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À l’occasion du centenaire du Parti communiste français, Cause commune me propose d’évoquer quelques souvenirs de ma vie de femme communiste. Pourquoi moi ? Je n’ai pas été une ouvrière communiste, ce qui, dans la société qui est la nôtre, serait la marque d’un héroïsme réel ; je n’ai eu aucune responsabilité nationale ; je ne sais rien des arcanes du PCF et je n’ai fait qu’entrevoir quelques responsables de loin, lors d’un meeting. On m’a peut-être sollicitée parce que je suis encore communiste, après tout ce temps.
Témoignage de Jocelyne George

L’adhésion d’une jeune fille indignée
Cette vie commence en effet en mars 1953, le mois même de la mort de Staline. J’avais dix-neuf ans et je « tombais » littéralement dans la société communiste qui m’était totalement inconnue. Petite fille durant la guerre, jeune fille indignée par Hiroshima et les refus de l’indépendance pour les pays colonisés, très idéaliste, j’étais allée au plus radical qui offrait une idéologie, une organisation et des propositions d’action. Au plus radical, au plus héroïque mais aussi au plus combattu. Le monde était divisé en deux camps, celui des Américains contre celui des Soviétiques. Les premières pétitions que je proposai dénonçaient le réarmement de l’Allemagne devenue en très peu d’années un glacis face à l’URSS. Devenir communiste, c’était accepter d’être à part, d’être exposée. À mon premier affichage, obligatoirement nocturne, nous fûmes arrêtés et mon dossier de police fut ouvert.

« Le parti dans les années 1950, c’était aussi un univers culturel fondé sur le Théâtre national populaire de Jean Vilar, les ciné clubs, la littérature soviétique. »

À cette époque la réunion de cellule était un rituel, elle avait lieu chez l’un des camarades, celui dont la femme voulait bien accepter cette intrusion ; dans un vieux petit immeuble qui sentait la soupe aux poireaux, autour de la table de la salle à manger recouverte d’une toile cirée, on tenait le journal de la cellule sur un cahier d’écolier. Après un point sur l’actualité et une discussion, on se répartissait les tâches. Au début de l’année, au moment solennel de la reprise des cartes, on attribuait les responsabilités, les femmes écopaient immanquablement de celle de trésorière.
Le parti dans les années 1950, c’était aussi un univers culturel fondé sur le Théâtre national populaire de Jean Vilar, qui nous fit connaître Bertolt Brecht, Heinrich von Kleist, Georg Büchner, c’était Gérard Philipe dont toutes les femmes de ma génération sont toujours amoureuses, c’était Paul Robeson, les ciné-clubs, la littérature soviétique. Tous les camarades d’âge moyen rencontrés alors avaient participé à la Résistance. Ils n’y faisaient jamais allusion, mais Noëlle, Martha, Catherine, dont je me souviens très bien, étaient vues comme des guerrières par les jeunes. 1936, la Résistance, la déportation étaient le fonds commun de cette génération que celle de 1968 allait supplanter. Je ne fus ni de l’une ni de l’autre.

Vie militante, vie familiale, vie professionnelle
J’avais bien sûr lu Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, le problème de l’égalité entre l’homme et la femme était posé et je me demandais comment j’organiserai ma vie de femme. Ce qui était certain, c’est que je travaillerais, que je militerais, que je me marierais, que j’aurais des enfants, mais que je ne me soumettrais pas à mon mari. Le mariage, les enfants n’étaient en général pas remis en question, mais le métier et l’autonomie de pensée et d’action, il fallait les instituer. Quant à prendre des responsabilités, diriger une section, une fédération, ce qui signifiait multiplier les réunions, les sorties le soir, il ne fallait pas y penser. Qui garderait les enfants ? Les camarades qui se sentaient l’étoffe de dirigeantes renonçaient ou divorçaient. Le partage des tâches n’était pas alors une injonction, il dépendait de la compréhension du mari. La maison, les enfants, le métier, le parti, le temps passait vite, avec aussi des amitiés fortes et des repas joyeux avec « les copains ».
Pour ma part, je suis restée à la base, comme un rouage sans lequel, j’en suis persuadée, la machine du parti ou du syndicat ne peut pas fonctionner. J’étais devenue enseignante et les collègues, dont beaucoup étaient alors à gauche dans les années 1960, ne voyaient pas d’inconvénient à ce que la communiste se charge des tracas de l’organisation syndicale, quitte à accepter ses tracts. Il fallait continuellement essayer de convaincre de l’intérêt d’établir un rapport de forces favorable à l’établissement d’une société plus juste. Comme en 1936, comme en 1945. Les communistes pensaient évidemment que la force du parti serait une garantie de l’établissement de ce rapport. Il fallait en persuader les autres. J’ai donc beaucoup parlé, beaucoup distribué de papier, beaucoup lu pour essayer de comprendre et pour expliquer. Je n’ai jamais rencontré d’opposition ouverte, même si je savais qu’on ne me supportait pas en tant que communiste. En dépit des exigences de la vie quotidienne et grâce à la compréhension des miens, j’ai pu me remettre aux études, passer l’agrégation et même soutenir une thèse d’État en histoire. J’ai conscience d’avoir vécu ces années difficiles en bénéficiant de la protection du statut de fonctionnaire, de l’égalité acquise du salaire. Je n’ai connu qu’indirectement les grandes luttes sociales d’alors et j’ai davantage été marquée par les guerres coloniales et les batailles pour y mettre fin.

