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Cette analyse de travaux de terrain, réalisée en France (Poitiers, Rennes) et en Espagne (Barcelone et Valence) n’entend pas refléter l’ensemble des situations de vie dans les squats, même si de nombreux points communs peuvent être identifiés dans leurs dynamiques et leurs temporalités.

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L’actualité du mois de novembre 2020 a été marquée par l’évacuation violente d’un camp de migrants place de la République à Paris qui accueillait près de cinq cents personnes exilées. Les images et les témoignages montrent la brutalité de l’opération : coups, usages d’armes (matra­ques, gaz lacrymogènes, grenades, etc.), et destruction des tentes dans lesquelles les personnes avaient trouvé refuge, temporairement, pour souffler d’un quotidien marqué par la vulnérabilité extrême de la vie à la rue. Pour les associations qui accompagnent les populations migrantes, « faire ce camp » était aussi un moyen frontal pour rendre visible la situation d’urgence de ces personnes.

Des formes résidentielles comme alternative à l’absence de prise en charge
L’existence de ces lieux de vie, qu’ils soient sous forme de tentes, de baraques, de campements ou encore de squats, est révélatrice de tensions autour de l’hospitalité et de l’accueil des migrants, hommes, femmes, enfants accompagnés ou isolés, en France. Dans certains cas même, l’État ne remplit pas ses obligations car on retrouve aussi dans ces lieux de vie des réfugiés statutaires qui normalement doivent être pris en charge par les autorités publiques.
Parmi ces solutions résidentielles d’urgence, le squat apparaît comme l’archétype contemporain du bidonville des années 1960-1970 en France ; non pas que les campements n’existent plus sur le territoire français, mais les squats se sont beaucoup développés depuis les années 2000, révélant en creux le paradoxe existant entre l’étendue du parc du logement vacant en France et le nombre croissant des personnes (migrants ou non) sans abri et à la rue. Les chiffres de 2019 montrent que 8,5 % du parc du logement en France sont vacants (soit 3 103 000 de logements) ; l’année précédente, en 2018, la Fondation Abbé Pierre estime la population ne disposant pas de logement personnel à 896 000 personnes (dont 643 000 logées chez un tiers, et 253 000 en hébergement solidaire, dans un logement de fortune ou à la rue).
Face à ces problématiques, les migrants, accompagnés d’associations, de collectifs locaux mais aussi de citoyennes et de citoyens tentent de trouver des solutions ; parmi elles, celle de l’ouverture des squats pour donner un toit à ces personnes, qui l’expriment presque toutes à l’unanimité : « Le squat, c’est toujours mieux que la rue. » Bien que l’imaginaire collectif véhicule des images négatives (violence, insécurité, etc.) sur ces lieux, lorsqu’on s’y intéresse, ils sont loin d’être tous caractérisés par cette réalité. Faire une micro-géographie du squat, entrer au cœur de sa vie sociale et politique permet de faire voler en éclat ces représentations sociales : il est à la fois un endroit habité, approprié, organisé et normé et une ressource pour ces habitants en situation de vulnérabilité.

« Habiter n’est pas seulement résider, c’est aussi faire vivre le lieu. »

La vie d’un squat
D’un point de vue juridique, le squat est défini comme « un lieu privé occupé illégalement » pour lequel ni titre de propriété ni bail n’ont été rédigés. Du point de vue du droit au logement, il est une des catégories de l’habitat précaire associées au « mal logement ». Il est avant tout un lieu de vie qui, du fait de ce caractère illégal, le rend incertain et éphémère : l’expulsion peut être rapidement organisée par les autorités locales. Si sa vocation n’est donc pas de durer, il offre néanmoins des étapes identifiables qui rythment sa temporalité globale et, de fait, celle des habitantes et habitants. Cinq temps peuvent être présentés : tout d’abord celui de l’arrivée qui correspond à l’ouverture du squat. Ce temps généralement très court est celui où les futurs habitants font connaissance avec l’environnement général du lieu, les installations ne sont pas définitives, celles-ci répondent à l’urgence de se poser afin que le squat « prenne ». Au-delà de quarante-huit heures de présence, le squat ne peut pas être immédiatement expulsé, il doit faire l’objet d’une procédure judiciaire. Le second temps, celui de la stabilité, s’inscrit plus longuement dans la durée et se caractérise par une appropriation plus poussée du lieu de vie par les habitants. C’est aussi pendant cette phase que le travail de prise en charge (administrative, sanitaire, scolaire, etc.) est mis en place par les associations locales. Le temps de la saturation correspond au troisième temps. Le point commun entre les habitantes et habitants est la précarité, voire la pauvreté extrême. Les solidarités qui s’y déploient sont indéniables. Le squat est un espace en constante évolution, les arrivées sont continuelles et le font « grandir », menant assez rapidement à une surpopulation qui altère le quotidien (maintien de l’intimité, augmentation des conflits d’usage des espaces internes, etc.). Ces difficultés dépassent souvent le périmètre du lieu, externalisant ainsi les problèmes internes, elles affectent alors le voisinage, voire le quartier. Ce temps de la saturation précède celui de l’expulsion, souvent légitimée par les autorités locales par des considérations de sécurité et d’hygiène. S’ensuit le temps du relogement qui prend diverses formes selon les situations individuelles et familiales. Pour la plupart il s’agira d’un retour à la rue ou l’investissement d’un nouveau squat et, pour les plus chanceux, de quelques nuitées à l’hôtel.

