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Entretien avec Alix Bouffard.

Propos recueillis par Florian Gulli.

CC : Pourquoi publier une nouvelle édition française du livre II du Capital dans la GEME ?

La Grande édition Marx- Engels (GEME) a pour ambition de proposer au lectorat français de nouvelles traductions des textes de Marx et d’Engels en s’appuyant sur l’édition scientifique de leurs œuvres réalisée par la Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA). Il est tout naturel que la GEME tienne à proposer une nouvelle traduction du Capital : il s’agit du véritable chef d’œuvre de Marx – dans lequel il développe son analyse la plus poussée du mode de production capitaliste – et, plus largement, de l’une des grandes œuvres de la pensée occidentale.

Il existait une traduction relativement récente du livre I du Capital (traduction de 1983, dirigée par le germaniste Jean-Pierre Lefebvre et révisée en 2016), alors que la dernière traduction du livre II datait en revanche de 1953-1954, c’est-à-dire il y a près de quatre-vingts ans…

En entreprenant cette traduction du livre II notre objectif était triple.

Il s’agissait, premièrement, de rendre possible une redécouverte du livre II, qui est celui des trois livres du Capital qui est certainement le moins lu. Si une traduction parfaite n’existe évidemment pas et s’il est impossible de rendre entièrement la richesse des significations présentes dans le texte original, toute traduction choisit de mettre en évidence certains aspects du texte original au détriment d’autres. C’est l’occasion pour le lectorat de prendre conscience de l’existence de certains concepts ou de certaines idées qui n’apparaissaient pas aussi clairement dans d’autres traductions, ou encore de mettre autrement en valeur certains passages.

« Le livre II n’est pas au sens plein une œuvre de Marx. Il s’agit du résultat d’un travail éditorial important réalisé par Engels après la mort de son ami. »

Deuxièmement, il s’agissait pour nous de prendre la suite du travail de Jean-Pierre Lefebvre sur le livre I et de pouvoir ainsi proposer à terme une édition relativement homogène (du point de vue de la traduction) des trois livres du Capital.

Troisièmement, nous avons pu nous appuyer sur l’édition critique de la MEGA – qui a accompli un travail remarquable, en présentant les différents manuscrits rédigés par Marx en vue du livre II et la façon dont Engels les utilise pour aboutir à l’édition du livre II publiée en 1885. Notre édition s’appuie sur ce travail éditorial d’ampleur, afin que le lectorat français puisse mieux apprécier le rapport entre le projet inachevé de Marx et l’édition classique du livre II proposée par Engels.

CC : Qu’est-ce qui distingue le livre II du Capital du livre I ? Quelles sont les grandes thèses qui y sont exposées ?

Le titre du livre I du Capital est « Le processus de production du capital ». L’analyse se focalise, pour l’essentiel, sur ce que Marx appelle la « sphère de la production », à savoir sur ce qui se passe lorsque le capitaliste réunit des travailleurs et des moyens de production (machines, matières premières, etc.) pour produire des marchandises. C’est seulement là que, selon Marx, on peut découvrir le secret du capital, à savoir ce processus par lequel de la valeur semble engendrer de la valeur. L’origine de cette valeur en plus ou « survaleur » (selon la traduction de Lefebvre que nous avons reprise) se trouve dans l’exploitation des travailleurs. Le salarié est en effet conduit à travailler au-delà du temps qu’il est nécessaire pour produire l’équivalent de son salaire et ce qui est nécessaire pour renouveler les moyens de production : toute la valeur produite par ce travail en plus ou « surtravail » revient au capitaliste. C’est cet antagonisme entre travail et capital, qui est un antagonisme de classe, qui se trouve au cœur du livre I.

« Le salarié est en effet conduit à travailler au-delà du temps qu’il est nécessaire pour produire l’équivalent de son salaire et ce qui est nécessaire pour renouveler les moyens de production : toute la valeur produite par ce travail en plus ou “surtravail” revient au capitaliste. »

Avec le livre II, on passe de la sphère de la production à la « sphère de la circulation ». Cette nouvelle sphère comprend l’ensemble des échanges qui ont lieu sur le marché (achat et vente de marchandises ou de force de travail). Ces échanges peuvent sembler secondaires parce qu’ils ne créent pas de survaleur, mais ils sont indispensables au fonctionnement du processus capitaliste. D’une part, en amont, puisque le capitaliste doit trouver déjà là sur le marché les moyens de production et la force de travail dont il a besoin pour produire. D’autre part, en aval, car la marchandise produite doit encore être vendue, afin que sa valeur soit réalisée et puisse refluer vers le capitaliste, lequel peut alors relancer le processus de production. Si ces conditions ne sont pas réalisées, le processus capitaliste est entravé et risque d’entrer en crise.

