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Cet ouvrage (éditions Amsterdam, 1981) constitue une tentative d'élaboration d'un matérialisme historico-géographique prenant largement appui sur la théorie du capitalisme de Marx, dont il propose une reconstruction allant au-delà d'une simple lecture ou d'un commentaire, et qui a le mérite d'intégrer une abondante littérature (marxiste ou non) postérieure à Marx.

Cette tâche délicate est menée en tentant de conserver l'approche dialectique de Marx, consistant à représenter théoriquement la logique du mode de production capitaliste en partant de concepts élémentaires relationnels – à la fois abstraits et historiques – mis en mouvement dans le cadre d'un raisonnement progressant vers les aspects les plus concrets à travers des séquences logiques faites de contradictions-dépassement. À cet égard, le titre peut être interprété de deux manières différentes (non exclusives). D'une part, l'auteur s'emploie à mettre en évidence certaines limites, impensés ou ambiguïtés du Capital de Marx pour proposer des avancées théoriques. D'autre part, il pointe les limites indépassables du mode de production capitaliste.

L'ouvrage est divisé en treize chapitres, que l'on peut regrouper en trois grandes parties. Le raisonnement progresse en intégrant successivement différentes dimensions. Le concept de capital est d'abord construit dans ses aspects les plus essentiels, ce qui permet de mettre en lumière un certain nombre de contradictions qui le traversent. Progressivement sont rajoutées les dimensions temporelle et spatiale, que l'auteur cherche à unifier dans le cadre de la théorie de la valeur de Marx.

Trois théories des crises sont successivement élaborées et constituent des points culminants du raisonnement, montrant la nécessité politique de travailler à l'avènement d'un nouveau mode de production débarrassé des limites du capital. Étant donné l'étendue du traité réalisé par Harvey, nous nous bornerons à rappeler un certain nombre de concepts fondamentaux exposés dans la première partie, et présenterons les trois moutures successives des théories des crises.

Éléments fondamentaux de la théorie marxiste du capitalisme

Les chapitres 1 à 7 tirent de l'analyse de la marchandise et de la valeur un certain nombre d’éléments fondamentaux de la théorie marxiste du capitalisme, lesquels permettent une remontée progressive vers des niveaux plus macroscopiques : rapports de classe et accumulation, distribution, enjeux liés à la production et à la réalisation de la survaleur, changement technologique et organisationnel. Cette partie est la moins originale de toutes, mais l'exposé y est mené de façon très synthétique et convaincante. Comme il est question de fondements absolument incontournables de la théorie marxiste, il vaut le coup de s'y arrêter un instant.

Harvey rappelle que la valeur chez Marx est un concept ternaire. La valeur d'échange d'une marchandise (son prix) fait figure de médiation entre la valeur qu'elle recèle (un temps de travail abstrait, socialement nécessaire à sa production) et sa valeur d'usage (sa capacité à répondre à des besoins concrets).

« La spéculation foncière peut également générer des effets destructeurs sur le capital, à travers un gonflement excessif des rentes exigées par les propriétaires fonciers. »

La généralisation de l'échange marchand suppose la création ou le renforcement d'institutions particulières. La recherche de relations d'équivalence entre marchandises rend nécessaire la monnaie, qui a son germe dans la forme marchandise simple (l'argent) – mais à laquelle elle ne se réduit pas. Elle permet une mesure de la valeur des marchandises et sert de moyen de circulation pour les marchandises. Mais la monnaie, qui peut aussi être utilisée comme réserve de valeur et moyen de paiement, devient une forme autonome du pouvoir social et peut être désirée pour elle-même. L'argent qui circule de manière à obtenir davantage d'argent est appelé « capital » : il est alloué en fonction du taux de profit anticipé. La généralisation de l'échange marchand suppose également l'existence de l'État qui permet aux individus juridiquement autonomes et atomisés de se faire face dans l'échange.

