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Concevoir, réaliser et défendre une théorie marxiste de l’individualité humaine aura été pour Lucien Sève l’œuvre de sa vie. Même s’il est juste de dire qu’il s’est à la longue quelque peu distancié de sa conception initiale d’une personnalité formée presque exclusivement par le travail, les fondamentaux de sa théorie sont restés solidement en place : l’essence humaine est à chercher dans les rapports sociaux, comme Marx l’avait compris dès l’origine.

La conception marxiste de l’histoire est le meilleur outil pour comprendre comment se détermine la personnalité individuelle, car celle-ci se développe dès la naissance en réponse aux conditions matérielles d’existence. La personnalité d’un individu n’est donc pas gravée par avance dans le marbre. Et elle ne se prête pas facilement à l’application de catégories abstraites et intemporelles comme l’agressivité ou la demande d’amour, catégories si prisées des psychologues bourgeois. Une vie se déroule toujours dans le cadre d’une certaine appartenance de classe, et chez chacun le rapport au monde se constitue de façon dialectique avec la personnalité telle qu’elle se forme. Cela aboutit à la biographie humaine, cette riche tapisserie que constitue une individualité singulière. Au long de sa formation, la personne va s’intégrer au monde du travail, assume une vie adulte, se trouvera confrontée aux exigences et à la dureté du capitalisme tel qu’il se présente à elle. Et ces vies seront celles d’individus aliénés, (avec des modalités spécifiques pour ce qui est des femmes et des minorités discriminées), même si Lucien Sève, sur le tard, a émis l’hypothèse que la retraite pouvait, pour les plus chanceux, être l’occasion d’une émancipation au moins partielle.

« Une vie se déroule toujours dans le cadre d’une certaine appartenance de classe, et chez chacun le rapport au monde se constitue de façon dialectique avec la personnalité telle qu’elle se forme. »

En quoi cette théorie peut-elle nous être utile ?
Personne parmi nous autres gens de gauche ne contestera qu’il nous appartient de défendre la psychologie contre la subversion insidieuse, permanente et parfois politiquement mortifère qu’entretiennent depuis des siècles les tenants d’un certain biologisme : celui qui cherche, au mépris des faits, à accréditer l’idée d’une détermination génétique de l’intelligence et de la quasi-impossibilité où l’on serait de modifier des personnalités ou des comportements criminels (par exemple) même en modifiant de façon radicale les circonstances sociales qui les ont produites. La gauche dans son histoire a élaboré toute une batterie d’arguments destinés à réfuter cette psychologie mise au service du capitalisme, depuis la psychologie critique qui souligne l’importance du contexte social dans la détermination du caractère, jusqu’aux prises de position de certains criminologues et juristes qui pointent la misère et l’exclusion comme causes sous-jacentes de la criminalité, sans compter au final ceux qui, dans les rues, proclament au nom de l’égalité entre les humains la valeur de la vie d’un Noir. Ces idées-là, Lucien Sève les a épousées et soutenues totalement et constamment. Il s’est opposé avec force aux réformes du pouvoir gaulliste dans le domaine de l’éducation, réformes inspirées par ce même postulat d’une inégalité naturelle. Longtemps après, notamment au sein du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), il a combattu ce qu’il qualifiait à juste titre d’obscénité : la marchandisation des transplantations d’organes, du sang et plus généralement des produits du corps humain. Il rejetait ainsi l’utilitarisme « froid » prêché par Peter Singer et d’autres qui considèrent l’individu sous l’angle de son utilisabilité potentielle. Ces interventions se situaient toutes à l’intersection de la psychologie et de la politique, que ce soit dans le domaine de l’éducation ou dans celui de l’éthique médicale. Mais je tiens la théorie marxiste de la personnalité pour une matrice, dont la fécondité va bien au-delà de ce qui vient d’être rappelé, et je voudrais en donner cinq exemples.

« Il incombe aux marxistes de convaincre les chercheurs en sciences sociales qu’il faut lire Lucien Sève.  »