Avec le livre II, il apparaît donc que si, selon Marx, aucune survaleur n’est produite dans la sphère de la circulation, celle-ci est cependant un moment nécessaire et indispensable du processus d’accumulation capitaliste. Mais, plus largement, Marx montre que c’est par le marché ou la circulation que les différents capitaux individuels d’une société, se trouvent mis en rapport et articulés de manière à former un tout relativement cohérent. C’est ce que Marx étudie en particulier dans la troisième section du livre II, où l’on trouve ses célèbres « schémas de reproduction ».

CC : Marx n’a pas terminé le manuscrit, c’est Engels qui l’a publié après sa mort. A-t-il apporté des modifications ? Son travail d’édition est-il fidèle ? 

Le livre II n’est en effet pas au sens plein une œuvre de Marx. Il s’agit du résultat d’un travail éditorial important réalisé par Engels après la mort de son ami. Marx ne lui a laissé aucun manuscrit achevé du livre II – à la différence du livre III, également posthume, mais pour lequel Engels disposait d’un manuscrit complet. Son travail repose sur une dizaine de manuscrits partiels de différentes parties du livre projeté – manuscrits rédigés sur une période de presque vingt ans, durant laquelle les perspectives de Marx ont parfois évolué. La tâche éditoriale d’Engels était immense. Il s’agissait de proposer une version lisible et cohérente de cet immense massif de textes.

« Avec le livre II, il apparaît que si, selon Marx, aucune survaleur n’est produite dans la sphère de la circulation, celle-ci est cependant un moment nécessaire et indispensable du processus d’accumulation capitaliste. »

Les interventions éditoriales (que nous présentons de manière détaillée en introduction et en notes) ont été relativement importantes. Elles consistent non seulement dans l’organisation de l’ouvrage (sections, chapitres, etc.) et dans la sélection des manuscrits, mais aussi dans la modification et la réécriture de passages des manuscrits de Marx. Il est évidemment possible de contester la pertinence de certains de ses choix. Mais il faut saluer Engels pour ce travail, qui parvient à rendre compte fidèlement du contenu des manuscrits légués par Marx tout en donnant un aperçu de ce qu’aurait pu être le livre II s’il avait été achevé par Marx lui-même. C’est pour cette raison aussi que nous avons décidé de traduire la version classique du livre II éditée par Engels, plutôt que de produire notre propre sélection à partir des manuscrits de Marx (comme le fait Maximilien Rubel dans son édition du livre II dans la Pléiade).

CC : Dans votre introduction, vous évoquez la manière dont les analyses du livre II du Capital ont été utilisées au début du XXe siècle par les marxistes, notamment en Allemagne et en Union soviétique. Pouvez-vous revenir brièvement là-dessus ?

Par rapport aux livres I et III, la réception du livre II est plus modeste. Cela tient peut-être au fait que les implications politiques des analyses semblent moins immédiates. Cependant, on peut identifier deux grandes appropriations du livre II. Elles s’appuient d’ailleurs toutes les deux sur la section III, et en particulier sur les schémas de reproduction, c’est-à-dire la première tentative (inspirée par Quesnay) de formalisation macroéconomique des échanges entre différents secteurs d’une économie.

En premier lieu, dans la perspective d’une critique du capitalisme, le livre II a nourri toute une série de discussions et de débats autour de la question de la viabilité d’un développement continu du capitalisme. En mettant en évidence les conditions d’un développement équilibré d’une économie, Marx aurait ainsi mis en lumière, pour certains, l’impossibilité de remplir ces conditions et la nécessité d’une crise ou d’un effondrement du capitalisme, pour d’autres les interventions (par exemple étatiques) à mettre en œuvre pour assurer un développement harmonieux de ce même capitalisme. La discussion la plus importante au sein du marxisme a été suscitée par la lecture qui en a été proposée par Rosa Luxemburg dans L’Accumulation du capital (1913). Selon elle, les schémas de reproduction montrent l’impossibilité de la croissance équilibrée endogène d’une société capitaliste et en conséquence la nécessité de compenser son déséquilibre interne par une projection impérialiste (pour s’approprier de nouveaux marchés de débouchés).