Le capital repose sur des rapports de classe historiquement situés. Capitalistes et travailleurs entretiennent une relation à la fois symbiotique et contradictoire. Les capitalistes, propriétaires des moyens de production, emploient des travailleurs, porteurs de la force de travail. L'accumulation du capital repose sur l'exploitation des salariés, dont le travail crée plus de valeur qu'ils n'en reçoivent en échange de leur force de travail. Il y a à ce niveau un rapport d'antagonisme. Chaque capitaliste individuel est poussé par les forces concurrentielles à jouer le rôle d'agent de l'accumulation, indépendamment de son caractère individuel, et cherche à extraire le plus de survaleur possible. Néanmoins, dans le cadre de la lutte qui les oppose, bourgeoisie et prolétariat se constituent en tant que classes et s'engagent dans des actions collectives. D'une part, les travailleurs tentent de résister à l'exploitation. D'autre part, les capitalistes ne peuvent se résoudre à une concurrence exacerbée qui saperait la reproduction de la force de travail et des rapports de classe : ils sont poussés à réguler le marché du travail. La valeur doit donc se comprendre d'emblée comme un rapport social, intégrant des dimensions politiques et historiques. Or la généralisation de l'échange marchand dissimule l'origine de la valeur et crée un « fétichisme » de la marchandise : les rapports entre individus sont perçus comme des rapports entre choses.

Le capitalisme en tant que totalité dynamique, mettant en lien producteurs et consommateurs dans le cadre d'un mode de production basé sur une division sociale de plus en plus poussée, est soumis à à une multitude de contradictions. Sa compréhension nécessite la prise en compte de ses différentes facettes. La distribution est liée à la production, mais celle-ci inclut également un aspect distributif lié notamment à l'accès aux moyens de production. Marx s'oppose à la théorie bourgeoise de la distribution basée sur les contributions factorielles et lui oppose à une théorie basée sur la prise en compte des rapports de classe.

« Les crises constituent des moments de restructuration du capitalisme et sont porteuses de transformations organisationnelles, technologiques et institutionnelles. Elles augmentent la centralisation du capital : les capitaux dévalorisés sont absorbés par de plus gros capitaux. »

La valeur de la force de travail n'a ainsi pas de rapport direct avec la contribution productive du travail. Le taux de salaire est déterminé de façon complexe. Il a tout d'abord une dimension historique et morale et fluctue dans des bornes relativement larges. Le salaire de subsistance constitue un seuil minimum en deçà duquel la reproduction de la force de travail est menacée, ce qui ne signifie pas qu'on ne puisse descendre en dessous de ce seuil à certains moments. D'autres facteurs influent sur la valeur de la force de travail : offre et demande de force de travail, lutte des classes, dynamique de l'accumulation. Harvey mentionne également une difficulté de la théorie de la valeur de Marx, touchant à la valeur de la force de travail, pour tenter de la surmonter : les différents types de travaux hétérogènes doivent pouvoir être ramenés à un étalon commun constitué par le travail simple (problème de la réduction).

La survaleur est distribuée au sein de la classe capitaliste en profits (d'entreprise et commercial), rentes et intérêts. Le taux de profit généré par les capitalistes individuels dépend de la composition du capital et de son temps de rotation : il diminue lorsque l'intensité en capital constant (moyens de production matériels) et le temps de rotation augmentent. Étant donné les différences existant à cet égard entre les différentes industries, la péréquation du taux de profit nécessite que la distribution de la survaleur se réalise à travers l'échange en fonction des prix de production et non des valeurs. Harvey mentionne plusieurs tentatives de traiter mathématiquement ce problème et souligne les implications importantes de cette thèse : la divergence des prix de production et des valeurs dissimule l'origine de la survaleur et mystifie le rôle du capital, perçu comme productif en soi. Ce fétichisme du capital pousse par ailleurs les capitalistes individuels à des actions qui nuisent à la production de survaleur agrégée et font planer une menace sur l'accumulation, à cause de la concurrence qu'ils se livrent.

Le capital doit passer par différentes phases pour être réalisé : la structure temporelle et les coûts de réalisation apparaissent comme des problèmes centraux. De même, la circulation du capital suppose l'existence d'une demande effective suffisante à même d'absorber la production. Cette exigence se heurte aux formes de distribution capitalistes, basées sur l'extorsion de survaleur.

