000 % en 2018, 10 000 % en 2019 et 3 000 % en 2020. Ce cycle inflationniste est alimenté par la contrebande de centaines de milliards de bolivars (monnaie du Venezuela) en Colombie qui pousse le gouvernement de Caracas à imprimer davantage de billets pour combler ce manque de masse monétaire.
« L’asphyxie économique complique les programmes de redistribution sociale et les politiques sanitaires ambitieuses. »
Autre trafic qui passe par le territoire du redoutable voisin : celui des produits alimentaires subventionnés. Après avoir été détournée, la marchandise réapparaît au Venezuela avec une importante marge bénéficiaire. Pour faire face à l’inflation, le gouvernement distribue des colis alimentaires qui « permettent d’éviter la famine mais les coupures d’eau, d’électricité et l’état des transports pèsent dans les têtes », explique Carolus Wimmer, membre du bureau politique du Parti communiste vénézuélien. En outre, l’asphyxie économique complique les programmes de redistribution sociale et les politiques sanitaires ambitieuses.
Mais ce n’est pas tout. Début mai 2020, Bogota donne le coup d’envoi de l’opération Gedeon : plusieurs groupes surarmés tentent de débarquer au Venezuela avant d’être neutralisés. L’incursion est revendiquée par le patron de Silvercorp USA (société de sécurité privée basée en Floride), Jordan Goudreau, et l’ex-capitaine vénézuélien Javier Nieto Quintero. Tentatives de provoquer des soulèvements de l’armée, envoi de drones chargés d’explosifs lors d’un meeting de Nicolás Maduro auquel participe tout son état-major, en 2018, soupçons de torture et extradition illégale du diplomate Alex Saab vers les États-Unis… des méthodes qui rappellent celles de la guerre froide.
« Les valeurs cardinales de la révolution bolivarienne, à savoir le peuple et la souveraineté, celles qui seront précisément attaquées de front par les sanctions nord-américaines, s’incarnent dans la Constitution de 1999. »
Le pan le plus radicalisé de l’opposition mène enfin une stratégie insurrectionnelle à grand renfort de groupes fascisants et de rétribution de casseurs chargés de provoquer la garde nationale, comme ce fut le cas lors des manifestations de 2017. Ces agents factieux prennent parfois la tête des cortèges pour les diriger vers les ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères, le Conseil national électoral et le Tribunal suprême de justice (TSJ). À l’époque, le TSJ assume provisoirement les fonctions de l’Assemblée nationale, dont le fonctionnement était paralysé par la majorité de droite au Parlement et ses tentatives de destitution du président Maduro, en dépit de la Constitution, qui n’autorise pas les parlementaires à entreprendre cette démarche. Pour sortir de cette situation de blocage, une Assemblée nationale constituante est formée afin de contraindre la droite à discuter. Un jour après l’élection de cette assemblée, Donald Trump annonce des sanctions qui interdisent aux investisseurs américains toute transaction sur la dette vénézuélienne. Washington s’attaque également au cœur de l’économie vénézuélienne en décrétant de lourdes mesures de rétorsion contre la compagnie pétrolière PDVSA (Petróleos de Venezuela SA). La production et les revenus s’effondrent : le pays produit aujourd’hui près de 800 000 barils par jour, contre 3,2 millions il y a treize ans.
Avril 2022, des groupes d’opposition finissent par demander la levée de ces sanctions sur le pétrole. Cet appel intervient après l’embargo états-unien sur l’or noir russe à la guerre en Ukraine et après la visite d’une délégation nord-américaine à Caracas, début mars, dans le but de trouver un accord avec le président Maduro. Un paria qui a néanmoins la main sur les premières réserves mondiales.
Le chavisme retrouve des couleurs
À la faveur de sa victoire écrasante aux élections régionales et locales de novembre 2021 et de l’émiettement de l’opposition faute de projet commun et alternatif, le chavisme retrouve des couleurs. Après sept années de récession, le pays renoue avec la croissance. Le Crédit suisse prévoit une augmentation de 20 % du produit intérieur brut cette année. Si elle a permis de stabiliser la situation et de régler certains problèmes d’approvisionnement, la dollarisation de l’économie a toutefois généré des inégalités. Sur le plan politique, le département d’État des États-Unis reconnaît à demi-mot avoir échoué dans sa stratégie de renversement du chavisme. Le 15 février, Washington dit vouloir aboutir à une « solution négociée » et à l’organisation de scrutins présidentiel et législatifs « transparents » au plus tard en 2024, soit à la fin du mandat de Nicolás Maduro dont il n’avait pas reconnu l’élection en 2018. Une manière de lâcher en douceur l’autoproclamé président Juan Guaido, de plus en plus minoritaire. Dans ce contexte, l’exclusion du pays de l’économie mondiale ne semble plus justifiée. La levée des sanctions reste le point nodal des discussions. L’issue de cette crise ne manquera pas d’être observée avec attention par l’ensemble des gauches latino-américaines qui multiplient ces dernières années les victoires après une parenthèse conservatrice et putschiste. L’expérience vénézuélienne contribue à mesurer les termes imposés par le spectre des droites mais aussi la nécessité d’une intégration régionale qui permette de renouer avec la solidarité continentale et le progrès social.
Lina Sankari est journaliste à L’Humanité.
Cause commune • été 2022