« Dans la perspective d’une critique du capitalisme, le livre II a nourri toute une série de discussions et de débats autour de la question de la viabilité d’un développement continu du capitalisme. »

Mais il a aussi existé une tout autre appropriation du livre II, non pas pour penser le capitalisme, mais au contraire pour penser le socialisme ou le communisme, c’est-à-dire un mode de production qui succéderait au capitalisme et où les catégories fondamentales du capitalisme seraient abolies. En URSS, à partir des années 1920, de nombreux théoriciens de la planification utilisent ainsi les schémas de reproduction de Marx pour concevoir les équilibres à mettre en place entre les grands secteurs de la production, afin d’assurer un développement harmonieux de la société post-capitaliste.

CC : Quel usage peut-on faire de ces analyses au XXIe siècle, notamment dans le contexte de la crise écologique ?

Dans le livre I du Capital, Marx affirme que la production capitaliste ne se développe qu’en « ruinant les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur ». Il est ainsi tout à fait conscient du caractère destructeur du capitalisme pour la nature. Cependant, peut-être par optimisme quant à l’imminence de la révolution et à la possibilité de mettre en place un mode de production communiste qui saurait préserver ces deux sources de toute richesse, il n’a pas mis au premier plan l’analyse des effets néfastes du capitalisme sur l’environnement, de la pollution, etc. Il s’est pour l’essentiel consacré à la critique du caractère destructeur du capitalisme sur les existences et les corps humains.

Cela étant dit, on trouve chez lui des remarques et analyses qui peuvent indéniablement aider à comprendre la crise écologique. Des penseurs comme Kohei Saito ou John Bellamy Foster ont ainsi tenté de systématiser ces analyses dispersées de Marx, et le marxisme écologique est aujourd’hui un courant de pensée vivant.

Pour ce qui est du livre II, on peut identifier au moins deux points intéressants dans cette perspective.

Tout d’abord, en considérant la circulation d’ensemble du capital, c’est-à-dire l’ensemble des phases par lesquelles de la valeur doit passer pour revenir à son point de départ avec une valeur augmentée, le livre II insiste sur la nécessité pour le capital d’accélérer sans cesse le processus de circulation et donc de comprimer toujours davantage la temporalité (temps de travail, temps de transport, temps d’entreposage, temps de circulation, etc.). Cette compression temporelle est aussi une compression spatiale – le géographe marxiste David Harvey a insisté sur ce point. Il s’agit de réduire le temps et l’espace, ou plutôt de les reconfigurer en profondeur pour qu’ils conviennent aux exigences de l’accumulation capitaliste. Ainsi, le livre II montre comment le capitalisme fait un « monde à son image » (selon la formule du Manifeste du parti communiste). Il montre, notamment dans la section II, la violence avec laquelle le capitalisme tente de réduire la temporalité naturelle : celle des processus chimiques naturels, celle des plantes, ou encore celles des animaux (Marx analyse ainsi longuement la création de nouvelles variétés de moutons mieux adaptées aux exigences capitalistes).

« Il a aussi existé une tout autre appropriation du livre II, non pas pour penser le capitalisme, mais au contraire pour penser le socialisme ou le communisme, c’est-à-dire un mode de production qui succéderait au capitalisme et où les catégories fondamentales du capitalisme seraient abolies. »

En second lieu, l’analyse de Marx nous pousse à adopter un point de vue global sur la production dans une société. Plutôt que d’isoler un secteur de production, une branche industrielle ou une entreprise, il s’agit de voir qu’ils sont toujours liés à d’autres secteurs, branches et entreprises qui leur fournissent les moyens de production ou bien qui achètent ce qu’ils produisent. Marx insiste particulièrement sur le fait qu’une société ne doit pas produire seulement des moyens de consommation, mais aussi les moyens de production qui permettent de produire ces moyens de consommation. En prolongeant ses analyses, pour identifier le coût environnemental de telle ou telle marchandise (par exemple d’une voiture), il faut bien prendre en compte l’ensemble de la chaîne de production : non seulement les activités qui ont participé à la production des pièces de la voiture, mais aussi celles qui ont servi à produire tous les moyens de production de cette même voiture  (instruments, machines et bâtiments, jusqu’aux minerais et au bois exploités et consommés pour cela), ainsi que tout ce qui est dépensé pour faire voyager ces éléments.

*Alix Bouffard est philosophe. Elle est maîtresse de conférences à l’université de Strasbourg.

Propos recueillis par Florian Gulli.

Cause commune n° 42 • janvier/février 2025