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Dans une période qui voit divers discours anti-urbains gagner un écho croissant, la défense d’un véritable « droit à la ville » est peut-être plus d’actualité que jamais. Forgé par Henri Lefebvre, sociologue et philosophe marxiste qui publia Le Droit à la ville en 1968, il s’agit à la fois d’un outil d’analyse et d’un outil d’action, au service d’un projet politique émancipateur.

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On ne peut comprendre le droit à ville indépendamment des conditions de la production des espaces urbains. Cette production implique de nombreuses personnes dans bien des dimensions de la vie sociale (politiques, économiques, sociales, culturelles, etc.). L’espace n’est jamais un simple cadre ou support des faits sociaux : Henri Lefebvre le conçoit à la fois comme un produit des rapports sociaux – en particulier des rapports de production – et comme un puissant levier de leur reproduction. Sans entrer dans le détail des élaborations conceptuelles d’Henri Lefebvre – et notamment de son fameux triptyque espace conçu, espace vécu, espace perçu –, toute la puissance subversive du « droit à la ville » repose dans cette relation entre production de l’espace et rapports de production.

« Compte tenu de sa genèse, le succès institutionnel du “droit à la ville”au début du XXIe siècle – en particulier  l’international – est surprenant. »

Il définit le droit à la ville comme un « droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée », à la fois « droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter […] droit à l’œuvre (à l’activité participative) et droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) » (Le Droit à la ville, p. 121 et 140). Il s’agit de défendre le droit des personnes – en particulier des membres de la classe ouvrière – à concevoir et à façonner l’espace dans lequel elles déploient leurs activités, ainsi que leur droit à en jouir pleinement. Outil d’analyse, le droit à la ville permet de saisir les processus de production de l’espace qui mettent ce dernier au service de certaines habitantes et habitants et de certains usages, au détriment d’autres, et de révéler la genèse des injustices spatiales qui se structurent autour de ces antagonismes. Il s’inscrit au cœur d’une réflexion sur l’espace profondément ancrée dans le matérialisme dialectique : le droit à la ville des personnes et des groupes dominées et des exploitées, vient s’opposer à la production capitaliste de l’espace et aux intérêts des possédants. Il ne peut donc être pleinement réalisé sans que soient renversés les rapports de domination.

Le droit à la ville, un droit à gagner
Bien des questions abordées dans la rubrique Production de territoires de Cause commune pourraient être saisies par ce prisme. Comme l’écrit le géographe Matthieu Noucher, les toponymes – en particulier les odonymes – sont des marqueurs puissants des groupes sociaux qui participent à la production des espaces, en concevant leurs formes, en établissant leurs fonctions, en les nommant et en y contrôlant les pratiques. Et que dire du droit à la ville de celles et ceux qui n’ont pas de logement, surtout lorsque les bancs publics deviennent si inhospitaliers, comme l’explique Corinne Luxembourg, ou quand les espaces publics sont transformés pour empêcher l’installation de populations migrantes ? Ici, on saisit le droit à la ville par son envers, par la construction de groupes sociaux indésirables et par la matérialisation – notamment dans la morphologie urbaine et à travers les actions des forces de police – de leur exclusion et de leur dispersion. Le droit à la ville peut aussi nous aider à comprendre les mécanismes de production d’espaces par et pour des personnes en situation de marginalisation ou de domination. Ainsi, les squats présentés par la géographe Céline Bergeon sont, à leur échelle, une mise en œuvre concrète du droit à la ville : leurs habitantes et habitants produisent leur espace, contre la propriété privée lucrative et bon nombre de lois de l’ordre urbain instauré, et se dotent ainsi d’une « ressource dans la vie quotidienne » – mais cet espace et ce droit sont toujours menacés, toujours à défendre.

« En France comme ailleurs, la production des espaces urbains est au cœur de la reproduction et du renforcement du capitalisme financiarisé : la revendication, la formulation et la réalisation du droit à la ville peuvent donc être de puissants leviers de sa fragilisation. »

