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Une lecture de Marx à la lumière de Spinoza c’est saisir comme pleinement philosophique la pensée marxienne et la saisir dans tout son potentiel d’outil de compréhension de notre modernité.

Franck Fischbach présente clairement le propos de son ouvrage. En lisant Marx à la lumière de Spinoza, il ne s’agit pas de donner au marxisme la métaphysique qu’il mérite car pour n’être explicitée en aucun ouvrage dédié, la philosophie de Marx est cependant présente, à l’état « dilué, omniprésente mais toujours mélangée » dans les fragments d’analyses économiques, politiques et critiques qui constituent l’œuvre de Marx. Il s’agit bien plutôt pour l’auteur d’user de Spinoza comme d’un révélateur pour repenser ce que nous dit Marx. Penser Marx à partir de Spinoza a été depuis Althusser une façon d’arracher Marx à l’orbite de l’idéalisme hégélien. Franck Fischbach veut aller plus loin.

Un travailleur nu
C’est de fait la constitution de la subjectivité moderne que le marxisme relu à la lumière de Spinoza va vous permettre d’éclairer. L’auteur montre le lien entre l’émergence de la subjectivité moderne et la privation du monde opérée par l’économie capitaliste. Loin d’être un présupposé, le sujet libre et atomiste (donc susceptible de vendre ou acheter de la force de travail) doit être lu comme le résultat d’un processus de privation du monde mis en œuvre par l’économie capitaliste. Si « l’homme c’est le monde de l’homme » comme le disait Marx, le capitalisme, c’est la privation de son monde pour l’homme.

"La solidarité, et même l’indistinction de l’homme et de son monde est une évidence première pour le marxisme puisque l’histoire naturelle de l’homme est son histoire tout court."

L’auteur montre qu’avoir un monde est constitutif du sujet et c’est la leçon du spinozisme pour lequel être c’est déployer sa puissance, son conatus, dans un monde qui n’est pas séparable de l’être qui se déploie en lui. C’est le cas de réaffirmer la centralité du travail dans l’œuvre de Marx. Indépendamment de ses conditions de réalisation, c’est par le travail que l’homme peut aménager son monde en un monde humain, le travail est la forme moderne du conatus. Et quand le travail est aliéné, c’est la puissance d’être du travailleur qui est toute entière aliénée. De fait, le capitalisme sépare le travailleur des conditions réelles de son travail, il le prive de son monde en réduisant son activité à l’exercice d’une force de travail abstraite alors que son activité devrait être lien organique avec son monde. C’est un tel processus qui fait émerger la notion d’une subjectivité abstraite et atomistique. Le sujet moderne n’est rien d’autre que le  travailleur nu, privé de son monde. Il est un effet du mode de production capitaliste et non son présupposé. Cette réflexion est riche d’enseignement pour le lecteur : on peut en conclure que toute critique du capitalisme qui prend appui sur les droits d’un sujet libre, autonome, atomistique est impuissante contre le capitalisme car elle se meut en son sein, elle repose sur ce même présupposé par lequel vit ce qu’elle entend critiquer.

"Être marxiste aujourd’hui c’est s’engager pour que le monde soit vraiment un monde de l’homme."

Il nous faut donc revenir sur la notion d’aliénation et cesser de l’interpréter comme la perte du sujet dans l’objet. L’aliénation c’est bien plutôt la perte de leurs objets vitaux par les sujets, la perte de leur monde qui est leur être-même. Comme Spinoza, Marx part de l’immanence de l’homme au monde, du mode à la substance unique aurait dit Spinoza. Cette immanence fait que l’homme n’est pas dans le monde comme dans un milieu dont il pourrait s’abstraire, il est dans le monde étant configuré par ses rapports au monde, par ses rencontres multiples qui lui permettent de déployer et renforcer sa puissance. Lorsque Marx parle de former un monde humainement, il ne s’agit pas de calquer le monde sur une essence humaine qui serait préalable et abstraitement définie. Un monde humainement formé c’est un monde dans lequel les circonstances, les rencontres seront démultipliées et permettront à l’homme d’exprimer sa puissance d’être. On pense au jeune Marx pour lequel l’homme pourrait être à la fois chasseur, pêcheur, berger et critique, en d’autres termes, l’homme ne serait pas empêché de déployer sa puissance. Car le capitalisme n’est pas une perte du sujet dans l’objet, mais une entrave au déploiement du sujet par la soustraction de son objet, de son monde, lequel est réduit à n’être que le monde d’une production abstraite. C’est Spinoza qui donne le paradigme d’une ontologie de l’activité productrice, pour lui, être c’est produire, la substance unique n’est que son actuosité. Produire c’est ne pas être entravé dans son déploiement. Plus que système de production, le capitalisme est un système entravant la production, la rétrécissant à son minimum rentable et donc rétrécissant son agent à n’être qu’un travailleur nu et non plus un homme actif habitant de son monde.

