Le livre de la philosophe américaine Nancy Fraser Le capitalisme est un cannibalisme (Agone, 2025) traite de nombreuses questions. Nous rendons compte ici du seul chapitre II consacré au racisme.

Définition du capitalisme
Le capitalisme est-il forcément raciste ? La réponse dépend de la définition qu’on donne du capitalisme.
Définition 1 : le capitalisme est un système d’échanges économiques basé sur l’institution du marché et visant la croissance et la rentabilité maximales.
C’est la définition libérale du capitalisme. Selon une telle définition, « le lien entre racisme et capitalisme est totalement contingent ». Le capitalisme dans cette définition est indifférent à la couleur et il faut chercher la source du racisme non dans l’économique mais dans la société elle-même, ses traditions, son histoire, ses mentalités.
Ajoutons qu’on peut même affirmer que le capitalisme ainsi conçu est hostile au racisme. Vendre le plus possible, c’est vendre à tous, sans exclusive ni discrimination. Le vendeur raciste qui ne veut pas vendre à tous sera bientôt supplanté par celui qui vend à tous. Du côté de l’embauche, même argument : l’employeur raciste qui se prive de talents se met en difficulté par rapport à un concurrent qui accueille n’importe quel talent pour produire plus efficacement.
Définition 2 : le capitalisme est un système de production fondé sur l’exploitation.
Marx propose de dépasser la sphère de la circulation des marchandises pour entrer dans celle de la production de ces marchandises. L’exploitation capitaliste est une relation de domination d’une classe sur une autre, la première profitant du travail de la seconde sous l’apparence d’un contrat libre unissant deux égaux. Le lien entre capitalisme et racisme demeure encore contingent.
Ajoutons qu’en s’appuyant sur cette définition le racisme peut apparaître comme utile à la domination de classe. Il permet de diviser les travailleurs en plusieurs groupes hostiles. Le racisme permet de rendre la classe des travailleurs impuissante (lire sur ce point la lettre du 9 avril 1870 de Marx à Mayer et Vogt). Deux précisions :
- la bourgeoisie utilise un racisme déjà-là, elle l’attise, mais ne l’invente pas ex nihilo;
- la bourgeoisie ne joue pas toujours cette carte du racisme (lorsqu’elle a besoin d’importer de la main-d’œuvre étrangère par exemple).
Définition 3 : le capitalisme est un système fondé sur l’expropriation impérialiste des peuples dominés.
Le capitalisme, dans ce cadre, ne prend pas le visage de l’égalité (même faussée du contrat de travail), mais celui de la barbarie. Le capitalisme accumule, mais par un autre moyen que l’exploitation, par l’expropriation : pillages, conquêtes, expulsions, esclavage, confiscations, prêts abusifs, etc. « Si le joug imposé aux premiers prend le masque du consentement et de l’égalité, celui des seconds s’appuie ouvertement sur la répression pure et simple. »
Selon cette définition, le capitalisme est nécessairement et intrinsèquement raciste. Au cours des deux derniers siècles, la division entre ceux qu’on exploite et ceux qu’on exproprie correspond grossièrement à la « ligne de couleur ». La couleur devient la marque qui distingue « les sujets libres et exploités des sujets dépendants expropriés ». Les sujets dépendants se caractérisent par leur vulnérabilité politique, soit leur « incapacité de fixer des limites et d’invoquer des protections ». Être vulnérable c’est être désarmé.

Historicité du racisme
On peut saisir l’histoire du capitalisme comme une succession de « régimes historiques d’accumulation racialisés ». Il faut analyser l’évolution des rapports entre exploitation et expropriation.
Le capitalisme marchand du XVIe au XVIIIe siècle
Époque décrite par Marx comme l’accumulation initiale, qui précède le capitalisme industriel. Le principal moteur de l’accumulation est l’expropriation et non l’exploitation. On confisque les terres, tant dans le centre (les enclosures) que dans la périphérie.
Les sujétions racialisantes commencent à apparaître. « Mais ces distinctions étaient beaucoup moins nettes [que par la suite] à une époque où presque toutes les personnes non instruites avaient le statut de sujets et non celui de citoyens de détenteurs de droits. » La quasi-totalité de ces personnes étaient vulnérables et sans protection face à l’expropriation.
Le capitalisme libéral-colonial au XIXe siècle
L’essor de la production manufacturière engendre le prolétariat au centre et déclenche un conflit de classes généralisé. La lutte de classe va engendrer la démocratisation progressive des États du centre et l’élargissement de la citoyenneté aux masses. La différence entre exploités et expropriés se creuse et se durcit. « Le citoyen-travailleur “blanc” libre et exploitable s’est constitué comme l’envers du sujet dépendant, racisé et exploitable, dont la condition misérable rendait la sienne presque acceptable. » Exploitation et expropriation sont affectées à des populations différentes et à des zones géographiques différentes.
Le capitalisme géré par l’État après la Seconde Guerre mondiale (1945-1980)
Atténuation, mais maintien, de la séparation entre exploitation et expropriation. Dans les pays du centre, exploitation et expropriation sont articulées : par exemple, dans le marché du travail segmenté (salaire confiscatoire pour les travailleurs racialisés, inférieur au coût de reproduction de la main-d’œuvre). Aux États-Unis, à cette époque, les Afro-Américains sont des travailleurs de seconde zone et vulnérables puisque privés de droits politiques.
