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(Deuxième partie)

Stéphane Courtois ignore superbement les contextes historiques et ne parle plus des idées communistes. Hier criminalisées, elles sont dans ce livre tout simplement ignorées. La violence du siècle ne vient plus d’une « idéologie », mais de la folie d’un homme.

 

Le faux « putsh de Kornilov » : découverte ou élucubration ?
Dans le déroulement des événements qui ont conduit à l’insurrection victorieuse d’octobre 1917, le « putsch avorté du général Kornilov » constitue une étape décisive parce qu’il explique en grande partie « la radicalisation des masses populaires – soldats, paysans, ouvriers » (Nicolas Werth, Les Révolutions russes) et le retour en force des bolcheviks. Ce général de l’armée tsariste a été nommé « commandant en chef » par Kerenski début août. Dans le contexte chaotique de l’été 1917 alors que la Russie est toujours en guerre, ce fils de paysan cosaque fait figure d’homme providentiel pour « le haut commandement, les milieux patronaux, voire les Alliés » (N. Werth, Le Cimetière de l’espérance). Celui qui deviendra « le grand héros des Blancs » (Orlando Figes, La Révolution russe) a un projet contre-révolutionnaire on ne peut plus clair pour mettre fin à la séquence ouverte par la révolution de Février : il prône la « dissolution de tous les comités révolutionnaires, [la] fin de toute intervention de l’État dans les domaines économique et social, [la] militarisation des chemins de fer et des usines d’armement, [le] rétablissement de la peine de mort à l’arrière… » (N. Werth, op. cit.). Sans l’importante mobilisation populaire contre la tentative de coup d’État du généralissime, le putsch aurait probablement réussi. Les effets de « l’affaire Kornilov » se feront sentir immédiatement : « La “trahison” de Kornilov précipite les violences contre les officiers : dans les jours qui suivent l’échec du putsch, les comités de soldats en arrêtent des centaines d’entre eux, qui sont parfois lynchés. Violences spontanées ou résultat d’une propagande bolchevique stigmatisant l’officier au même titre que le propriétaire foncier ou le bourgeois ? Ces violences sont en réalité l’exutoire de tensions sociales profondes, aggravées par la brutalisation causée par trois années de guerre » (Nicolas Werth, op. cit.). Nous sommes début septembre 1917…

« Lénine. L’inventeur du totalitarisme n’est pas un livre d’histoire mais un réquisitoire. En cela, il renseigne davantage sur les sympathies politiques et les a priori de son auteur que sur la trajectoire de Lénine. »

Voici, dans ses grandes lignes, la version la plus communément admise de « l’affaire Kornilov », adoptée par des historiens tels que Nicolas Werth ou Orlando Figes qui ne peuvent guère être soupçonnés de crypto-léninisme… Or, à la lecture de Lénine, l’inventeur du totalitarisme de Stéphane Courtois, il faudrait admettre que, sans en avoir conscience, ces deux éminents historiens se seraient laissés abuser par « un des éléments clés de la mythologie bolchevique » car le putsch de Kornilov serait… « imaginaire » ! Le principal bénéficiaire de ce coup monté serait Lénine qui pouvait alors « se glorifier d’avoir empêché la “contre-révolution” de bloquer la révolution socialiste ». Si l’on résume : Lénine aurait tiré parti, pour asseoir son prestige personnel, d’un putsch qui n’aurait jamais eu lieu… Comment Courtois peut-il soutenir une telle affirmation qui remet en cause la lecture adoptée par la plupart des historiens jusqu’à aujourd’hui, dont Nicolas Werth, qu’il cite dans ses notes ?

La crédibilité des sources de Courtois.
Sur quelles sources se fonde Courtois ? En note, il évoque Alexandre Jevakhoff qui ferait « litière de la version mythologique » dans La Guerre civile russe. Il ne s’agit pas de discuter en détail la tentative de putsch de Kornilov et le rôle trouble de Kerenski dont le but aurait été d’écarter le généralissime. Il est seulement question de s’interroger sur les sources primaires citées par « l’historien » Courtois, à savoir Boris Savinkov et Claude Anet. Qui sont ces témoins précieux ? Militant socialiste-révolutionnaire, l’écrivain Boris Savinkov, auteur du Cheval blême, a été vice-ministre de la Guerre de Kerenski. Quelques recherches nous apprennent qu’il serait l’auteur de la plupart des déclarations politiques de Kornilov et qu’il sera exclu du gouvernement en raison de sa participation… au putsch de Kornilov ! Stéphane Courtois, quant à lui, n’a pas cru bon d’en avertir le lecteur.

