Un diagnostic de la production et du gouvernement des villes sous régime capitaliste.
par Matthieu Adam et Émeline Comby
Erigé sur une friche industrielle entre Rhône et Saône, jouxtant un quartier populaire en voie de gentrification, le quartier lyonnais de Confluence a été conçu comme une vitrine métropolitaine. Avec son musée, son hôtel de région et ses immeubles signés par des architectes mondialement connus, il est la réalisation emblématique des mandats Collomb [maire socialiste de Lyon de 2001 à 2017 puis de 2018 à 2020]. Promus par les campagnes de marketing territorial comme un quartier durable, créatif, innovant et même socialement mixte, les tarifs à l’achat comme à la location y atteignent des sommets. À l’exception de quelques avatars muséifiés de l’ancien port, le passé a été effacé : la prison a été déménagée, les travailleurs et travailleuses du sexe ont été chassés, et les travailleurs pauvres et souvent immigrés quittent le quartier voisin à mesure que les loyers grimpent. En bref, Confluence est une bonne entrée pour comprendre comment s’incarne le capitalisme urbain au XXIe siècle.
Dans l’ouvrage Le Capital dans la cité : une encyclopédie critique de la ville (éditions Amsterdam, 2020), nous avons dressé avec trente et un autres autrices et auteurs un diagnostic de la production et du gouvernement des villes sous régime capitaliste. Nous proposons la notion de capitalisme urbain pour décrire et englober différents niveaux d’analyse : les logiques de circulation des capitaux, au sein desquelles les villes jouent un rôle croissant, les modalités de production de l’espace urbain, leur influence sur la matérialité des lieux et finalement sur les pratiques, les imaginaires et les rapports sociaux ordinaires. Notre objectif est d’offrir des clés de lecture à celles et ceux qui souhaitent comprendre les transformations contemporaines de l’espace urbain et agir dessus.
« Cette mise en ordre policière des villes, à la fois classiste et raciste, est bien en phase avec les exigences de production d’une ville aseptisée conforme aux attentes des investisseurs et des classes supérieures. »
Une thématique sature cette fresque, peinte à partir d’exemples situés dans différentes villes de la planète : celle du contrôle, qui s’exerce sur les habitantes et habitants des cités contemporaines, contraignant par divers moyens leur existence à se conformer et à se confronter aux intérêts et valeurs capitalistes.
Attirer les populations désirées
À l’heure où la plupart des villes sont gouvernées en suivant des préceptes néolibéraux, un urbanisme de l’offre s’impose. Par conviction, par conformisme ou parce qu’ils sont sommés d’aller en ce sens, les élus agissent désormais en managers. Leur objectif est moins de répondre aux besoins de leur population (en matière de logement, transport, services publics), que de faire de leur territoire un projet alléchant pour deux cibles principales : les populations très solvables – chefs d’entreprise, cadres, touristes – et les investisseurs – qu’ils soient des individus, des entreprises (financières ou non) ou institutionnels (fonds de pension, caisses de retraite).
La Tour Ycone un batiment de l’architecte Jean Nouvel.
Cet urbanisme de l’offre prend la forme d’une série de produits immobiliers comme les buildings, les résidences fermées, les écoquartiers ou des lotissements pavillonnaires et comprend
l’organisation de grands événements culturels ou sportifs. Il passe aussi par le développement de stratégies de marketing territorial dont l’objectif est de séduire les cibles choisies par les élus et d’ajuster le contenu des projets afin de leur plaire. La création d’une marque territoriale ou le lancement d’une campagne se décident alors le plus souvent dans le cadre de partenariats entre institutions publiques (collectivités territoriales, chambres de commerce, universités) et acteurs privés (grandes entreprises locales, syndicats patronaux). Confluence fait par exemple partie des projets que la marque OnlyLyon met actuellement en avant en France et à l’international derrière le slogan « Ensemble, faire rayonner la métropole de Lyon ».
