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Alors que les mouvements de la Résistance cherchent à développer des mesures afin de préparer la libération de la France, la révolution statutaire de la presse, telle que souhaitée par le CNR et le comité général d'études (CGE), n’a pas eu lieu.

Constat et réflexions de la Résistance sur la presse durant l’Occupation
à partir de l’été 1940, suite à la signature de l’armistice, l’ensemble de la presse française doit faire face à son destin. L’extrême majorité des titres français, repliés en province, se résigne à subir les injonctions du nouvel occupant pour continuer leur parution. Une dizaine de journaux font le choix courageux de se saborder, comme L’Aube ou Le Populaire, journal de la SFIO. Les Allemands, conscients de l’importance de contrôler l’opinion française, s’emparent des locaux des titres parisiens les plus importants comme ceux de Paris-Soir ou du Petit Parisien. D’autres quotidiens nationaux, comme Le Temps, décident de rester en province. Quel que soit le choix géographique, ces journaux acceptent d’obéir aux instructions du nouvel ordre établi. En zone Nord, ils se conforment à l’étroit contrôle de la Propaganda Abteilung et de l’ambassade allemande d’Otto Abetz. Dans la zone vichyste, c’est l’Office français de l’information (OFI) qui dicte le contenu des journaux. La collaboration de la presse est massive, bien que quelques titres se sabordent à la suite de l’invasion de la zone Sud le 11 novembre 1942, comme Le Figaro. L’opinion publique n’est pas dupe et la population tourne le dos à cette presse compromise, ce qui se traduit par une baisse importante des tirages. Dans sa lutte contre l’occupant, la Résistance mène une bataille des consciences qui s’organise par l’émergence de titres clandestins. En 1944, on compte mille trois cent-cinquante journaux clandestins sur tout le territoire, avec des tirages relativement exceptionnels, compte tenu des conditions clandestines et de la dangerosité de ces actions. Le journal résistant Franc-Tireur, par exemple, passe d’un tirage de quinze mille exemplaires en 1942 à cent vingt mille en 1943.

« La collaboration de la presse est massive, bien que quelques titres se sabordent à la suite de l’invasion de la zone Sud le 11 novembre 1942, comme Le Figaro. »

Pour lutter efficacement contre le collaborationnisme, les mouvements de la Résistance cherchent à développer des mesures afin de préparer la libération de la France. Des groupes d’experts sont constitués, notamment la commission de la presse du Comité général d’études (CGE), à partir de juillet 1943, dont la mission est de nourrir les réflexions du CNR. En parallèle, les titres résistants se regroupent au sein de la Fédération nationale de la presse clandestine (FNPC), dirigée par Albert Bayet, professeur à la Sorbonne et résistant. Pour ces collectifs, le collaborationnisme de la presse n’est pas le résultat de la somme de dérives individuelles mais un phénomène structurel dont l’origine est la trop grande influence des « forces de l’argent ». En conséquence, le CGE ambitionne de révolutionner la presse française en faisant disparaître l’ensemble de la presse collaborationniste au profit de la presse résistante, mais aussi en adoptant un nouveau statut de presse qui sortirait les entreprises de presse de la logique marchande. Pour rendre cette perspective viable, le CGE propose la création d’une caisse nationale pour avancer les liquidités nécessaires au lancement des nouveaux quotidiens, d’un office national de la publicité et d’un office national des messageries pour la distribution des journaux. Il conseille surtout la mise sous séquestre des biens des titres supprimés et leur transfert à la nouvelle presse. Ce projet se retrouve synthétiquement dans le programme du CNR de 1944.

Les ordonnances de presse de 1944-1945
Cet ensemble aboutit aux ordonnances de 1944 du gouvernement provisoire (GPRF), sous l’impulsion du ministre de l’Information Pierre-Henri Teitgen. Elles permettent la transition entre l’ancienne et la nouvelle presse par le biais de l’interdiction de reparaître et la mise sous séquestre des locaux. Les ordonnances du 22 juin et du 30 septembre 1944 interdisent tous les quotidiens d’information parus après le 25 juin 1940 pour la zone Nord, et ceux parus quinze jours après l’invasion allemande du 11 novembre 1942 pour la zone Sud. Cela conduit à la disparition de cent quatre-vingt huit des deux cent six quotidiens que comptait la France d’avant-guerre. Il est permis aux journaux clandestins d'occuper et d'exploiter les locaux des anciens titres dès l’insurrection parisienne d’août 1944.

