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Il y a des anniversaires que l'on chérit, ceux pour lesquels nous n'avons pas besoin de notes afin nous les remémorer Ils sont souvent liés à des souvenirs chaleureux et émouvants, mais d'autres sont si profonds qu'ils intimident l'inconscient qui se charge de les célébrer. L'année 1944 fait partie de cette catégorie. Sa densité d'événements, son influence sur notre présent, les symboles et les valeurs qu'elle représente questionnent le commémorateur qui se demande s'il sera à la hauteur de l'objet commémoré. Mais la tragique actualité commande de ne pas se laisser dicter par ses états d'âme et l'impérieuse nécessité pour toute personne qui prétend changer le présent de se rappeler les combats et les victoires d'hier.

« La tragique actualité commande l'impérieuse nécessité pour toute personne qui prétend changer le présent de se rappeler les combats et les victoires d'hier. »

Depuis les années 2000, la Résistance fait l'objet de nouvelles batailles mémorielles entre différents courants d'idées. Si la réappropriation collective des valeurs et politiques de la Résistance est à saluer, après des années 1980 et 1990 surtout dominées par une bataille nécessaire pour la reconnaissance du rôle criminel de l'État français dans la Shoah, on ne peut qu'être étonné et révolté par le cynisme et l'opportunisme des opérations de récupération entreprises par certains acteurs politiques. En effet, c'est pour dénoncer les politiques libérales et de casse des acquis sociaux que treize anciens résistants ont pris la parole en 2004, en signant la tribune « L’Appel du CNR ». Ce texte marque un grand réinvestissement du programme du CNR dans les consciences contemporaines mais, malgré les intentions claires qui ont présidé à la rédaction de cet appel, ceci n’a pas empêché les auteurs des politiques dénoncées de revendiquer la mémoire de cet héritage. Ni­colas Sarkozy s'en est fait une spécialité. En 2007, le candidat à l'élection présidentielle multiplie les hommages à « l'esprit d'audace » du programme du CNR. La même année, il n'hésite pas à exiger de tous les enseignants la lecture en classe de la lettre d'adieu du jeune militant communiste et martyr Guy Môquet, alors qu'il venait de créer le ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale. En réaction, les anciens résistants Raymond Aubrac et Stéphane Hessel fondent l'association « Citoyens résistants d'hier et d'aujourd'hui » pour dénoncer les tentatives de récupération de Sarkozy, qu'ils accusent de « défaire méthodiquement le programme du CNR ».

Des manœuvres grossières
Ces manœuvres grossières ne sont pas le fait du seul Sarkozy ou de ses camarades de droite – celle-ci ayant fait ses ultimes adieux au gaullisme. Emmanuel Macron les a élevées au rang de méthode communicationnelle gouvernementale. En 2022, à peine réélu, il fonde son propre CNR, « Conseil national de la refondation », alors qu'en parallèle il annonce son intention de reporter l'âge de départ à la retraite. En juin 2023, il annonce la panthéonisation pour le 21 février 2024 du militant communiste arménien Missak Manouchian, chef d'un groupe de résistants MOI (Main-d’œuvre immigrée) assassiné en 1944 par les Allemands après avoir été traqué par la police française, et dans la même période fait adopter une loi « immigration » – avec le soutien du RN ! – qui distingue l'application des droits en France en fonction de la nationalité. Cette mauvaise comédie a un tragique goût de déjà-vu...

Un programme rassemblant des forces de gauche et de droite
Le CNR, rassemblant tout l’arc de la Résistance, a, il est vrai, la singularité historique d'être à l'origine de l'unique programme rassemblant des forces de gauche et de droite. Alors, quelles sont ces valeurs auxquelles les actuels gouvernements s'attaqueraient ? Pour répondre à cette épineuse et large question, il faut rappeler que la Résistance – comme son nom l'indique – lutte contre un ordre établi : la France collaborationniste. Elle a donc cherché à faire l'analyse profonde des origines du collaborationnisme vichyste. Pour les forces du CNR, la collaboration n'est pas le simple résultat de ces malheureuses conjonctures, mais le produit d'un processus historique ancien dont les acteurs principaux sont les « forces de l'argent ». La réponse définitive que veut apporter la Résistance au collaborationnisme est donc la transformation structurelle la plus profonde de la France, comme en témoigne l'article au titre évocateur « Pour une nouvelle révolution française ? », écrit en juillet 1943 dans les colonnes des Cahiers politiques du comité général d'études (CGE) : « Le capitalisme, abandonnant le rafiot libéral en perdition, s’est rué vers les bouées de sauvetage du fascisme. […] Après cent-cinquante ans de règne, notre bourgeoisie qui tenait l’armée, la politique et l’industrie s’avérait à bout de souffle et ne concevait de renouveau national que dans la défaite. Cette abdication appelle une révolution. Mais quelle révolution ? Répétons-le : une nouvelle révolution française. Une révolution qui reprenne la trame interrompue de 1789 et qui inscrive profondément sur l’étoffe et jusque dans l’armure les conséquences inéluctables des principes d’antan et de nos volontés profondes : une démocratie réelle, libérée de l’argent-roi […] »

« Pour les forces du CNR, la collaboration n'est pas le simple résultat de malheureuses conjonctures, mais le produit d'un processus historique ancien dont les acteurs principaux sont les “forces de l'argent”. »

À n’en pas douter, les réflexions et valeurs de la Résistance sont d'une puissante actualité. Comment ne pas voir dans le phénomène de concentration des médias et la constitution d'un quasi-monopole par le groupe Bolloré, qui s'est illustré notamment par la plus longue grève d'une rédaction de presse au sein du Journal du dimanche en juillet 2023, une situation que la Résistance avait déjà non seulement dénoncée mais proposé de dépasser effectivement ? Lisons à nouveau Les Cahiers politiques de novembre 1943 : « Il ne suffit pas, en effet, que les journaux patriotes puissent vivre, il faut qu’ils échappent à cette emprise de l’Argent qui, après avoir pesé si lourdement sur la presse française, a joué un rôle odieux dans le recrutement de la Cinquième Colonne et la préparation du coup de Bordeaux. […] Un journal ne doit pas être considéré comme une entreprise industrielle ou commerciale, il doit s’interdire de faire des bénéfices. »
Oui, quelles qu’aient pu être les considérables transformations de la société française et du monde dans son ensemble, l'histoire de la Résistance et de l'année 1944 a beaucoup à dire à notre temps. Source vive d’inspiration, elle nous appelle, nous les contemporains, à l'humilité, en particulier lorsqu’on garde en mémoire toutes ces vies sacrifiées pour qu’adviennent ces conquêtes sociales, ces droits, ces libertés. C'est à ces hommes et ces femmes qui par leurs luttes et leur sacrifice ont fait de 1944 un tournant historique et inédit pour la France, que ce dossier souhaite rendre hommage. En empruntant des mots au grand poète résistant communiste Paul Eluard (dans son poème consacré en 1944 à Gabriel Péri), nous l’affirmons : la lutte contre l’oubli est une lutte contre la mort des idées et des conquêtes de la Résistance.

Baptiste Giron est membre du comité de rédaction de Cause commune. Il a coordonné ce dossier.

Cause commune 37 • janvier/février 2024