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Le dernier ouvrage de Thomas Piketty Capital et Idéologie (Seuil, 2019) est une somme impressionnante, tant par l’ampleur des données collectées que par l’ambition du projet : appréhender dans une vaste perspective temporelle et spatiale l’évolution de la structure des inégalités et des discours dominants qui les ont accompagnées et justifiées.

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Dans ce tour d’horizon qui part des sociétés les plus anciennes, de type « esclavagiste » ou « trifonctionnelle » (une classe cléricale et religieuse, une classe noble et guerrière, une classe roturière et laborieuse) aux sociétés « propriétaristes » actuelles de « l’hyper capitalisme » et des sociétés « postcoloniales », le lecteur voyage de l’Occident à l’Orient, en passant par l’Asie et l’Afrique, et se nourrit d’une masse d’informations de toute nature – statistiques, historiques, politiques, littéraires –, le tout écrit dans une langue limpide qui en rend la lecture aisée et intéressante.

Un nouveau socialisme participatif du XXIe siècle
Présenté par l’auteur comme d’abord factuel, avec le souci d’étudier les « développements politico-idéologiques non pas de façon abstraite, anhistorique et a-institutionnelle, mais bien au contraire tels qu’ils se sont incarnés dans des sociétés singulières, des périodes historiques et des institutions spécifiques », le livre n’en porte pas moins un projet, à l’opposé d’un relativisme idéologique, projet que l’on peut analyser comme la recherche d’une voie alternative à la social-démocratie de l’après-guerre, en échec face à la mondialisation libérale, et au communisme, associé selon lui à un désastre dans toutes ses expériences historiques : soviétique, chinoise et est-européenne. Il s’agit, à partir de ce bilan historique, de « dresser les contours d’un nouveau socialisme participatif du XXIe siècle, c’est-à-dire un nouvel horizon égalitaire à visée universelle ».
Le cadre conceptuel et méthodologique utilisé par Piketty mériterait des développements, en particulier sur la posture idéaliste qu’il adopte pour expliquer l’évolution des sociétés. La célèbre proposition de Marx et Engels selon laquelle « l’histoire de toute société… n’a été que l’histoire de la lutte des classes » est reformulée en « l’histoire de toute société... n’a été que l’histoire de la lutte des idéologies et de la quête de justice sociale ». Les explications idéologiques dominent largement dans la présentation de certaines situations historiques, par exemple l’évolution contemporaine du capitalisme, attribuée à la « révolution conservatrice » des an­nées 1980-1990, tandis que la crise systémique du capitalisme et ses contradictions internes ne font pas partie de l’exposé.

« La célèbre proposition de Marx et Engels selon laquelle “l’histoire de toute société… n’a été que l’histoire de la lutte des classes” est reformulée en “l’histoire de toute société... n’a été que l’histoire de la lutte des idéologies et de la quête de justice sociale”. »

Mais ce sont les propositions politiques de Thomas Piketty qui vont être discutées ici, car elles sont au cœur du débat qui traverse les forces de gauche sur l’alternative à opposer aux deux idéologies dominantes, qu’il décrit comme le néopropriétarisme  de l’hypercapitalisme d’aujourd’hui et le social-nativisme véhiculé par l’extrême droite. Son projet repose sur deux piliers : un régime fiscal devant assurer la déconcentration et la circulation de la propriété, pour en faire une propriété temporaire  ; un partage du pouvoir entre salariés et actionnaires dans les conseils d’administration des entreprises, instaurant une propriété sociale.
L’innovation fiscale consi­s­te en un impôt fortement progressif sur la propriété, allant jusqu’à un taux de 90 %, redistribué en une dotation universelle en capital versée à chaque jeune adulte. Un héritage pour tous que les projections chiffrées données à titre indicatif évaluent par exemple à 60 % du patrimoine moyen (120 000 euros actuellement) pour un prélèvement global de 5 % du revenu national.
La propriété sociale des entreprises passe par l’accession des salariés au conseil d’administration des entreprises pour moitié des sièges, y compris dans les petites, à l’instar du modèle allemand de cogestion, en allant plus loin. La limitation des droits de vote des gros actionnaires conjuguée à l’investissement par les salariés de leur dotation universelle dans leur entreprise pour en devenir actionnaires pourrait leur donner la majorité des sièges.