Les succès du « populisme autoritaire de droite », illustrent une « réponse parfaitement prévisible au néolibéralisme progressiste de notre époque ».
Au centre, l’instauration de l’État social et les progrès pour les travailleurs qu’il impliquait ont mis en lumière un peu plus l’ingratitude de la condition faite aux travailleurs racialisés. D’où, aux yeux de Fraser, le « mouvement de contestation des années 1960 » et les victoires obtenues en matière de droits. À la périphérie, les luttes anticoloniales ouvrent la voie aux indépendances. Les sujets dépendants deviennent citoyens titulaires de droits. « Certaines couches de la classe ouvrière parviennent à s’élever », mais leur exploitation est toujours mâtinée d’expropriation. Ces progrès sont par ailleurs toujours refusés à la majorité. Mais cette expropriation n’est plus seulement le fait d’États étrangers ou d’entreprises transnationales. Elle est aussi le fait d’États postcoloniaux. « La ligne de démarcation des deux “ex” [exploitation/expropriation] reste floue dans la postcolonie. » Les deux « ex » sont articulés, à cette période, dans la main-d’œuvre industrielle du centre, dans la citoyenneté fragile à la périphérie.
Le capitalisme financiarisé (1980- aujourd’hui)
Propagation de l’hybride expropriation-exploitation, mais changement spectaculaire. L’exploitation à grande échelle se poursuit mais hors du centre, dans les semi-périphéries (BRICS). L’expropriation de son côté s’universalise (elle touche le centre plus qu’avant) et commence à toucher les citoyens-travailleurs jusqu’ici protégés. Expropriation par généralisation des emplois précaires et mal payés, en dessous des coûts de reproduction. Expropriation par dépossession, en privant les populations de leurs services publics.
À notre époque, le citoyen-travailleur exproprié-et-exploité est en train de devenir la norme au-delà de la ligne de couleur. Il n’en reste pas moins que ce continuum en voie de généralisation est racialisé : les populations racialisées étant surreprésentées dans la catégorie des expropriables.
Ceux qui partagent une même condition objective ne se considèrent pourtant pas toujours comme embarqués dans le même bateau.
Quelles luttes aujourd’hui ?
« L’analyse présentée ici laisse entendre un possible effritement, voire un effondrement total, de ce qui a servi historiquement de base structurelle au racisme dans la société capitaliste. » Dans le passé, les deux mécanismes (exploitation, expropriation) étaient assignés à des populations différentes, division recoupant la ligne de couleur, au sein d’espaces géographiques différents. Aujourd’hui, « en universalisant la précarité, le capitalisme financiarisé exploite et exproprie presque tout le monde en même temps ».
Et pourtant le racisme persiste (« sous des formes qui ne sont ni strictement nécessaires, ni simplement contingentes »). Ceux qui partagent une même condition objective ne se considèrent pourtant pas toujours comme embarqués dans le même bateau. D’un point de vue objectif, le capitalisme atténue la séparation, mais d’un point de vue subjectif, on peut avoir l’impression paradoxalement que l’antagonisme s’aggrave. Ce qu’illustrent les succès du « populisme autoritaire de droite », « réponse parfaitement prévisible au néolibéralisme progressiste de notre époque ». « Aujourd’hui, alors qu’un capitalisme non racial serait possible dans le principe, il semble interdit dans la pratique en raison d’une combinaison toxique de comportements figés, d’angoisses exacerbées et de manipulations cyniques. »
« Seules des alliances interraciales travaillant à cette transformation peuvent vaincre le racisme aujourd’hui. […] La condition, c’est d’adopter une approche qui souligne la symbiose entre exploitation et expropriation dans le capitalisme financiarisé, montrant ainsi l’impossibilité de supprimer l’un sans supprimer l’autre. »
Questions à Nancy Fraser
- La logique décrite ici permet-elle de rendre compte de l’antisémitisme ? L’antisémitisme ne semble pas renvoyer à l’exploitation et à l’expropriation (pas plus semble-t-il que la stigmatisation des « races maudites », cagots dans le sud de la France, burakumin au Japon). Selon les historiens Schaub et Sebastiani, la première forme d’antisémitisme racial, dans l’Espagne du XVIesiècle ne vise pas à exploiter mais à exclure, à interdire l’accès aux charges et aux dignités. Peut-être Nancy Fraser est-elle victime d’une forme d’US-centrisme, pensant le racisme à partir du cas des Afro-Américains (l’exemple privilégié dans son livre) ?
- Nancy Fraser n’affirme pas seulement la coprésence articulée des deux phénomènes (exploitation/ expropriation). À plusieurs reprises, elle avance que l’expropriation est une condition de l’exploitation. « L’assujettissement de ceux que le capital exproprie est une condition de la liberté de ceux que le capital exploite. » « L’expropriation des autres “racisés” constitue une condition nécessaire à l’exploitation des “travailleurs”. » L’affirmation d’une nécessité mérite peut-être ici discussion. L’expropriation peut être la condition de l’exploitation mais l’est-elle nécessairement ? La question renvoie notamment aux discussions du livre d’Eric Williams, Capitalisme et esclavage (1944). Le développement du capitalisme industriel résulte-t-il de l’exploitation des colonies et du capitalisme marchand ou a-t-il des causes largement endogènes relativement indépendantes de ce processus d’expropriation ?
Florian Gulli est philosophe. Il est membre du comité de rédaction de Cause commune.
Cause commune n° 43 mars/avril