« Dans un vieux petit immeuble qui sentait la soupe aux poireaux, autour de la table de la salle à manger recouverte d’une toile cirée, on tenait le journal de la cellule sur un cahier d’écolier. »

Intellectuelle à plein temps, mère de famille, épouse d’un militant très pris par ses tâches, je suis restée à la place que j’avais choisie autant qu’elle m’avait été imposée par les circonstances. En 1944, le parti avait organisé les femmes, des comités féminins créés pendant la Résistance au sein d’une Union des femmes françaises. En 1955, l’UFF décline et c’est pourquoi Michèle, une repasseuse, et Francine, une ménagère, viennent me voir pour me persuader de rejoindre cette association. C’est ainsi que, de 1956 à 1970, je suis allée chaque mois porter la revue Heures claires à des femmes communistes ou non qui y étaient attachées. J’habitais dans un quartier ouvrier avec encore une histoire, c’était plus facile. Cela m’a valu quelques réunions Tupperware. Nous parlions de la vie comme elle allait, de la guerre en Algérie. Combien d’étages ai-je montés pour faire signer des pétitions. Les hommes de ma génération furent appelés, dont mon mari ; la radio, le matin, égrenait les noms des bateaux qui les emmenaient là-bas.

Une succession d’événements dramatiques
Ce que je retiens le plus de mon engagement communiste est la continuelle charge émotionnelle. En essayant toujours de comprendre la dynamique historique pour éventuellement agir sur elle, on vit dans l’actualité et donc le drame, voire la tragédie, nés de la guerre et de la confrontation politique. La guerre d’Indochine avait commencé en 1946, en juin 1954 une conférence internationale y mit apparemment fin, en novembre la guerre d’Algérie commençait. 1956 fut une année particulièrement dramatique : en février au XXe congrès du Parti communiste soviétique, Khrouchtchev reconnaît la terreur stalinienne ; en mars les députés communistes votent des pouvoirs spéciaux au gouvernement dirigé par un socialiste pour agir en Algérie, fût-ce militairement ; en juillet, Nasser nationalise le canal de Suez et, en octobre, la France, l’Angleterre et Israël interviennent, l’URSS et les États-Unis s’entendent pour stopper l’opération ; le 29 octobre débute l’insurrection hongroise contre le pouvoir communiste, le 4 novembre, les Russes pénètrent en Hongrie. Le 7 novembre, des émeutiers d’extrême droite essaient de prendre le siège du Parti communiste français et l’immeuble de L’Humanité. La guerre avait repris au Vietnam, avec les Américains cette fois, elle dura jusqu’en 1975. En 1965, cinq cent mille communistes indonésiens, qui représentaient en nombre le troisième parti communiste après celui de la Chine et de l’URSS, furent massacrés. Une autre année dramatique fut celle de la prise du pouvoir par de Gaulle en 1958 dans une atmosphère de coup d’État. Il annonça un référendum mettant fin à la IVe République et lui confiant le pouvoir ; le parti se retrouva pratiquement seul à appeler à voter non, on se détournait de nous. Je revois toujours le camarade absolument seul avec son micro expliquant notre position dans la salle louée pour l’occasion, les clients accoudés au bar regardant ailleurs. On craignait la répression. En 1961, quatre-vingt-un partis communistes se rencontrent pour affronter la rivalité entre le parti soviétique et le parti chinois. Durant toutes ces années, ma vie de femme, d’intellectuelle, de militante communiste fut profondément influencée par ce qui est devenu l’Histoire, notre histoire.

Accouchement sans douleur, contraception
1956 est aussi marquée par l’affaire Derogy. Ce journaliste membre du parti avait écrit en octobre 1955 dans le journal Libération, celui issu de la Résistance, un article sur le nécessaire contrôle des naissances. Jeannette Vermeersch s’enflamme, prétend qu’il s’agit d’une attitude malthusienne dirigée contre la classe ouvrière et déclenche un débat absurde ; les médecins communistes protestent, certains s’en vont. On a dit que Jeannette Vermeersch avait lancé ce débat pour détourner l’attention des communistes du rapport Khrouchtchev. Je dois avouer qu’à l’époque ce débat n’est absolument pas arrivé jusqu’à moi. Je suis certaine d’autre part que, si disciplinés qu’ils fussent censés être, les communistes fermaient au parti la porte de leur chambre à coucher.
Évidemment, lorsque j’ai eu mes enfants j’ai accouché, comme d’ailleurs les grandes de ce monde, telle la princesse de Monaco, selon la toute nouvelle méthode psychoprophylactique dite vulgairement accouchement sans douleur (ASD), méthode s’inspirant des études soviétiques sur les réflexes conditionnés. Les détracteurs de la méthode, qui survit aujourd’hui dans la préparation à l’accouchement, parlaient de « l’accouchement soviétique ». Soviétique ou pas, j’ai pu accoucher dans la dignité, en gardant la maîtrise de moi-même. L’intérêt de cette méthode pour les femmes à un moment crucial de leur vie m’a paru si important que, dès que j’en eus le temps, une fois à la retraite, je voulus en fixer l’histoire. Avec une autre historienne, nous nous plongeâmes dans les archives de la CGT, qui permit l’expérimentation et le développement de la méthode. L’accouchement est un objet historique, d’autres modes ont suivi qui ont recouvert celle-ci en fonction des avancées scientifiques et de l’esprit du temps. Je n’ai jamais compris pourquoi les féministes ont affirmé plus tard que ce mode d’accouchement était un substitut à la contraception.
Dans le parti il y avait un secteur féminin dirigé jusqu’en 1968 par Jeannette Vermeersch, seule femme élue au bureau politique de 1950 à 1968. Il organisait des journées d’études sur la condition des femmes et se préoccupait de découvrir des cadres. Je n’y ai pas participé mais j’ai dans ma bibliothèque diverses publications du PCF concernant la question féminine, entre 1964 et 1990 qui m’ont aidée dans ma réflexion dans cette période si importante pour l’histoire des femmes en France.