Est-ce le dépassement du capitalisme ?
Pour Thomas Piketty, il s’agit avec ces propositions structurelles d’un « dépassement du capitalisme », et c’est précisément la question à discuter.
L’accroissement de la progressivité de tous les impôts directs, dont la taxation des fortunes, tous actifs confondus (immobiliers, professionnels, financiers) jusqu’à des niveaux quasi confiscatoires au delà de dix mille fois le patrimoine moyen fait consensus. Le doute survient lorsqu’il est proposé de redistribuer l’impôt sur la propriété en dotation individuelle en capital. Est-ce le meilleur chemin de reconstitution de l’égalité, si l’on considère que le socle sur lequel repose la société émancipée du chacun pour soi et de la marchandisation généralisée est le développement des services publics ? Les urgences sociales et climatiques exigent l’exploration des gratuités, car la privatisation rampante dans la santé et l’éducation, la ségrégation géographique opérée par le logement discriminent des populations entières. Les besoins de financement énormes ne peuvent être couverts par le seul impôt sur les revenus, comme le propose Piketty, aussi progressif soit-il. De plus, la dotation initiale en capital ne s’inscrit-elle pas peu ou prou dans l’idéologie de l’égalité des chances ? Chacune et chacun est renvoyé à la responsabilité individuelle de faire un usage, bon ou mauvais, d’un pécule reçu à 25 ans, qui n’a évidemment pas la capacité d’effacer miraculeusement les différences d’opportunités que le milieu familial par son équilibre, sa fortune, son « capital culturel », est susceptible de créer.
La « propriété sociale », telle qu’imaginée par Piketty, grâce à l’accession des salariés au conseil d’administration des entreprises, conduit-elle au « dépassement du capitalisme », un terme utilisé précisément depuis des années par le Parti communiste, après de longs débats et l’abandon du terme d’« abolition » ?

« La question centrale, au-delà de la propriété formelle du capital, est celle de l’appropriation de l’outil de travail pour en maîtriser collectivement les finalités et faire rupture avec le diktat de la finance et ses exigences de rendement boursier. »

Il convient d’abord de partir des grandes luttes sociales actuelles contre les stratégies des multinationales, point d’appui indispensable pour dépasser les logiques dominantes, peu présentes dans l’ouvrage de Piketty. Elles mettent en cause les délocalisations, avec leurs effets délétères sur les compétences humaines accumulées sur une longue période et sur les territoires ; elles dénoncent le principe absolu de concurrence qui limite les coopérations scientifiques et technologiques ; elles revendiquent sur les lieux de travail une certaine autonomie décisionnelle, afin de valoriser pleinement les ressources, mettre fin aux captures de brevets et aux transferts indus de la valeur créée localement. C’est donc par les luttes à haute exigence stratégique que les salariés sont susceptibles de faire échec au pilotage par la rentabilité financière : les premiers remparts à construire contre la logique du capital sont un droit de veto suspensif sur les licenciements, des droits de contre-projet effectifs, c’est-à-dire assortis d’un droit au financement alimenté par un pôle public bancaire, mis au service de l’emploi et de l’environnement, au lieu d’être le bras armé des marchés financiers. La présence de salariés-actionnaires dans les conseils d’administration, qui peuvent demain rallier les critères de rentabilité du capital privé, comme cela a été le cas en France avec les actionnaires publics, n’a rien d’une assurance tous risques. La cogestion à l’allemande, citée en exemple, n’a pas « dépassé le capitalisme », et les succès de son industrie tiennent à des facteurs structurels multiples.