1. La question des « choix intertemporels », portant sur ce qu’on décide de faire à tel ou tel moment avec une délibération sur les coûts et les avantages, à la fois importante et ubiquitaire. Adam Smith en fait un levier de la « richesse des nations ». Prendre Lucien Sève au sérieux, c’est considérer que la préférence en matière d’investissement temporel dépend de circonstances individuelles où entre en compte la place qu’on occupe dans les rapports de production et l’emploi du temps qui y est associé. Si l’on adopte la théorie de Lucien Sève, on se donne alors les moyens de comprendre que la préférence intertemporelle (je choisis de faire telle chose à tel moment plutôt qu’à tel autre) est comme beaucoup d’autres « préférences » fonction du rôle occupé par l’individu dans la société capitaliste, et non pas une caractéristique invariante de l’agir humain. Des études détaillées devraient permettre de tirer des conclusions sur la stabilité des choix intertemporels dans les sociétés capitalistes. Dans une société socialiste (pour ne pas parler de communisme) on peut s’attendre à ce que le taux de préférence individualiste soit plus bas, dans la mesure où la conscience du fait que la richesse sociale est partagée influe sur le processus individuel de décision.
2. Depuis trop longtemps on a laissé la philosophie bourgeoise présenter comme objet allant de soi cette abstraction qu’est l’individu interchangeable du libéralisme, abstraction dont la théorie marxiste de la personnalité doit désencombrer toute une série de sciences sociales. Adopter le point de vue de Lucien Sève, c’est donc se doter d’une éthique situationnelle qui répudie l’idée d’un consensus général préexistant à toute société – par exemple l’obligation de tenir ses promesses. Certes, des groupes doivent travailler ensemble dans de multiples situations, et un minimum de confiance réciproque est nécessaire pour qu’ils le fassent efficacement, mais cela ne signifie pas qu’un tel consensus existe dans une société où existent des antagonismes fondamentaux entre les classes et les individus. Il faudra pour cela attendre le socialisme.
3. Lucien Sève assigne donc à une science de la biographie un certain nombre de tâches clairement identifiées : saisir la structure, les contradictions, les dialectiques selon lesquelles les personnalités individuelles se forment et se transforment et au travers desquelles l’activité (Tätigkeit) se développe. Lucien Sève pose que le concept d’emploi du temps est appelé à tenir le même rôle en psychologie que celui de classe dans la théorie de la formation des sociétés humaines. Il reconnaissait par ailleurs n’avoir jamais trouvé dans la littérature aucune biographie qui résolve complètement l’ensemble de problèmes extraordinairement complexes auxquels tout biographe est confronté. En cette matière, prendre Sève au sérieux impliquera qu’on se déprenne d’un certain nombre de vénérables artefacts culturels, au premier rang desquels il se pourrait bien qu’on trouve cette illusion d’une compréhension intégrale qu’engendre parfois l’épaisseur des volumes.
4. Dans le domaine des relations internationales, adopter la théorie marxiste de la personnalité permet la confrontation avec les conceptions libérales abstraites actuellement dominantes en matière de psychologie politique. Confrontation non dénuée elle-même de signification politique, particulièrement en cela qu’elle permet de mettre à jour le contenu réactionnaire d’une psychologie dite « évolutionniste » : car si la « nature humaine » n’est pas susceptible de changer, alors la structuration hiérarchique des démocraties libérales se trouve justifiée car fondée en nature, les guerres sont inévitables, etc.
5. Autant les marxistes ont été résolus et clairs pour dénoncer la responsabilité du capitalisme dans le développement de la criminalité, autant ils se sont montrés timorés quand il s’agissait d’évaluer la part de responsabilité individuelle dans le crime, et plus largement la part prise par les individus dans l’histoire, l’économie et la société en général. Tout au contraire, Lucien Sève souligne le fait que si la personnalité est déterminée socialement, il existe, même sous le capitalisme, un espace de liberté individuelle. Il en a tiré de bonne heure une conclusion profonde : une personne est responsable de tout ce qu’il serait en son pouvoir de modifier. Il y a là tout un potentiel d’analyses et d’actions à la fois révolutionnaires et susceptibles d’applications pratiques, à décliner dans le domaine du droit pénal notamment. Prendre Lucien Sève au sérieux nous le permet dès maintenant, sans attendre que le capitalisme s’effondre sous le poids de ses contradictions.

« Ils pourront ainsi apprécier l’immense contribution que celui-ci a apportée à chacune de leurs disciplines, en mettant chacune d’elles devant l’exigence d’une prise en compte de l’individualité humaine. »

En attendant, il incombe aux marxistes de convaincre les chercheurs en sciences sociales qu’il faut lire Lucien Sève. Ils pourront ainsi apprécier l’immense contribution que celui-ci a apportée à chacune de leurs disciplines, en mettant chacune d’elles devant l’exigence d’une prise en compte de l’individualité humaine. Ni l’individu abstrait et interchangeable que suppose le libéralisme bourgeois, ni l’individu à jamais esclave de l’appartenance de race ou de genre tels que se le figure un biologisme raciste, mais bien plutôt tels les individus qu’ils sont, confrontés au capitalisme tout au long d’un parcours biographique complexe. Les sciences sociales ne pourront que s’en mieux porter, et c’est au travail opiniâtre de Lucien Sève qu’elles en seront redevables. 

Julian Roche est doctorant à l’université d’Édimbourg. Traduit de l’anglais par Jean-Michel Galano.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020