"Plus que système de production, le capitalisme est un système entravant la production, la rétrécissant à son minimum rentable et donc rétrécissant son agent à n’être qu’un travailleur nu et non plus un homme actif habitant de son monde."

Nature et histoire chez Marx
Franck Fischbach revient alors sur une prétendue coupure entre nature et histoire chez Marx. Une telle coupure n’existe pas chez Spinoza, le déploiement d’un être constitue sa nature. Pour Marx, l’activité est toujours sensible, naturelle, vitale. Le travail est une suite de la constitution naturelle de l’homme, l’histoire n’est pas l’autre de la nature mais son actualisation tant est que la nature n’existe plus que comme nature à l’intérieur de l’histoire. Il faut penser une coappartenance de l’homme et de la nature. La production n’est donc pas à entendre comme affirmation d’une volonté de puissance de la subjectivité. Si Heidegger remet en question le primat de la conscience comme le fait également Marx, il a le tort de concevoir l’activité comme scindée d’une nature qui ne serait que fond arraisonné. Si on voulait user d’une expression que l’auteur de l’ouvrage récuserait sans doute car trop liée à la tradition idéaliste, on pourrait dire que l’activité est synthèse de l’homme et de la nature. La production est en tout cas le moyen de surmonter la subjectivité abstraite du travailleur nu quand elle est production non exploitée, production libre au sens où la substance unique est libre, c’est-à-dire cause de soi, déploiement de son actuosité. L’aliénation capitaliste n’est donc pas tant objectivation dans la marchandise fétiche qu’empêchement d’actualiser sa puissance pour l’homme, rétrécissement de son monde jusqu’à sa perte.

"Si “l’homme c’est le monde de l’homme” comme le disait Marx, le capitalisme, 
c’est la privation de son monde pour l’homme."

Pour Marx l’émergence de la subjectivité est inséparable de l’histoire du capitalisme, mais contrairement à une tradition interprétative bien établie, il n’y voit donc pas un phénomène émancipatoire. Il ne faut pas chercher chez Marx l’idée de l’émergence du sujet moderne comme histoire d’une libération progressive. Marx montre au contraire ce qui unit la naissance de la subjectivité moderne aux processus économiques, politiques et idéologiques, qui réduisent la grande majorité des hommes à l’impuissance. La pure subjectivité n’est que la nudité des hommes livrés à la domination. Il ne s’agit pas de libérer la subjectivité mais de comprendre la subjectivité comme un effet de la réduction des hommes à l’impuissance par les processus économiques et sociaux. En créant la subjectivité le capitalisme n’a pas engendré les bases de sa propre négation, il a produit un élément indispensable à sa propre perpétuation. Toute revendication individualiste contre le capitalisme ne fait que le renforcer.
Cet ouvrage dessine donc la perspective d’une action qui ne se trompe pas d’objet : être marxiste aujourd’hui ne peut consister à s’unir au chœur de revendications partielles à la reconnaissance de telle ou telle particularité individuelle ou restreinte à un petit groupe. Être marxiste aujourd’hui c’est s’engager pour que le monde soit vraiment un monde de l’homme. Cet ouvrage rend également justice à la vision de la nature à l’intérieur du marxisme. Le souci du monde n’est pas pour le marxisme une pièce rapportée que l’urgence écologique obligerait bien à recoller à l’ensemble de la doctrine. La solidarité, et même l’indistinction de l’homme et de son monde est une évidence première pour le marxisme puisque l’histoire naturelle de l’homme est son histoire tout court.

Evelyne Buissière est philosophe. Elle est professeure en classes préparatoires au Lycée Champollion de Grenoble.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023