« Il s’agit en fait non pas de dépassement du capitalisme, mais de la tentative de renouveler le projet keynésien de sauvetage du capitalisme, malgré lui. »

La question centrale, au-delà de la propriété formelle du capital, est celle de l’appropriation de l’outil de travail pour en maîtriser collectivement les finalités et faire rupture avec le diktat de la finance et ses exigences de rendement boursier. Or il s’agit bien là du point aveugle de l’ouvrage de Piketty. Le capital y est vu principalement dans son aspect d’inégalités patrimoniales, d’accaparement de fortunes et de pouvoirs. Mais la logique du capital, guidé par le taux de profit pour une accumulation sans fin se heurtant in fine à une crise de rentabilité, est ignorée. Le rapport social qui en résulte, irréductiblement mutilant et aliénant pour les êtres humains, considérés comme un « coût » à réduire par la précarité et le chômage de masse, est inexistant.

« Ce débat idéologique sur l’alternative progressiste à construire suppose que le marxisme d’aujourd’hui et la pensée communiste ne soient pas traités comme des scories de l’histoire, mais reconnus pour ce qu’ils sont réellement et respectés. »

Dans Capital et idéologie, la démarche de Piketty, centrée sur l’étude des inégalités et des idéologies qui les accompagnent, s’est saisie des entreprises, oubliées dans Le Capital au XXIe siècle. Pour autant, elle reste en dehors du cœur du réacteur du système. Elle réhabilite le projet social-démocrate d’une meilleure répartition des avoirs et des pouvoirs, porté à une échelle transnationale grâce à un « social-fédéralisme », européen d’abord, mondial ensuite. Les forces du capital financier mondialisé sont supposées accepter par le jeu démocratique de se laisser « apprivoiser » dans une version plus présentable, tout en conservant la régulation par le taux de profit. Il s’agit en fait non pas de dépassement du capitalisme, mais de la tentative de renouveler le projet keynésien de sauvetage du capitalisme, malgré lui.

« Les propositions de justice fiscale, sociale, éducative de Thomas Piketty, son horreur des inégalités et son souci d’un partage du pouvoir dans les entreprises ouvrent la voie à des convergences certaines. »

Un débat nécessaire sur les ruptures avec les logiques du capital
Enfin, pour celles et ceux qui se reconnaissent dans le communisme, il importe de réagir vivement au jugement sans appel renouvelé à maintes reprises sur le « désastre du communisme » au XXe siècle. On retrouve la confusion, dénoncée régulièrement par Lucien Sève, entre des expériences historiques particulières de sortie du capitalisme, que leurs acteurs n’ont eux-mêmes jamais qualifiées de « communisme », et la visée d’une société de partage portée par nombre de mouvements politiques depuis Babeuf jusqu’à ce jour. L’expérience soviétique, événement majeur du XXe siècle, est d’ailleurs « expédiée » dans le livre de Piketty (vingt pages sur un ouvrage qui en fait 1198), avec une insuffisance notoire de prise en compte du contexte international. Ces remarques n’excusent en rien les crimes commis, mais récusent le fait de les « essentialiser » dans le « communisme ».
Le mouvement communiste, en France particulièrement, a tiré les leçons des échecs de la planification centralisée et porte aujourd’hui un projet autogestionnaire de dépassement du capitalisme, fort éloigné de l’interventionnisme étatique qui caractérise au contraire la plupart des projets sociaux-démocrates actuels.
Les propositions de justice fiscale, sociale, éducative de Thomas Piketty, son horreur des inégalités et son souci d’un partage du pouvoir dans les entreprises ouvrent la voie à des convergences certaines. Il y a besoin dans le même temps d’une confrontation à la fois sereine et sans concession sur les ruptures nécessaires avec la logique du capital. Ce débat idéologique sur l’alternative progressiste à construire, que Piketty appelle de ses vœux, suppose que le marxisme d’aujourd’hui et la pensée communiste ne soient pas traités comme des scories de l’histoire, mais reconnus pour ce qu’ils sont réellement et respectés.

Évelyne Ternant est économiste. Elle est membre de la commission économique du PCF.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020