Un retour historique sur l’évolution de la presse, qui a été à l’origine un facteur de démocratie, révèle l’ampleur de la prise en mains par le marché capitaliste.
«L a presse française est en crise. » Voici une formule que le citoyen a pris l’habitude d’entendre et de lire tant l’unanimité sur ce constat est large. Pourtant, ce consensus semble être avant tout générateur de conflits plus que de solutions. Les Français ont un rapport passionnel à la presse. Ils la lisent de moins en moins mais ils continuent de s’indigner de ses différentes publications. Cette crise est multiple : elle est économique, mais c’est aussi une crise de confiance qui se manifeste parfois par la violence, à l’image d’agressions contre des journalistes lors du mouvement des gilets jaunes. Pour certains, ces attaques visent le pouvoir corrupteur de l’argent sur la presse ; pour d’autres, il s’agit d’une offensive contre la démocratie. Dans ce clivage manichéen, nous sommes sommés de choisir notre camp. Et si ces deux constats amers portaient chacun une part de vérité ? Dans urne perspective marxiste, nous savons qu’un système de production génère une superstructure permettant l’adhésion de ses membres à son régime idéologique et culturel. Ce phénomène n’est pas figé ; il est soumis à un mouvement dialectique composé de contestations et de crises. De manière imagée, si la démocratie était un organisme, la presse en serait la bouche : c’est par cet orifice qu’il s’exprime et qu’entrent des corps qui peuvent le nourrir ou le rendre malade.
Les clivages autour de la presse se focalisent avant tout sur la déontologie journalistique. Un débat ancien, dont Albert Camus faisait déjà son thème principal lors d’une conférence au Centre de formation des journalistes en 1946 : « Le journalisme, le métier le plus décrié ». Les réflexions sur ce sujet sont importantes mais n’ont pas permis de répondre aux contradictions de la presse. C’est parce que le problème se situe en premier lieu dans le statut commercial de la presse. Dans le système actuel, un journal est une entreprise comme une autre. Se questionner sur la place de la presse dans un régime démocratique revient, par voie de conséquence, à interroger l’effet de sa propriété lucrative dans notre vie démocratique. Cette réflexion n’est pas nouvelle et l’étude de l’histoire de la presse permet d’entrevoir les apports et les limites d’un tel questionnement.
Le pouvoir de l’argent sur la presse : un phénomène ancien
La presse, en tant que produit de masse, est née de l’émulation populaire démocratique lors de la Révolution française en 1789 pour devenir au XIXe siècle, et particulièrement au moment de la IIIe République, un véritable levier démocratique. L’élément fondateur de cette presse populaire est l’adoption de la loi du 29 juillet 1881 qui accorde au journaliste une liberté d’expression quasi absolue. L’objectif était la diffusion des valeurs démocratiques contre le péril monarchique, comme l’attestent les propos d’Eugène Pelletan (« père fondateur » de la IIIe République) dans son « hymne à la presse » de 1881 : « Il importe [que le citoyen] ait la conscience de son vote, et comment l’aurait-il sans une presse à la portée de tous. »
« Se questionner sur la place de la presse dans un régime démocratique revient, par voie de conséquence, à interroger l’effet de sa propriété lucrative dans notre vie démocratique. »
Très rapidement, le succès est au rendez-vous et le public se rue dans les kiosques pour profiter de cette nouvelle liberté. À titre d’exemple, Le Petit Parisien passe d’un tirage de 245 000 à 1,5 million d’exemplaires entre 1879 et 1913. Au début du XXe siècle, la presse française est la plus vendue au monde et ceci ne va pas échapper aux financiers. Dès 1881, soixante-treize titres de presse sont cotés en Bourse. Selon le juriste et historien Pierre Albert, dans Histoire générale de la presse française (PUF, 1970), la presse représentait pour les milieux capitalistes un moyen rentable économiquement d’influencer l’opinion. En effet, la plupart des mouvements au début du XXe siècle se structurent autour d’un journal et certains doivent leur influence grâce à cet énorme réseau de presse. Des politiques ambitieux rachètent en grand nombre des titres de presse pour se faire facilement connaître, à l’image de Pierre Laval qui s’offre cinq médias différents en 1928 pour satisfaire sa quête de pouvoir.