Contrôler les indésirables
Ces dynamiques définissent des populations désirées et donc en creux celles, indésirables, sur lesquelles vont s’exercer toutes sortes de pressions, de contrôle ou de violence symbolique ou physique. Utiliser le terme « indésirable » permet de comprendre le traitement réservé à certaines personnes qui contreviennent aux normes dominantes du capitalisme urbain contemporain par leur présence, leur corporalité ou leurs pratiques. Ces indésirables – SDF, migrants, prostituées, toxicomanes, jeunes perçus comme oisifs ou discriminés en raison de leur âge et de leur couleur de peau – sont stigmatisés par les groupes sociaux qui se considèrent comme légitimes dans l’espace urbain. Les contrôles se multiplient dans les hauts lieux touristiques, dans les espaces liés aux mobilités ou dans les zones de repos identifiées par les pouvoirs publics. À Paris, par exemple, des brigades spécialisées de terrain (BST) ont été créées pour patrouiller sur les Champs-Élysées, les Halles, Belleville ou les gares du Nord et de l’Est. Les quartiers de Belleville et Barbès/Goutte-d’Or sont à la fois zone de sécurité prioritaire (ZSP), où patrouillent les correspondants de nuit, et la cible de multiples opérations de « régénération » urbaine. Cette mise en ordre policière des villes, à la fois classiste et raciste, est bien en phase avec les exigences de production d’une ville aseptisée conforme aux attentes des investisseurs et des classes supérieures.
« À rebours d’une urbaphobie très en vogue qui fait, souvent avec des relents réactionnaires, de la fuite des villes l’unique horizon possible des sociétés urbaines, nous pensons qu’il est possible d’enclencher des mouvements de réappropriation de la production de l’espace qui permettent de décider collectivement et démocratiquement de la ville que nous voulons habiter. »
Revenons à Confluence. Les projets de « reconquête » des berges de cours d’eau font évoluer les paysages, qui doivent désormais devenir des démonstrateurs de la qualité de vie dont rêveraient les populations désirées. Les arrêtés préfectoraux qui interdisent ponctuellement la consommation d’alcool se multiplient. Elle est donc permise au prix fort dans les bars et les restaurants, mais interdite et soumise à des amendes lorsqu’elle est plus informelle. À Lyon, l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie annonce en juin 2016 un dispositif public-privé unique en France pour agir contre des pratiques vues comme indésirables. Police municipale, équipes de sécurité des établissements privés ou éclairage public sont considérés comme des « solutions » à ce qui est vu comme un « problème ».
Là où se rejoignent le Rhône et la Saône trônent le musée des Confluences et la statue-logo d'OnlyLyon, deux « objets urbains » censés attirer l’œil des populations désirées.
Ce flou entre public et privé dans les contrôles urbains se retrouve autour des contrôles dans les transports en commun, puisque les contrôleurs exercent autant un pouvoir de police qu’une fonction commerciale d’encaissement (et de fidélisation par l’incitation à l’abonnement) pour le compte des sociétés privées qui font circuler bus et métro. Ce flou se retrouve quand des vigiles, visages précaires de la société de surveillance, prennent le relais de la police pour garantir le contrôle social dans des lieux privés et, de plus en plus souvent, publics.
« Leur objectif est moins de répondre aux besoins de leur population (en matière de logement, transport, services publics), que de faire de leur territoire un projet alléchant pour deux cibles principales : les populations très solvables et les investisseurs. »
Enfin, la numérisation croissante des pratiques offre de nouvelles perspectives de contrôle de l’espace, poussées à la fois par les intérêts des industriels de la surveillance et par les tentations autoritaires des pouvoirs urbains et étatiques. Si, en France, il n’est pas juste aujourd’hui de parler de surveillance de masse, le développement de la reconnaissance faciale et la multiplication des mouchards numériques font planer le risque de la mise en œuvre d’un véritable « e-panoptique » où nos moindres comportements soient en permanence scrutés, pour le pire sur le plan social et démocratique.
Se réapproprier la production de l’espace
Les processus énumérés ici et développés dans l’ouvrage montrent qu’il existe une continuité entre la production d’une ville marchande destinée à une clientèle solvable triée sur le volet et le contrôle social permanent qui s’exerce sur les populations indésirables.
À rebours d’une urbaphobie très en vogue qui fait, souvent avec des relents réactionnaires, de la fuite des villes l’unique horizon possible des sociétés urbaines, nous pensons qu’il est possible d’enclencher des mouvements de réappropriation de la production de l’espace qui permettent de décider collectivement et démocratiquement de la ville que nous voulons habiter. On peut être enthousiaste, car des luttes urbaines fleurissent partout dans le monde : en solidarité avec les mal logés et les migrants, pour exiger des baisses de loyer, contre les effets nocifs du tourisme de masse ou contre la mainmise policière sur certains quartiers. Suffisant pour entrevoir une remise en cause radicale du capitalisme urbain et un renouveau démocratique ? Il est probable qu’il faille encore pousser plus fort.
Matthieu Adam est docteur en aménagement. Il est chargé de recherches CNRS.
Émeline Comby est géographe. Elle est maîtresse de conférences à l’université Lumière Lyon2.
Cause commune • novembre/décembre 2021