L’actualité récente et l’histoire de la Guyane française illustrent les enjeux politiques et culturels de la toponymie.
Depuis la mort de George Floyd et les manifestations et émeutes de l’été 2020, une vague mondiale de contestation antiraciste a relancé le débat sur la présence des symboles esclavagistes ou coloniaux dans l’espace public. De Minneapolis à Bristol, de Bruxelles à Paris, statues ou monuments sont conspués, voire déboulonnés. Ils sont devenus un symbole fort de la lutte contre les inégalités et les différentes formes d’oppression passées et présentes. Les plaques de rue et plus globalement la toponymie (noms des lieux) soulèvent les mêmes crispations. En géographie, la toponymie politique vise justement à étudier la question de la dénomination des lieux et de ses motivations, des éventuelles controverses, de leurs enjeux socioculturels. Nommer les lieux est en effet une opération essentielle de territorialisation. S’intéresser aux controverses sur la toponymie, c’est donc se frotter à des enjeux politiques et identitaires. Qu’elle soit officielle ou officieuse, issue d’une procédure légale ou de l’usage quotidien, la dénomination des lieux peut être considérée comme un instrument de pouvoir qui attribue aux territoires des fonctions et des références et participe de la révélation, voire de l’instauration d’un certain ordre social et politique.
Le paysage toponymique actuel de la Guyane
Dans un ouvrage paru en 2017, le géographe Roger Brunet a proposé un dictionnaire des toponymes de France. Sur plus de sept cents pages, il décrit par le menu les noms de lieux du territoire métropolitain et d’outre-mer. Seule une petite page est consacrée à la Guyane, et la Guyane intérieure est vite balayée d’un revers de main avec cette phrase, sans appel : « De vastes territoires ne sont peuplés ni d’habitants, ni de toponymes, au moins sur les cartes détaillées. » Brunet prend la sage précaution de préciser que son constat est valable « au moins sur les cartes détaillées » car, comme il l’explique dans le préambule de son ouvrage, sa méthode pour recueillir les toponymes a consisté à explorer le géoportail de l’Institut géographique national (IGN), ce site institutionnel qui permet de consulter les grands référentiels cartographiques français. Et de fait, Brunet n’a pas vu grand-chose sur ces cartes officielles car l’IGN dispose de très peu de données sur la Guyane intérieure : les toponymes semblent se concentrer sur le littoral et le long des deux fleuves frontaliers. L’intérieur des terres reste mal décrit et la toponymie est figée à l’époque des premiers colons. Elle se concentre dans les secteurs aurifères, comme en témoignent de nombreuses appellations, héritages de sites d’orpaillage : Bon espoir, Patience, Certitude, Enfin, Repentir, Misère, Folie, etc. Ces dénominations alimentent encore de nos jours, dans l’esprit des Européens, l’image de la terra nullius et de l’enfer vert. Ces symboles témoignent aussi de l’incapacité de ces expériences pionnières à décoder les marqueurs autochtones. Pourtant, le paysage toponymique actuel de la Guyane se caractérise par sa richesse et sa diversité issues d’influences à la fois amérindienne, brésilienne, surinamaise, créole, bushinengue, hmong.
« À l’échelle d’un pays ou d’une ville, la toponymie mérite d’être prise au sérieux, aussi bien pour sa charge symbolique que pour les systèmes de domination qu’elle révèle. »
Contrairement aux idées reçues, la forêt guyanaise n’est pas un territoire vierge aux quelques rivières nommées par de rares explorateurs des siècles passés. Le mode de vie des communautés du Sud guyanais s’appuie en effet sur un « territoire ressource » qui pourvoit de multiples manières aux besoins de ces communautés forestières. En conséquence, chaque cours d’eau, chaque parcelle de terre propre à la culture, chaque inselberg a un caractère propre, une histoire et un toponyme qui porte une partie de cette mémoire. Des projets de cartographie participative sur le Haut-Maroni avec les Wayana ou à la frontière franco-brésilienne avec les Teko et Wayãpi de la commune de Camopi, ont permis de relever les toponymes d’usage et de produire des cartes. Malheureusement, au-delà des habitants et de quelques érudits, la reconnaissance institutionnelle de ces toponymes n’est pas encore d’actualité sur les cartes officielles… comme a pu le constater Roger Brunet !