« Le titre peut être interprété de deux manières différentes (non exclusives). D'une part, l'auteur s'emploie à mettre en évidence certaines limites, impensés ou ambiguïtés du Capital de Marx pour proposer des avancées théoriques. D'autre part, il pointe les limites indépassables du mode de production capitaliste. »

Après avoir rappelé la façon dont opère le changement technologique et organisationnel dans le capitalisme, ses implications dans la lutte des classes, et avoir passé en revue les différents modèles d'accumulation proposés par Marx dans Le Capital, Harvey est en mesure de proposer la première mouture de sa théorie des crises. Celle-ci repose sur l'idée que les dynamiques propres au capitalisme génèrent périodiquement une suraccumulation de capital, qui doit être corrigée par des dévalorisations. La suraccumulation survient lorsque le travail accumulé ne comble pas un désir social. Du capital excédentaire est figé dans les différents états qu'il peut prendre, et peine à se réaliser. Les « révolutions de la valeur » jouent un rôle central dans l'apparition de ces crises, et menacent sans cesse les stocks de travail mort. La dévalorisation du capital par les crises s'accompagne de la destruction de valeurs d'usage et de valeurs d'échange. Elle menace la reproduction de classe et accentue la concurrence que se livrent les capitalistes. Les crises constituent des moments de restructuration du capitalisme et sont porteuses de transformations organisationnelles, technologiques et institutionnelles. Elles augmentent la centralisation du capital : les capitaux dévalorisés sont absorbés par de plus gros capitaux. Aussi, l'existence d'excédents de capital-argent favorise l'augmentation du pouvoir des financiers.

La dimension temporelle du capitalisme

Dans les chapitres 8 à 10, Harvey propose d'élargir l'analyse du capitalisme en mettant l'accent sur la dimension temporelle. Les rôles joués par le capital fixe et le système de crédit s'avèrent ici décisifs. Le capital fixe renvoie à cette partie du capital constant dont la valeur ne peut être transférée aux marchandises que dans un laps de temps relativement long (machines, etc). Il n'est pas synonyme de capital constant (le capital constant est également composé de capital circulant dont la valeur est immédiatement transmise aux marchandises : matières premières, etc). L'acquisition du capital fixe rend nécessaire le système de crédit. C'est aussi le cas en ce qui concerne le fonds de consommation, constitué de biens de consommation durables. La monnaie de crédit permet de lever certains obstacles à la réalisation. Mais elle crée également des incertitudes et est la source de nouvelles instabilités et contradictions dans le procès d'accumulation. Le système de crédit, véritable « système nerveux central » du capitalisme, organise la coordination intertemporelle des investissements en émettant du capital fictif. Le taux d'intérêt joue ici un rôle régulateur. Le fonctionnement du système de crédit nécessite son encadrement par différents instruments et institutions, à commencer par les banques centrales. Celles-ci doivent veiller à protéger la valeur de la monnaie en évitant l'octroi incontrôlé de crédit. Mais le système de crédit ne peut neutraliser à lui seul les tendances à la suraccumulation.

On aboutit ici à la théorie des crises « deuxième mouture ». Le système de crédit, qui rassemble les capitaux pour en faire le capital commun à la classe capitaliste, permet de coordonner la production avec la réalisation, la consommation, la distribution, tout en disciplinant les capitalistes individuels. Il contrecarre les déséquilibres de la production et les reporte sur la sphère de l'échange. Les contradictions internes à la production interviennent alors sous la forme d'un antagonisme entre le système de crédit et sa base monétaire, qui se manifeste dans le cadre du cycle d'accumulation où se succèdent des phases de stagnation, reprise, expansion alimentée par le crédit, fièvre spéculative et krach. Dans la phase d'expansion, la spéculation permet aux capitalistes individuels de réaliser diverses expérimentations. Les éléments superfétatoires sont éliminés au cours des crises. Vient ensuite le moment d'une innovation imposée par la classe, qui restructure le système en s'appuyant si besoin sur la répression.

Le concept de « solution spatiale »

Dans les chapitres 11 à 13, l'analyse est élargie à la dimension spatiale. Cette dernière partie constitue l'apport majeur de Harvey, qui a proposé le concept de spatial fix (que l'on traduit d'ordinaire par l'expression « solution spatiale »).