« L’opinion publique n’est pas dupe et la population tourne le dos à cette presse compromise, qui s’exprime par une baisse importante des tirages. »

Cependant, plusieurs questions ne sont pas résolues. L’ordonnance du 30 septembre 1944 autorise la poursuite des anciens propriétaires pour faits de collaboration, mais ne règle pas le devenir des biens de presse une fois la condamnation prononcée. L’ordonnance du 5 mai 1945 permet d’attaquer en justice les « personnes morales », c’est-à-dire les entreprises de presse. Pourtant, les condamnations sont très rares. En 1948, elles ne sont que cent quinze à être condamnées sur cinq cent trente-huit poursuivies. En outre, elle n’assure pas aux journaux issus de la clandestinité de pouvoir jouir des moyens d’impression nécessaires à leur bon fonctionnement. En revanche, l’ordonnance du 2 novembre 1945 met en place un système d’expropriation des biens des anciennes entreprises de presse et leur attribution aux journaux qui les exploitent. Celle-ci ne fut jamais appliquée, car la nouvelle presse ne disposait pas des moyens financiers suffisants pour verser les indemnités aux anciens propriétaires. Dès lors, l’ensemble des biens de presse sont mis sous séquestre et gérés par les Domaines à titre conservatoire. Cette institution n’avait toutefois pas les capacités pour diriger et développer ces entreprises, alors que la nouvelle presse connaît une crise importante conduisant à la disparition de nombreux quotidiens.

L’abandon du nouveau statut de la presse
Le nouveau gouvernement de Félix Gouin, formé le 20 janvier 1946, est décidé à sortir la nouvelle presse de cette impasse. Sous la direction de Gaston Defferre, devenu secrétaire d’État à l’Information, une loi est adoptée le 11 mai 1946 qui rend possible la nationalisation de l’ensemble des biens de presse et leur gestion par un établissement public provisoire, la Société nationale des entreprises de presse (SNEP), le temps que soit produit le nouveau statut de la presse. Cependant, la loi est mal appliquée. En juillet 1951, le service des séquestres d’imprimeries estime que seulement deux cent vingt-six entreprises de presse ont été nationalisées sur les mille soixante qui se trouvaient sur les listes des transferts par décret. Mais le coup le plus dur fut l’abandon du nouveau statut de la presse par le gouvernement. Pourtant, plusieurs projets avaient été élaborés en 1946. Gaston Defferre proposait que les entreprises de presse soient transformées en « sociétés anonymes à participation ouvrière », accordant à tous les salariés d’un journal de posséder un tiers du capital de l’entreprise. La FNPF (Fédération nationale de la presse française, ex- FNPC) préconisait que l’équipe de rédaction détienne la majorité du capital social afin d’obtenir un droit de veto en assemblée des actionnaires. Néanmoins, aucun de ces projets ne fut étudié par le législateur. La SNEP devient ainsi une société dont la mission ne peut pas aboutir, alors qu’en parallèle un nouveau phénomène de concentration des entreprises de presse au sein de grands groupes commence à voir le jour. Le 2 août 1954, une loi du député libéral Roland de Moustier est adoptée et commande à la SNEP de privatiser la quasi-totalité de son patrimoine.

« Dans sa lutte contre l’occupant, la Résistance mène une bataille des consciences qui s’organise par l’émergence de titres clandestins. »

La révolution statutaire de la presse, telle que souhaitée par le CNR et le CGE, n’a donc pas eu lieu. On doit cependant accorder aux ordonnances de presse d’avoir réussi la transition entre l’ancienne et la nouvelle presse. Cette ambiguïté et cet inaboutissement des projets de la Résistance laissent un goût amer chez certains acteurs de la presse, comme l’exprime parfaitement Jean Schwœbel, ancien journaliste du Monde : « Les entreprises de presse redevenaient des entreprises de presse commerciales comme auparavant, avec tous les dangers que cela comporte. La réforme envisagée à la Libération avait complètement échoué. L’idéal de la Résistance était en fait pratiquement trahi, bafoué » (La Presse, le pouvoir et l’argent, Seuil, 1968).

Baptiste Giron est historien. Il est doctorant en histoire contemporaine à l’université Clermont Auvergne.

Cause commune 37 • janvier/février 2024