Des messages parfois controversés
En changeant d’échelle et en regardant les dénominations des rues (on parle alors d’odonymie), les mêmes enjeux politiques et identitaires ressurgissent. Dans les villes de Guyane comme ailleurs, les noms des rues racontent l’histoire locale et véhiculent des messages, parfois controversés. À Cayenne, les rues, places et carrefours sont souvent baptisés des noms de personnalités locales, comme Jean Galmot, homme d’affaires et député de Guyane, ou encore l’incontournable Félix Éboué, qui cohabitent avec quelques grands noms du panthéon national français comme Pasteur ou le général de Gaulle. Mais certains odonymes sont porteurs d’une mémoire controversée, comme les propriétaires d’esclaves qui ont pu donner leur nom à une habitation et plus tard à un quartier ou à une rue. C’est ainsi qu’à Rémire-Montjoly, dans la banlieue résidentielle de Cayenne, le lycée et le rond-point qui portaient le nom de Vidal, en référence à l’habitation voisine, ont été rebaptisés Léon-Gontran Damas, poète guyanais et figure incontournable de la négritude. Damas a donc rejoint Martin Luther King et Frantz Fanon, qui avaient déjà donné leur nom à des rues de Cayenne et de Kourou, respectivement. En 2012, l’aéroport Rochambeau est devenu aéroport Félix-Éboué. Deux ans plus tard, la municipalité de Cayenne rebaptise le boulevard Jubelin qui longe le côté oriental du centre-ville, en lui donnant le nom de Nelson Madiba Mandela. L’ancien gouverneur colonial du temps de l’esclavage cède ainsi sa place à l’ancien président sud-africain, dont l’histoire retiendra l’engagement dans la lutte contre les discriminations raciales. Nelson Mandela est probablement, avec le « Mahatma » Gandhi et Martin Luther King, le nom le plus répandu dans la toponymie à l’échelle mondiale. D’autres propositions moins consensuelles font parfois l’objet de controverses.
« Les questions de réhabilitation des groupes invisibilisés dans l’espace public sont particulièrement d’actualité dans des contextes multiculturels comme celui de la Guyane. »
Ainsi, le 15 octobre dernier, la municipalité de Cayenne a décidé de rebaptiser la rue Christophe-Colomb. De longue date, des collectifs autochtones comme la Fédération des Lokonos, la Jeunesse autochtone de Guyane (JAG) ou le Mouvement international pour la réparation (MIR-Guyane) militaient pour sa répudiation de l’espace public. Comme le précise la plaque commémorative scellée à l’extrémité est de la rue, Christophe Colomb, le 5 août 1498, longeait pour la première fois les côtes de la Guyane, relayé par son capitaine Vicente Yañez Pinzon en 1500. Cette reconnaissance européenne des côtes amazoniennes aura pour conséquence l’extermination de nations amérindiennes, la colonisation et l’esclavage sur les terres guyanaises ». Alors que la fédération des Lokonos – également appelés Arawaks, les Lokonos, qui vivent principalement sur le littoral guyanais, sont une des six nations amérindiennes de Guyane – avait été sollicitée pour proposer quelques noms, ses suggestions sont restées lettre morte. Considérant que la jeunesse amérindienne a besoin de s’identifier à des personnages illustres pour se réapproprier son histoire, deux noms ont été proposés. Le premier est celui d’Anacaona, guerrière arawak et première résistante à la colonisation de l’île de Haïti où elle affronta les troupes de Christophe Colomb. La seconde proposition est relative à Harhiwanli, chaman arawak ayant lutté pour préserver son territoire et auquel de nombreux contes sont dédiés. Le conseil municipal ne retiendra aucune de ces propositions justifiant son refus par un double argument. D’une part, les noms proposés n’apparaissent pas suffisamment en lien avec le territoire, une référence à une personnalité illustre de Haïti n’étant pas jugée pertinente. D’autre part, la prononciation des noms est considérée comme trop difficile dans une région où la langue officielle reste le français. Un petit tour au pays Basque ou en Bretagne permet de mesurer à quel point les contraintes linguistiques que se fixent les élus varient d’une ville à l’autre… Quant au premier argument, la référence à Nelson Mandela n’avait pas suscité un tel rejet. La « rue des peuples autochtones » sera finalement l’appellation retenue, constituant un premier pas vers une reconnaissance dont on pressent qu’elle nécessitera encore quelques efforts…
« En géographie, la toponymie politique vise à étudier la question de la dénomination des lieux et de ses motivations, des éventuelles controverses, de leurs enjeux socioculturels. »
Parfois la toponymie est bousculée par la rue, sans attendre qu’une instance officielle valide les changements attendus par une partie de la population. C’est ainsi que, si la statue de Victor Schoelcher a été déboulonnée le 18 juillet pendant le couvre-feu sanitaire, ses plaques de rue ont, elles aussi, été arrachées. Un tag les remplace sur l’ensemble des carrefours et fait surgir une nouvelle dénomination : la « rue Kopena », en hommage à un Marron guyanais qui a essayé de se libérer de l’esclavage, ce qui lui a valu deux oreilles coupées et une pendaison en place publique. Les questions de réhabilitation des groupes invisibilisés dans l’espace public sont donc particulièrement d’actualité dans des contextes multiculturels comme celui de la Guyane. À l’échelle d’un pays ou d’une ville, la toponymie mérite alors d’être prise au sérieux, aussi bien pour sa charge symbolique que pour les systèmes de domination qu’elle révèle.
Matthieu Noucher est géographe. Il est chargé de recherche au CNRS.
Cause commune n° 22 • mars/avril 2021