Compte tenu de sa genèse, le succès institutionnel du « droit à la ville » au début du XXIe siècle – en particulier à l’international – est surprenant. Ainsi, il est en 2016 au cœur d’Habitat III, la conférence des Nations unies sur le logement et le développement urbain durable. Il y est défini par le comité préparatoire comme étant « le droit de tous les habitants, présents et futurs, d’occuper, d’utiliser et de créer des villes justes, inclusives et durables, qui soient un bien commun essentiel à la qualité de vie. Le droit à la ville engage, en outre, les responsabilités des gouvernements et des personnes à revendiquer, défendre et promouvoir ce droit ». Si on retrouve ici la défense d’une production de la ville par et pour celles et ceux qui y habitent, la plupart des discours institutionnels et des politiques publiques qui se réclament du droit à la ville en font un simple « droit d’accès à la ville », qui joint au « droit au logement » un droit à l’usage des services urbains, publics ou privés, et parfois un droit à la « participation ». Même dans les productions d’Habitat III, le droit à la ville est aseptisé : les contradictions et les conflits entre des intérêts antagoniques en sont largement évacués. Défini comme outil moral au service de la liberté individuelle, l’outil est ainsi vidé de son contenu politique et systémique. On retrouve pourtant le contenu du droit à la ville comme outil d’action, dans des luttes urbaines, depuis Fives à Lille jusqu’à la Villeneuve de Grenoble, en passant par Belleville où un collectif lutte pour « le droit à la [Belle]Ville » ; il est également au cœur d’actions associatives, comme celles d’APPUII (Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international).

« Le droit à la ville “droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée”, à la fois “droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter […] droit à l’œuvre (à l’activité participative) et droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété)”. » Henri Lefebvre

Lorsque l’expression « droit à la ville » se fait entendre en France aujourd’hui, c’est souvent dans le cadre de mobilisations contre la gentrification, ce processus au cours duquel des acteurs dominants s’approprient les quartiers populaires, modifient leur morphologie et les pratiques qui peuvent s’y déployer, génèrent une élévation des valeurs foncières et immobilières et provoquent, à terme, le départ des anciennes habitants et habitantes. Au-delà des luttes organisées qui s’emparent du « droit à la ville » comme outil d’action et de légitimation dans les enceintes médiatiques et politiques, toutes les pratiques populaires qui font usage des ressources produites collectivement dans un espace, et contribuent à les reproduire, exercent leur droit à la ville. Ainsi, « résister en habitant », pour reprendre l’expression du géographe Matthieu Giroud, c’est actualiser – au moins partiellement – son droit à la ville, entendu comme étant la capacité de chacune et de chacun à participer à la production collective de biens matériels, sociaux et imaginaires. On comprend mieux ainsi les efforts que déploient des propriétaires ou des pouvoirs publics pour évincer certaines pratiques : en effritant l’ordre urbain qu’ils veulent mettre en place, elles subvertissent l’ordre social et sapent leur pouvoir.

Un contexte en évolution
Ancré dans le matérialisme dialectique, dynamique et révolutionnaire, le droit à la ville – projet de transformation de la société par l’action collective sur l’espace – devrait conserver toute sa radicalité et sa puissance subversive. Ce­pendant, pour qu’il soit pleinement émancipateur, nous ne pouvons aujour­d’hui le penser et le pratiquer comme l’envisageait Henri Lefebvre. Nous ne sommes plus dans le contexte que ce dernier étudiait : les acteurs dominant la production des espaces urbains ne sont plus les mêmes. L’action planificatrice et aménageuse de l’État s’est rabougrie, tandis que nouvelles entités privées ont gagné en puissance. En France comme ailleurs, la production des espaces urbains est au cœur de la reproduction et du renforcement du capitalisme financiarisé : la revendication, la formulation et la réalisation du droit à la ville peuvent donc être de puissants leviers de sa fragilisation.
Néanmoins, avec la généralisation de l’urbanisation et la production de formes plurielles d’espaces suburbains, les concepteurs, conceptrices, promoteurs et promotrices institutionnelles de l’espace se diversifient, au-delà de leur condition commune d’acteurs capitalistes. Les puissances coloniales, néocoloniales, ou encore des organismes « humanitaires », produisent structurellement des zones de marginalité, d’encampement et de « pacification » selon des méthodes qu’il conviendrait de spécifier systématiquement. Partout, les rapports sociaux de domination (patriarcat, capitalisme, validisme, hétéronormativité, racisme, etc.) s’entremêlent et participent à la production d’espaces originaux, qui assoient leur perpétuation. Des droits à la ville pour les populations des « métropoles mondiales », pour celles de territoires colonisés en Palestine, ou pour les personnes réfugiées dans des camps ne peuvent donc être pensés indépendamment des entrelacs de domination, qui créent des territoires morcelés et invivables.
Ainsi, la « classe ouvrière » ne peut être l’actrice unique et homogène de ce projet révolutionnaire. Partout, les imbrications des rapports de domination doivent être pleinement prises en compte, pour produire collectivement des espaces qui n’en reproduisent aucun et, au contraire, contribuent à tous les faire tomber.

Véronique Bontemps est anthropologue. Elle est chargée de recherche au CNRS.

Gilles Martinet est géographe. Il est doctorant à l'université Paris-3 Sorbonne nouvelle

Cause commune • janvier/février 2022