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Un nouveau spectre hante la France, l’Europe et le monde : l’émergence d’une nouvelle extrême droite. Si son héritage renvoie aux heures les plus sombres de notre histoire, force est de constater que nous avons beaucoup de mal à en définir les contours actuels, à qualifier ses méthodes et ses objectifs et in fine à la nommer.

Pour certains, il s’agit d’un simple bégaiement de l’histoire, un néo- ou postfascisme reproduisant les schémas du passé et faisant abstraction des évolutions sociologiques, économiques et géopolitiques du monde. Pour d’autres, le concept de populisme permet à lui tout seul de réunir toutes les facettes qui caractérisent les exemples qui surgissent dans le monde : du trumpisme états-unien au Brésil de Bolsonaro, de la Russie de Poutine à la Turquie d’Erdogan, de l’islamisme radical aux mouvements nationalistes qui prolifèrent en Europe. De la Suède et l’Italie où des coalitions de droite et d’extrême droite viennent d’accéder au pouvoir à la France où Marine Le Pen et le Rassemblement national ont réuni 40% des votants à la présidentielle et élu quatre-vingt-neuf députés à l’Assemblée nationale. Pour d’autres enfin, ce mouvement se définit par un concept, l’« illibéralisme », forgé par les tenants mêmes de cette idéologie. Ils prétendent refonder la démocratie et l’économie libérale à l’aune d’une démarche nationaliste, autoritaire et néoconservatrice.

« Il faut affronter cette crise anthropologique et construire, à partir de là, une alternative sociale et écologique, émancipatrice, démocratique et pacifique. »

Mon hypothèse est que chacun de ces termes ne permet pas à lui tout seul de comprendre l’actualité et la durabilité du phénomène, sa raison d’être et ses objectifs, in fine les moyens de le combattre pour le faire reculer. Je vais tenter de le montrer avant de me livrer au redoutable exercice de nommer et de qualifier ce phénomène, en m’attachant au cas du Rassemblement national qui pèse aujourd’hui d’un poids considérable dans le paysage politique français.

Fascisme ?
C’est un débat important au sein de la gauche : faut-il diaboliser le RN et tendre autour de lui un cordon sanitaire pour l’enfermer et le discréditer dans l’héritage du fascisme et du nazisme ou faut-il, pour mieux le combattre, tenir compte des formes nouvelles que prennent le discours et les actes politiques du parti lepéniste ? Il ne s’agit évidemment pas de normaliser cette formation politique : le FN devenu le RN reste un parti d’extrême droite, profondément raciste et réactionnaire.
Mais l’expérience le montre, diaboliser ne suffit pas pour faire reculer les idées lepénistes. C’est même l’inverse qui s’est produit avec le succès de ce que les médias ont appelé la dédiabolisation. Comment donc se faire entendre des millions de Françaises et de Français qui n’hésitent plus à mettre dans les urnes un bulletin de vote Le Pen ou RN avec le succès que l’on sait ? Les idées lepénistes sont entendues au présent par des Français, parce qu’elles font écho à leurs conditions sociales dégradées mais aussi parce qu’elles leur suggèrent une vision sociétale et des solutions concrètes. Elles sont certes simplistes et dangereuses à nos yeux, mais c’est précisément parce qu’elles le sont qu’elles parlent à des catégories sociales apeurées par l’ampleur et la durée de la crise et troublées par l’absence d’une perspective alternative clairement lisible à gauche.

« La vision communautarisée du populisme de droite est totalement déconnectée des rapports de classes et de toute critique du système dominant, le capitalisme, comme des formes diverses d’aliénation, le patriarcat et le sexisme, le racisme et le rejet de l’autre, l’homophobie… »

En outre, Marine Le Pen revisite, à l’aune de sa pensée, des thèmes qui parlent à l’imaginaire collectif de notre peuple : ainsi du détournement des idées républicaines et laïques contre l’islam et les musulmans, du lien établi entre le social et le sécuritaire ou encore de l’instrumentalisation fantasmatique de l’immigration pour masquer les vraies causes de la précarité. De même le RN investit le discours antimondialiste tout en se gardant bien d’en faire un anticapitalisme. Il va ainsi à la rencontre du sentiment dominant chez nos concitoyens : ils sont les laissés-pour-compte d’une globalisation qui profite, selon le discours lepéniste, non aux oligarchies financières mais aux « élites cosmopolites mondialistes ». La référence permanente au « social » chez Marine Le Pen est pourtant totalement contradictoire avec les votes des députés RN à l’Assemblée nationale approuvant la logique néolibérale du gouvernement macronien.
C’est ce discours lepéniste qu’il nous faut déconstruire en montrant, thème après thème, qu’il ne peut être l’outil pour comprendre les causes de la crise actuelle du capitalisme et qu’il ne peut en aucun cas ouvrir une issue à celle-ci. Une chose est certaine, cela relève d’un formidable combat politique et d’une vaste bataille des idées autour des enjeux d’aujourd’hui et non de ceux d’hier.

