Au bout d’une lutte acharnée, largement soutenue par les militantes et militants, syndicalistes, citoyens, élus, des travailleuses ont obtenu leurs papiers, et la justice française a reconnu qu’il y avait traite d’êtres humains, une première en France dans le monde du travail. Malheureusement l’exploitation honteuse perdure pour d’autres !
Par Élie Joussellin
Paris, boulevard de Strasbourg, dans le 10e arrondissement. C’est ici, sur ce boulevard situé au cœur de la capitale, entre la gare du Nord, la plus grande gare d’Europe, et la place de la République, que différentes luttes de travailleuses sans papiers se sont déroulées entre 2014 et 2016. Une trentaine d’entre elles se sont mises en grève, d’abord au numéro 50, puis au 57 et au 71. Trois mois au 50, onze mois au 57, quelques jours au 71… Elles ont occupé leur local nuit et jour, elles ont parfois été menacées de mort, elles ont tenu. Elles ont gagné et elles ont été régularisées. Le soutien a été important, les média se sont emparés de cette histoire, des films ont été tournés, des livres écrits, des manifestations se sont tenues… Et le soir de la victoire, Fatou avait ces mots : « Ce soir, ce n’est que le début du commencement. »
« Un système bien huilé avec, d’un côté, les deux gérants mais aussi des propriétaires qui louent de véritables taudis à des prix exorbitants. Et, de l’autre, des femmes à qui on n’hésite pas de dire que, si “elles ne sont pas contentes, elles n’ont qu’à aller faire le trottoir”. »
Retrouver leur dignité
Au départ, une situation qui pouvait sembler banale pour celles et ceux qui ont l’habitude des luttes de travailleurs sans papiers : des femmes et des hommes non payés, pas déclarés et qui décident de relever la tête pour retrouver leur dignité, pour clamer au monde qu’ils sont des travailleurs de France comme les autres. L’occupation démarre, la CGT et le PCF soutiennent la lutte, les élus de l’arrondissement font de premières déclarations, les média écrivent les premiers articles, les riverains s’engagent… Puis les langues se délient et là, face à nous, plus qu’une lutte « banale », c’est un système bien rodé qui se dévoile. Tout le boulevard, avec ses cent cinquante boutiques et ses mille cinq cents travailleuses, est en réalité géré par deux hommes, à la tête de ce que l’on peut appeler une mafia. Un système bien huilé avec, d’un côté, les deux gérants mais aussi des propriétaires qui louent de véritables taudis à des prix exorbitants. Et, de l’autre, des femmes à qui on n’hésite pas de dire que, si « elles ne sont pas contentes, elles n’ont qu’à aller faire le trottoir ». Dans chaque boutique, pas plus de sept femmes parlant la même langue, de façon à éviter qu’elles s’organisent. Il est évident que nous sommes là face à un système organisé, où l’on se sert de la vulnérabilité extrême de travailleurs sans papiers pour mieux les exploiter.
Une plainte pour traite des êtres humains
C’est pourquoi, en août 2014, les travailleuses, soutenues par la CGT, déposent plainte pour traite des êtres humains. Que n’ont-elles alors entendu : plainte opportuniste pour avoir leurs papiers, la traite ne peut se dérouler sur le lieu de travail et s’arrête à la prostitution… Dans le même temps, la lutte continue, des militants sont menacés de mort à leur tour, l’arc des soutiens se multiplie. Didier Le Reste, Ian Brossat, Hélène Bidard, puis Pierre Laurent, Laurence Cohen ou Marie-George Buffet se relaient pour apporter leur soutien. Un collectif de cinéastes réalise un film qui sera projeté dans une centaine de salles. Le maire du 10e et la députée de la circonscription demandent la régularisation des travailleuses. Le gouvernement de Manuel Valls reste incroyablement sourd et refuse même de les recevoir.
« Outre la situation de vulnérabilité des travailleuses sans papiers, outre l’exploitation dont elles ont été victimes, cette lutte a mis en relief l’importance du travail dissimulé dans l’économie française. »
Dans un premier temps, la justice refuse d’ouvrir l’enquête pour traite des êtres humains. Les communistes du 10e organisent alors le Noël pour les enfants, les manifestations se multiplient, les tensions aussi, bien normales après sept mois de luttes. Le doute s’empare des grévistes et de leurs soutiens : comment allons-nous nous en sortir. Le doute est propice aux idées les plus folles : et si on allait occuper la préfecture ? Et si on mettait tout le boulevard en grève ? Et si…
La ténacité l’emporte
Début mars, lors d’un rendez-vous entre la préfecture, la CGT, Didier Le Reste et Nicolas Bonnet-Oulaldj, la préfecture accepte de régulariser quatre travailleuses. Un mois plus tard, c’est l’ensemble des grévistes qui seront régularisés. La joie est immense. Mais incomplète. La traite des êtres humains n’a toujours pas été explorée.
Le temps de la lutte n’étant pas celui de la justice, il faudra deux ans encore pour qu’un procès se tienne. Il aura lieu le 21 décembre 2017 et durera jusqu’à 3 heures du matin. Hélène Bidard, adjointe à la maire de Paris chargée des droits humains, Bernard Thibault, membre de l’Office international du travail (OIT), ou Rémi Féraud, maire du 10e arrondissement, témoigneront et expliqueront pourquoi ces travailleuses ont été victimes de la traite des êtres humains. Le 8 février 2018, la justice française rend son verdict : elle reconnaît le délit de traite d’êtres humains. Une première en France dans le cadre du travail. Une victoire qui est donc historique.
« Le 8 février 2018, la justice française a rendu son verdict : elle a reconnu la traite des êtres humains. »
L’histoire pourrait s’arrêter là. Celle d’une lutte héroïque de femmes sans papiers courageuses. Or, trois ans après la fin des luttes, un an après le procès, où en sommes-nous sur le boulevard de Strasbourg ? Incontestablement, les luttes ont eu des effets bénéfiques. Les contrats de travail sont plus fréquents, les contrôles de l’inspection du travail également. Mais combien de femmes continuent à n’avoir aucun papier, à être privées de tout droit ? Le calme est revenu, quelques situations ont été résolues, deux personnes ont été condamnées, le système a un temps été dévoilé, mais la mafia, ses rites et ses coutumes, perdure.
Oui, cette lutte a montré que, si nous le voulons, sur le boulevard de Strasbourg le droit du travail peut être appliqué. Mais force est de constater qu’il reste en 2019 une zone de non-droit. On peut espérer qu’à terme de nouvelles travailleuses, dans une autre boutique, se mettront à leur tour en grève. On peut penser que cette lutte, si emblématique fut-elle, n’a pas suffi. Outre la situation de vulnérabilité des travailleuses sans papiers, outre l’exploitation dont celles-ci ont été victimes, cette lutte a mis en relief l’importance du travail dissimulé dans l’économie française.
Élie Joussellin est secrétaire de section du PCF Paris 10e. Il anime la commission Droits des migrants du PCF Paris.
Cause commune n° 10 • mars/avril 2019