Dans le chapitre 11, Harvey tente de mettre en ordre les réflexions de Marx sur la rente, de les intégrer systématiquement dans la théorie de la valeur et d'examiner le rôle de celle-ci dans la coordination du capitalisme. Harvey rappelle que si la terre n'a pas en soi de valeur, la propriété foncière constitue un préalable pour la production capitaliste, dans la mesure où elle permet une séparation des producteurs des moyens de production. Une conclusion importante est que la terre peut être traitée comme une sorte de capital fictif, dont le prix dépend de la rente qu'elle est supposée générer. Le prix de la terre peut ainsi être considéré comme reflétant une créance sur le travail futur, la terre dans sa forme-marchandise représentant une forme particulière de capital porteur d'intérêt. Harvey montre que la propriété foncière permet une rationalisation des investissements en capital, en captant les surprofits issus d'améliorations permanentes. Elle oblige ainsi les capitalistes individuels à se maintenir sur le droit chemin de l'accumulation, en les incitant à procéder sans cesse à des améliorations technologiques et organisationnelles. Cela ne va néanmoins pas sans contradictions : la vitesse à laquelle les améliorations permanentes sont captées par la rente ne doit pas être trop rapide. Par ailleurs, la spéculation foncière peut également générer des effets destructeurs sur le capital, à travers un gonflement excessif des rentes exigées par les propriétaires fonciers.

« Les contradictions internes à la production interviennent sous la forme d'un antagonisme entre le système de crédit et sa base monétaire, qui se manifeste dans le cadre du cycle d'accumulation où se succèdent des phases de stagnation, reprise, expansion alimentée par le crédit, fièvre spéculative et krach. »

Le capital génère ainsi diverses configurations spatiales qui ont chacune leurs particularités. La circulation du capital nécessite qu'une partie de celui-ci soit fixé dans l'espace. De même, le capital nécessite des infrastructures physiques et sociales pour pouvoir circuler. Des institutions naissent pour encadrer la circulation du capital, et sont imbriquées de façon hiérarchique. La coordination des investissements nécessite que l'espace et le temps soient ramenés à une mesure unique : le taux d'intérêt. L'amélioration des conditions sociales de production de survaleur dans le temps long absorbe des ressources et nécessite la création d'un capital fictif, notamment autour de la dette publique. Des alliances de classe se constituent pour garantir la pérennité de l'accumulation au sein d'un territoire donné, les luttes de classe acquièrent un caractère localisé. Lorsque surviennent des difficultés dans l'accumulation, des pressions surviennent pour adopter de nouvelles solutions spatiales, en les projetant notamment vers l'extérieur. Mais, ce faisant, les configurations spatiales s'exposent aussi à la concurrence du marché mondial et peuvent ainsi accroître leurs difficultés. La recherche de solutions spatiales aux crises du capitalisme ne fait que les repousser dans une sphère élargie. Des crises peuvent alors survenir dans « l'économie spatiale » du capitalisme : c'est la théorie des crises « troisième mouture » de Harvey. Les luttes économiques dégénèrent en luttes politiques pour l'exportation des dévalorisations. En raison des rivalités inter-impérialistes, la guerre mondiale se profile comme forme ultime de dévalorisation. Les guerres impérialistes apparaissent alors comme des mouvements constitutifs de l'accumulation. Le secteur militaire, financé par le capital excédentaire, représente la forme ultime de capital fictif, auquel est assigné la mission illusoire de repousser les limites du capital.

Rendre compte de cet ouvrage particulièrement dense n'est pas chose aisée. Il ne nous a pas été possible de rendre justice à l'ensemble des idées développées par Harvey dans le cadre d'un article aussi court. En guise de conclusion, nous incitons tous ceux qui s'intéressent à la théorie marxiste à lire cet ouvrage, à se l'approprier, à tenter de vérifier ses thèses et à essayer modestement de le dépasser.

 Contantin Lopez est agrégé de sciences économiques et sociales.

 Cause commune n° 23 • mai/juin 2021