Néanmoins cette nouvelle presse populaire subit le revers de la médaille à mesure que le marché capitaliste se développe. Dans leur quête de vente maximale, les journaux cèdent alors à la facilité en traitant essentiellement de faits divers et diffusent des annonces truquées. La trop grande proximité avec les milieux d’affaires commence à se voir et les premiers scandales éclatent. Que ce soient « l’affaire du Panama » de 1889 ou celle des « emprunt russes » révélée en 1923, où des journalistes ont accepté de l’argent pour demander à leurs lecteurs d’investir dans des placements perdants, elles révèlent le même mal dont souffrent les journaux : « l’abominable vénalité de la presse » (titre de L’Humanité du 5 décembre 1923).
La crise économique des années 1920 pousse encore plus la presse dans les bras des financiers. Les journaux font évoluer leur ligne éditoriale laissant la part belle aux événements « futiles », aux rumeurs sordides et aux injures antisémites, particulièrement pendant le Front populaire. Un opportunisme politique relativement généralisé qui permet une adaptation facile aux exigences de l’occupant nazi à partir de 1940, où la plupart des journaux obéissent sans broncher aux réclamations de la Propagandastaffel ou de l’Office français de l’information de Vichy. La libération de la France en 1944 fut l’opportunité de transformer en profondeur le statut de la presse.
L’échec du projet de la Résistance
L’opposition à la domination nazie fut un événement permettant le renouvellement de la presse par l’apparition de dizaines de titres clandestins motivés par l’espérance d’une France libérée et renouvelée. Les groupes de résistants, rassemblés autour du CNR à partir de 1943, produisirent des assemblées, comme la Commission de la presse clandestine, spécialement dévouées à planifier l’épuration et la transformation des journaux. Pour cette dernière, la source du mal était le poids de l’argent sur le fonctionnement de la presse. L’objectif est clair : la presse ne peut plus être une entreprise, elle ne doit pas posséder d’actionnaires et être dénuée de logique lucrative. Dans un premier temps, le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) assure les exigences de l’épuration par les cinq ordonnances sur la presse de 1944, qui permettent de faire disparaître la presse collaborationniste – 90 % de la presse d’avant-guerre – au profit de la « presse libre » issue de la Résistance. Par la suite, sont créées de grandes structures publiques pour faciliter l’émergence de cette nouvelle presse : l’Agence France-Presse (AFP ; nationalisation de l’agence Havas) aide à l’information de la presse, la Société nationale des entreprises de presse (SNEP ; nationalisation des imprimeries) permet l’impression et les Messageries françaises de presse (MFP ; réquisition des Messageries Hachette) assurent la distribution des journaux dans tout le pays.
« La loi du 29 juillet 1881 accorde au journaliste une liberté d’expression quasi absolue. L’objectif était la diffusion des valeurs démocratiques contre le péril monarchique. »
Ces éléments sont constitués en attendant l’adoption d’une loi changeant le statut de la presse. Mais cette dernière ne fut jamais adoptée. Les raisons sont multiples. En premier lieu, cette loi aurait conduit à changer le régime de propriété de tout un secteur économique. Or le gouvernement français n’avait pas l’intention de sortir totalement des logiques capitalistes, mais simplement d’en réguler les « excès ». En outre, des groupes de pression privés puissants s’étaient activés pour empêcher l’adoption de ce nouveau statut – en particulier de la part d’Hachette, comme le montre Jean-Yves Mollier dans L’Âge d’or de la corruption parlementaire, 1930-1980 (Perrin, 2018). Après 1947, un retour progressif vers le libéralisme économique est lancé. La « presse libre » est obligée de suivre les tendances du marché, sous peine de disparaître comme Franc-Tireur en 1957 ou Combat en 1974.