« Cette violence qui explose au cours de la guerre civile doit être ressaisie dans le contexte plus large de la violence structurelle de la société russe. »

Claude Anet est lui aussi un témoin tout à fait « objectif » : correspondant à Saint-Pétersbourg en 1917 pour Le Petit Parisien, son récit des événements est explicitement partial, émaillé de remarques antisémites. Dans sa Révolution russe. Chroniques 1917-1918, il reconnaît ses relations amicales avec… Kornilov. Par ailleurs, Kornilov a remis à ce « chroniqueur » un rapport où figurent ces lignes : « Je déclarai que, selon ma conviction profonde, la seule issue était une dictature et la proclamation de l’état de guerre dans tout le pays… partisan d’un pouvoir fort, je ne refuserais pas la dictature si elle m’était offerte[…] » Tout historien reconnaîtra que la situation personnelle de ces deux témoins et leur proximité avec Kornilov méritaient d’être signalées au lecteur ! Courtois de son côté évite de les évoquer. Qui du procureur ou de l’historien prend le dessus dans l’ouvrage de Courtois ? La question est purement rhétorique.

Une histoire « kornilovienne » de la guerre civile.
Au-delà du problème de la crédibilité des sources, une impression gênante se dégage de la lecture de ces lignes de Courtois. La seule figure « positive » du récit est Kornilov, désormais innocenté de la tentative de coup d’État contre-révolutionnaire. « Idole des conservateurs et des républicains modérés » (sic), le général est un « excellent militaire », alors que Kerenski, à la mégalomanie galopante, est « un politicien de la pire espèce ». L’homme fort des patrons se révèle être la « victime » d’une provocation du « versatile » chef du gouvernement. Sous la plume de Courtois, le terrible Kornilov est à peine reconnaissable. Il aurait pourtant été le premier à réfuter sa « victimisation », lui, qui fut contre les bolcheviks, le chef des volontaires dont la « marche de glace » laissa dans la steppe « une traînée de sang » (Orlando Figes, La Révolution russe). Lui qui n’hésitera pas à déclarer quelques mois plus tard : « [Nous] devons sauver la Russie [...], même s’il nous faut mettre à feu la moitié du pays et répandre le sang des trois quarts des Russes » (Arno Mayer, Les Furies).
Sans prise de position partisane, il faut enfin reconnaître que la thèse d’un putsch imaginaire rend incompréhensible toute la suite des événements qui bouleverseront la Russie : une histoire où se déchaînent les passions de masses populaires travaillées par des tensions séculaires ne peut tenir à la vague « manipulation » de tel ou tel individu.
On peut dès lors formuler l’idée suivante : le récit proposé par Stéphane Courtois est la réactualisation, certes euphémisée, du regard que les généraux contre-révolutionnaires, portèrent sur Lénine et les bolcheviks. À qui s’intéresse à la vision du monde des généraux contre-révolutionnaires, à leur vision de la révolution, des bolcheviks, etc., on ne pourra que conseiller de lire le Lénine de Courtois. À qui s’intéresse en revanche à l’histoire de la révolution russe, qu’il passe son chemin, et se tourne vers Arno Mayer, Nicolas Werth, Orlando Figes ou encore Moshe Lewin…

« Entre la téléologie intempérante, les sources partielles et partiales, l’ignorance délibérée d’historiens pourtant essentiels pour comprendre la réalité russe et la psychiatrisation de Lénine, cette « biographie » rend incompréhensible l’histoire de la Révolution russe et, du même coup, celle du XXe siècle. »