« Les chiffres de 2019 indiquent que 8,5 % du parc du logement en France sont vacants (soit 3 103 000 de logements) ; l’année précédente, en 2018, la Fondation Abbé Pierre estime la population ne disposant pas de logement personnel à 896 000 personnes. »

La vie en squat
Le squat peut être habité par des dizaines, voire des centaines de personnes – à titre d’exemple, le squat de Poitiers (photo 1) accueillait 25 personnes, celui de Rennes (photo 2) environ 250 personnes avant son expulsion –, ce qui engendre une réelle promiscuité dans un espace restreint. Cela nécessite une organisation quotidienne de la part des habitants qui s’appuient aussi sur les savoir-faire des associations. Les terrains français et espagnols ont tous révélé le squat comme un espace normé du point de vue social et spatial : pour les accompagnateurs associatifs, il y va de la survie du squat. Ainsi, moins le squat sera organisé, plus il posera problèmes dans l’entourage immédiat et plus il sera expulsé rapidement.
Spatialement, cela se traduit par une segmentation sociale de l’espace interne en fonction de plusieurs critères, celui de la situation matrimoniale (célibataire ou en famille) et celui de la nationalité. Ainsi, sauf les cas de squats de familles roms, les squats « pluriels » composés de plusieurs nationalités (parfois plus de quinze) s’organisent selon les origines des personnes : on peut par exemple, dans le cas d’un des squats rennais, retrouver d’un côté les familles géorgiennes, puis mongoles, puis congolaises, etc., et enfin le « coin des célibataires ». Les espaces communs font également l’objet d’un rythme d’utilisation défini afin d’éviter les conflits d’usage.

« Le squat, c’est toujours mieux que la rue. »

Socialement, ce « syndic de cohabitation informel » en fait un lieu de vie très animé et doté d’un élan social remarquable, par exemple lors de conseils de squat organisés chaque semaine. Habiter n’est pas seulement résider, c’est aussi faire vivre le lieu. Dans le cas des squats, cela est d’autant plus important que ces temps sociaux fédèrent dans une situation qui peut rapidement évoluer négativement. Porté par les expériences des associations les accompagnant, chacun des habitantes ou habitants participe à cette « microsociété en danger ».
Les migrants qui vivent dans les squats font preuve d’une grande adaptabilité pour rendre habitable un lieu inhospitalier. Les évacuations sont répétitives et installent une grande part des habitants dans la précarité résidentielle et très souvent dans une double illégalité, celle de la présence sur le territoire et celle de l’occupation du lieu de vie. Le squat est une ressource dans la vie quotidienne des migrants, il est le lieu de la solidarité et d’une hospitalité « par le bas » qui vient combler les lacunes d’une prise en charge plus globale. Il génère des savoir-faire qui sont récents. Au début des années 2000, le DAL (Droit au logement) mettait au profit des plus vulnérables son expérience dans l’ouverture de squats, autant de combines et d’apprentissages dont on peut voir les contours et les applications dans le documentaire engagé de l’émission Strip-Tease, épisode intitulé « Les tontons squatteurs » (2009).

Céline Bergeon est géographe. Elle est maître de conférences à l’université de Poitiers.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021