La crise des années 1970 et la mondialisation économique ont permis un mouvement de concentration de la presse inégalé dans l’histoire. Les journalistes sont obligés de suivre le mouvement et les ouvriers du Livre se lancent dans des luttes difficiles – comme les grèves du Parisien libéré de 1975 – mais ne réussissent pas à empêcher cette vague de fond, du fait de la désindustrialisation qui amenuise leur pouvoir de résistance (cf. Madeleine Rebérioux, Les Ouvriers du Livre et leur fédération, Temps actuels, 1981). Cette concentration a atteint son paroxysme dans les années 2000 où journaux, chaînes de radio et de télévision se retrouvent réunies au sein de quelques groupes qui dominent la majorité de l’univers médiatique. Les journaux n’ayant plus les fonds suffisants pour rester indépendants finissent par céder au rachat de ces nouveaux magnats des médias. La concentration est la conséquence d’une crise économique mais en génère une autre : la perte de confiance des lecteurs qui se manifeste par la baisse constante du tirage quotidien.
L’évolution des technologies : un problème ou une solution ?
Face à la crise des tirages papier de la presse, l’intérêt des journalistes comme des lecteurs se porte alors sur l’évolution d’Internet. L’émergence des blogs et des réseaux sociaux transforme le web en nouvel outil d’information. En 2011, on comptait plus de 156 millions de blogs publiant un million de nouveaux billets par jour. Pour certains, Internet représente une menace pour le journalisme professionnel et conduira à la mort de la presse papier ; pour d’autres, c’est l’opportunité de faire renaître des journaux réellement indépendants et vertueux.
La réalité est bien différente. Bien que le succès de ce nouveau média ne puisse pas être contesté, il n’a pas vraiment changé les habitudes de consommation. En effet, alors que tous les quotidiens nationaux et régionaux fournissent un abonnement numérique, seuls 10 % des abonnés utilisent cette possibilité. Plusieurs journaux ont pourtant misé sur une version uniquement numérique ; ce sont les pure players. Mais ces derniers subissent les mêmes contraintes que les versions matérielles, et nous pouvons même dire qu’elles sont plus importantes à bien des égards. Un média numérique doit supporter des coûts de production comparables à la version papier mais avec des revenus publicitaires plus faibles, et il doit composer avec les caprices des serveurs et de l’algorithme des moteurs de recherche. Ainsi cette presse est soumise à un choix cornélien : être à la merci des publicitaires ou adopter un format basé sur l’abonnement dans un univers concurrentiel dominé par une culture de la gratuité. Le rêve de l’indépendance et de la libération de la presse par l’innovation technologique semble être, pour l’instant, une chimère.
« La crise des années 1970 et la mondialisation économique ont permis un mouvement de concentration de la presse inégalé dans l’histoire. »
Cette brève revue historique de la presse apporte à celui qui l’étudie l’idée que la crise économique et culturelle que traversent les journaux n’est pas simplement le produit de l’égarement éthique d’une profession (les journalistes) ou du manque de discernement critique de certains (les lecteurs) ; elle est fondamentalement structurelle. Si la presse est organiquement liée à l’émergence de la démocratie, elle l’est aussi et surtout au marché capitaliste monopolistique qui l’a façonnée à son image. Ainsi, émanciper la presse de sa « vénalité » demande d’imaginer un autre statut de la presse qui induirait inévitablement un nouveau régime de propriété. Cette question du statut était déjà perçue par Paul Ricoeur : « L’information a acquis la fonction d’un service d’intérêt public, mais elle n’a pas reçu le statut juridique qui correspond à cette fonction » (Jean Schwœbel, La Presse, le pouvoir et l’argent, Seuil, 1968). Entre la censure autoritaire étatique et le dévoiement des journaux par les marchés au service d’intérêts particuliers, une autre voie pour la presse reste à inventer.
Baptiste Giron est doctorant en histoire à l’université Clermont-Auvergne. Il coordonne la rubrique Histoire de Cause commune.
Cause commune n° 18 • juillet/août 2020