Les violences en Russie, de 1917 à la mort de Lénine.
Comment comprendre les violences qui affectent la Russie pendant la guerre civile ? Le schéma mis en œuvre par Courtois est des plus simples : les bolcheviks, Lénine en tête, ont terrorisé la société russe et son peuple. Comment justifier ce schéma ? 1) en décrivant par le menu la terreur rouge, 2) en passant sous silence la terreur blanche, en faisant silence sur la violence structurelle de la société russe qui avait pourtant effrayé depuis longtemps nombre d’observateurs, 3) en évitant de poser la question de l’hégémonie politique des bolcheviks sans laquelle ils n’auraient pu s’imposer au cours de la guerre civile.
1) Nul ne songe à nier l’existence de la « terreur rouge ». Ce qui compte, c’est d’en comprendre le sens et l’origine. Pour Courtois, cette terreur s’enracine dans la personnalité déséquilibrée et violente de Lénine. Quelques citations sorties de leur contexte font alors office de preuve. Cette thèse est proche de celle d’un Nicolas Werth qui renvoyait cette violence au « projet politique léniniste ». Lucien Sève a apporté un démenti cinglant à cette présentation des faits : « Nicolas Werth n’a pas exhibé à ce jour ne serait-ce qu’un texte de Lénine d’où ressorte, comme il le pose en fait avéré, que pour lui la violence serait le “moteur de l’histoire”, que la terreur serait au fondement de son “projet politique ”» (Sève, Octobre 1917, p. 31). Mais alors pourquoi la terreur rouge ? Lénine s’en explique : « La terreur nous a été imposée. » « Ne s’agit-il pas de terreur lorsque la flotte du monde entier fait le blocus d’un pays affamé ? Ne s’agit-il pas de terreur lorsque des représentants étrangers […] organisent des soulèvements de gardes blancs ? Il faut tout de même voir les choses avec au moins un peu de lucidité. » « La terreur nous a été imposée par le terrorisme de l’Entente, au moment où les hordes des grandes puissances mondiales ont fondu sur nous, sans reculer devant rien. Nous n’aurions pas pu tenir deux jours si nous n’avions répliqué de la manière la plus impitoyable aux tentatives des officiers et des gardes blancs ; cela signifiait la terreur, mais elle nous était imposée par les méthodes terroristes de l’Entente » (tome 30). Pour finir : « Quand ils ont partout déclaré la guerre civile aux travailleurs, on s’est mis à nous reprocher de commencer la guerre civile. »
2) La mise en lumière de la terreur rouge va de pair avec la relativisation, qui confine parfois à la négation, des autres foyers de violence de cette période trouble. Silence d’abord sur la violence contre-révolutionnaire. Voici ce qu’en dit l’historien Moshe Lewin : « On ne saurait comprendre l’ampleur des effets destructeurs de la terreur si on omet le fait qu’elle n’était pas le monopole des rouges. On sait moins que les différentes armées blanches avaient toutes sortes d’unités de renseignements et de sécurité, et des commandos spéciaux antisubversion et de répression. Toutes ces unités pratiquaient une terreur individuelle et de masse contre la population, poursuivaient les communistes et les membres des soviets, pratiquaient des exécutions et des flagellations de masse dans des villages entiers. [...] De tels massacres et atrocités étaient légion » (Russie/URSS/Russie, p. 110).

« Le récit proposé par Stéphane Courtois est la réactualisation, certes euphémisée, du regard que les généraux contre-révolutionnaires, portèrent sur Lénine et les bolcheviks. »