Lutte pour l’IVG et son remboursement par la Sécurité sociale
L’année 1967 avait vu une progression des luttes ouvrières qui donnait l’espoir d’un changement politique et social, voilà qu’en 1968 les étudiants s’en mêlent, que les gauchistes surgissent de terre tous armés, ajoutant la dérision à la vindicte de la droite. La grève ouvrière est dévoyée. Une sortie politique ajournée. S’ajoute l’intervention russe en Tchécoslovaquie. S’ajoute en 1970 le Mouvement de libération des femmes : Beauvoir relue par les Américaines. Les actions de la période précédente tendaient à contrôler la maternité par la contraception et à revendiquer son inscription dans le social. lI s’agit désormais de la liberté sexuelle de chacune et chacun. Les relations du parti et du mouvement du Planning familial à l’origine du mouvement pour la contraception dans les années 1960 sont plutôt bonnes, le parti prend sa place dans la lutte pour la légalisation de l’intervention volontaire de grossesse et son remboursement par la Sécurité sociale mais il se pose, en tant que parti, la question : si la libération sexuelle est nécessaire, est-elle suffisante pour que les femmes se sentent libres et égales. Qu’en est-il du travail, de la maternité, voire de la famille ? Le fait de se poser ces questions autorise les gauchistes et les féministes à « ringardiser » le parti. Celles-ci ont néanmoins le mérite de nommer et dénoncer la domination patriarcale.
Les années 1970, c’est aussi la floraison des femmes qui vont prendre des responsabilités dans le parti. Andrée, qui travaille dans la couture, Noëlle, Monique, des employées, ont dirigé successivement ma section locale, elles ont dû affronter le départ des entreprises de l’arrondissement de Paris où j’habite désormais, les manœuvres du Parti socialiste pour ne pas mettre en application un programme commun de gouvernement finalement accepté en 1972, sa morgue quand s’inverse le rapport de forces électoral, jusque-là favorable aux communistes. Je militais aussi dans la section où se trouvent les banques et les grands magasins. Les camarades qui y représentaient la CGT et le parti étaient admirables, élégantes, parfumées et merveilleusement efficaces et populaires.
Mais, dès avant la victoire de Giscard à la présidentielle en 1974, le patronat a repris la main, il « mondialise », « automatise », « modernise ». Depuis, c’est une litanie de licenciements et d’atteintes aux droits du travail jusqu’à nos jours : les entreprises à main-d’œuvre féminine disparaissent les unes après les autres, souvent après des luttes admirables, l’exploitation de la main-d’œuvre indienne, vietnamienne, chinoise prend le relais. Au lycée, le sentiment d’exclusion s’accentue au fur et à mesure que le Parti socialiste l’emporte, le Parti communiste affaiblit son organisation, perd des adhérents. Sans compter l’autodestruction de l’Union soviétique en 1991.
Mitterrand, élu à la présidence de la République en 1981, suit la même politique que les présidents de droite précédents, 1986 c’est la flexibilité, 1987 le rétablissement du travail de nuit pour les femmes, la suppression de l’autorisation administrative de licenciement, Je revois Nadia, militante aux Galeries Lafayette, disant : « Ils ne pourront jamais nous faire travailler le dimanche », chose faite en 1989.
Une fois vraiment à la retraite j’ai aidé au maintien de notre cellule de quartier, à celui de notre CDH, à la distribution des tracts. Et j’ai encore voulu écrire une histoire de femmes, celles que j’avais entrevues en parcourant les archives de la CGT et qui s’étaient tellement investies dans l’émancipation de leurs camarades, en particulier à travers un magazine tenu à bout de bras entre 1955 et 1989, qui s’appelait Antoinette. Par ce dernier livre j’ai voulu conjuguer l’histoire du féminisme et celle des classes sociales, comme j’avais essayé de le faire durant toute ma vie de femme communiste.

Jocelyne George est historienne. Elle est docteure de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020