Populisme ?
Dans un précédent numéro de Cause commune dont le dossier était consacré au populisme, j’avais noté que s’il s’agissait d’un « concept-valise » recouvrant des situations diverses, il était important de comprendre la réalité politique et idéologique dont il est le nom. En effet, ce que beaucoup d’analystes ont regroupé sous ce vocable présente des caractéristiques communes qui méritent qu’on s’y arrête.
• Les populistes parlent au nom du peuple contre « le système » qu’ils se gardent bien de définir. Il s’agit d’un peuple essentialisé, porteur d’une identité, « une âme » fondée sur une culture, une civilisation ou une religion. Il en va ainsi de la défense d’une Amérique où domineraient les « suprémacistes blancs », d’une Europe exclusivement judéo-chrétienne ou encore de la relance de la guerre sainte par les tenants d’un islam radical. Ces idéologies définissent un « nous » contre tous les autres, ces étrangers qui nous envahissent et/ou veulent nous dominer et qu’il est facile de « constituer » en bouc émissaire de tous les maux des peuples. Cette vision communautarisée est totalement déconnectée des rapports de classes et de toute critique du système dominant, le capitalisme, comme des formes diverses d’aliénation, le patriarcat et le sexisme, le racisme et le rejet de l’autre, l’homophobie…

« L’extrême droite constitue désormais, dans chacun des pays, une option politique régressive permettant le maintien de la domination des forces de la conservation sociale à l’aide d’un capitalisme nationaliste et antidémocratique. »

• Le populisme est une forme de mépris du peuple parce qu’il part du principe qu’il ne fait pas l’histoire et que son destin doit s’incarner inévitablement dans un chef charismatique, un guide capable de lui indiquer la voie à suivre. Un leader qui entretient un rapport direct, quasi charnel, avec « son » peuple, en se passant des « corps intermédiaires » et in fine de la démocratie.
• La dimension culturelle du populisme est largement sous-estimée. Elle s’articule autour d’un récit national assimilationniste qui prive chaque individu de son bagage culturel et le conduit à se fondre dans un modèle unique. Les populistes s’acharnent à déconnecter la culture de toute exigence créatrice, de toute pensée critique et émancipatrice. L’effet recherché n’est rien moins que l’aliénation des « classes dangereuses » et la fabrique d’une servitude volontaire à l’ordre établi.
Ce que l’on regroupe sous le vocable de populisme est en fait un courant politique qui appartient fondamentalement à l’histoire des droites françaises, en particulier celles que Raymond Aron définissait comme bonapartiste et/ou légitimiste.

Illibéralisme ?
Ce concept, inventé récemment par des théoriciens au sein des expériences en cours dans plusieurs pays de l’Europe de l’Est, relève d’une véritable escroquerie intellectuelle. Il veut nous faire croire que ces régimes sont en rupture avec les lois du néolibéralisme et en train d’inventer une nouvelle forme de démocratie. La réalité est tout autre. Les cas de la Hongrie ou de la Pologne le montrent bien où le rejet du capitalisme est un leurre total et où la « démocratie illibérale » présente quotidiennement des atteintes aux droits humains sur la base de valeurs ultra conservatrices et réactionnaires contradictoires avec celles de l’Union européenne dont ils sont membres.

Nommer et qualifier cette extrême droite du XXIe siècle
« Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde », écrivait Albert Camus en 1944. Il est donc indispensable de s’atteler à définir et à nommer cette extrême droite du XXIe siècle, pour mieux comprendre les raisons de son implantation politique et électorale, de son influence idéologique et culturelle qui va au-delà de son poids électoral. La force du Rassemblement national de Marine Le Pen ne relève pas d’un accident de l’histoire qui finira bien par s’éteindre. Le monde a considérablement changé et les extrêmes droites aussi. Mais ne nous y trompons pas, il ne suffira pas de faire reculer la pauvreté et les inégalités pour en finir avec elles. L’extrême droite constitue désormais, dans chacun des pays, une option politique régressive permettant le maintien de la domination des forces de la conservation sociale à l’aide d’un capitalisme nationaliste et antidémocratique. C’est donc à une crise du sens même de la civilisation humaine qu’il faut attribuer son émergence et son installation durable. C’est cette crise anthropologique qu’il faut affronter et construire, à partir de là, une alternative sociale et écologique, émancipatrice, démocratique et pacifique.
Dans ces conditions, il est impossible de ramasser dans un seul terme ce que représente ce nouveau mouvement mondial des forces de la conservation sociale. Aucun des trois termes utilisés dans le débat public – fascisme, populisme et illiberalisme – ne le permet. Pour m’en tenir à la France et au courant politique que représentent Marine Le Pen et le RN, je propose de distinguer deux processus : celui de nommer et celui de qualifier.
Nommer : le terme qui me semble correspondre le mieux à notre histoire politique et à la conscience populaire, c’est incontestablement celui d’extrême droite. Ce n’est pas un hasard si c’est le mot que le RN et Marine Le Pen récusent avec force. Et pourtant, dans le paysage politique français, ils représentent bien ce courant, même s’il tente de se recentrer afin de construire des alliances sur leur droite.
Qualifier : pour mieux la combattre dans toute ses dimensions, il est impératif de qualifier cette extrême droite. Elle est nationaliste et populiste, raciste, antisémite et xénophobe, autoritaire, sécuritaire et guerrière, sexiste et homophobe, néoconservatrice sur le plan des valeurs, néolibérale sur le plan économique et écologique.
J’ai bien conscience qu’une telle démarche est plus difficile à mettre en œuvre. Mais c’est la seule qui peut permettre de faire reculer ces idées sur tous les terrains où s’exerce son influence. Et dans un même mouvement, c’est aussi le meilleur moyen de construire d’une manière citoyenne une société alternative faite de solidarité et d’émancipation, de liberté et d’égalité, de fraternité et de sororité. Face à la vision lepéniste de la République, il faut opposer le projet d’une République sociale, écologique, laïque et citoyenne.

Alain Hayot est membre du conseil national du PCF.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022