Cette violence qui explose au cours de la guerre civile doit par ailleurs être ressaisie dans le contexte plus large de la violence structurelle de la société russe mise en lumière par Orlando Figes, historien britannique, auteur d’un livre marquant, La Tragédie d’un peuple (1996), qui balaye l’histoire russe de 1891 à 1924. Loin des analyses unilatérales d’un Courtois, Figes écrit : « J’ai tâché de présenter les grandes forces sociales – la paysannerie, la classe ouvrière, les soldats et les minorités nationales – comme des acteurs de leur propre drame révolutionnaire, plutôt que des “victimes” de la révolution. » Sans céder à un quelconque mépris social, Figes mentionne notamment la violence paysanne. On se permettra de le citer longuement : « Il est difficile de dire d’où venait cette barbarie : de la culture des paysans russes ou de la rudesse de leur cadre de vie ? Au cours de la révolution et de la guerre civile, la paysannerie imagina des formes encore plus macabres de tuerie et de torture, mutilant les corps des victimes, leur tranchant la tête et les étripant. La révolution et la guerre civile sont des situations extrêmes et rien ne garantit que le premier venu, quelle que soit sa nationalité, n’agirait pas de même dans des circonstances identiques. En revanche, il est assurément légitime de poser la question, comme le fit Gorki dans son célèbre essai de 1922, Sur la paysannerie russe : « La révolution n’avait-elle pas fait ressortir, dans ses propres mots, “l’exceptionnelle cruauté du peuple russe” ? Cette cruauté était l’œuvre de l’histoire. Longtemps après l’abolition du servage, les chefs ruraux continuèrent d’exercer leur droit de fouetter les paysans pour de menus larcins. Les libéraux mirent en garde à juste raison contre les effets psychologiques de cette brutalité. [...] La violence et la cruauté que l’ancien régime infligeait aux paysans se transformèrent en une violence paysanne qui, non seulement défigurait la vie quotidienne du village, mais se retourna également contre le régime dans la terrible violence de la révolution » (La Révolution russe. 1891-1924, p. 203).
3) Enfin, dernier angle mort de la lecture kornilovienne de la guerre civile proposée par Courtois : le refoulement de la question cruciale de l’hégémonie politique des bolcheviks. Ce type de lecture ignore pourtant un « fait élémentaire » : « La terreur seule ne suffisait pas, précise Orlando Figes ; il fallait aussi rallier le soutien des masses ou, tout au moins, exploiter l’opposition massive à l’ennemi. » Observation cruelle pour une analyse à la Courtois. Les bolcheviks n’avaient pas le soutien enthousiaste et entier des masses, mais ils étaient néanmoins davantage soutenus que leurs adversaires. Leur programme et leur origine sociale les rendaient bien supérieurs aux blancs aux yeux des paysans. Enfin, moment essentiel de cette hégémonie, les bolcheviks ont su remettre sur pied, bon an mal an, des institutions et restaurer une forme d’autorité. « Les bolcheviks, écrit Moshe Lewin, ont travaillé avec acharnement pour former un gouvernement central ainsi que des services civils importants et des autorités locales. Au même moment, ils ont organisé une machine de guerre avec une industrie d’armement. En un mot, ils ont créé un État. Ce succès témoigne d’un dynamisme qui manquait clairement à l’adversaire. Aucun des principaux territoires contrôlés par les blancs, en Sibérie ou au Sud, n’a réussi à se doter d’une administration étatique, en dépit de toutes leurs déclarations affirmant leur supériorité dans ce domaine (Russie/URSS/Russie, p. 101).

Entre la téléologie intempérante, les sources partielles et partiales, l’ignorance délibérée d’historiens pourtant essentiels pour comprendre la réalité russe et la psychiatrisation de Lénine, cette « biographie » rend incompréhensible l’histoire de la Révolution russe et, du même coup, celle du XXe siècle. Le contraire de ce qu’on pourrait attendre d’un livre d’histoire. Il ne s’agit pas pour nous de « réhabiliter » Lénine mais seulement de mettre en garde les éventuels lecteurs de Lénine. L’inventeur du totalitarisme sur la nature de cet ouvrage qui n’est pas un livre d’histoire mais un réquisitoire. En cela, il renseigne davantage sur les sympathies politiques et les a priori de son auteur que sur la trajectoire de Lénine.
Le livre a obtenu le Grand Prix du livre d’histoire 2018, prix décerné notamment par le Figaro. Il est à peu près certain que le jury ne l’a pas lu. Il s’agissait seulement de remercier Courtois pour ses bons et loyaux services : la diabolisation et la psychiatrisation de ceux qui refusent de célébrer benoîtement le capitalisme.

Aurélien Aramini est philosophe. Il est agrégé et docteur en philosophie de l’université de Franche-Comté. Florian Gulli est philosophe. Il est professeur agrégé au lycée Pasteur à Besançon.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021