Résultats de deux enquêtes dédiées aux appropriations du féminisme par les étudiantes et étudiants en Nouvelle-Aquitaine.
La quatrième vague du féminisme mobilise les jeunes à l’échelle internationale. Les générations vingtenaires, voire adolescentes, sont pleinement partie prenante des manifestations du 8 mars liées à la grève féministe en Espagne et en Argentine, pour citer deux pays où cette grève s’est déployée massivement depuis plusieurs années. Si la France semble dépourvue à ces jours de ces mobilisations massives, si on excepte la manifestation d’ampleur historique du 23 novembre 2019, comment le féminisme s’est-il diffusé, comment a-t-il infusé dans les jeunes générations, sans forcément susciter un militantisme collectif ?
En nous basant sur les résultats de deux enquêtes dédiées aux appropriations du féminisme par les étudiantes et étudiants en Nouvelle-Aquitaine, nous montrerons comment cette population définit le féminisme et s’y éduque. La jeunesse ne se réduit pas aux étudiants et, parmi ceux-ci, de fortes inégalités sociales les différencient. Nous avons pris en compte la variable du travail salarié dans l’enquête, ainsi que l’expérience des discriminations (raciste, homophobe, transphobe). Nous montrerons tout d’abord les appropriations concrètes du féminisme comme résistances pratiques au harcèlement et aux violences sexistes et sexuelles avant de questionner les enjeux d’un féminisme qui se définit comme pratique et quotidien.
La méthodologie employée est basée sur deux enquêtes par questionnaire numérique auprès d’étudiantes et d’étudiants, qui ont recueilli 2 261 réponses utilisables (400 en 2019, 1 861 en 2020), dont 4 % d’hommes, complétées par cinq entretiens collectifs avec des étudiantes et deux entretiens avec des collectifs féministes étudiants, ainsi que quinze entretiens individuels (dont trois avec des hommes) avec des étudiants qui préféraient l’entretien individuel à l’entretien collectif. Ces quinze personnes appartiennent majoritairement aux classes populaires (plusieurs ont des pères ouvriers) ou moyennes.
Des étudiantes davantage conscientes des violences sexistes et sexuelles
L’enquête a permis de mettre en évidence la prégnance du sujet des violences sexistes et sexuelles dans la définition du féminisme. Dans les réponses au questionnaire, le féminisme correspond à l’égalité entre les sexes pour plus de 75 % des personnes interrogées, par comparaison avec l’abolition du genre ou la complémentarité entre les sexes, recueillant respectivement 10 % de réponses. Parmi les causes prioritaires citées, on trouve la lutte contre le sexisme et la culture du viol en premier lieu (pour 54 % d’entre elles). Viennent ensuite les violences (22 %), et la lutte contre les inégalités salariales (près de 10 %). Du côté des étudiants, tous ont placé la lutte contre les violences en premier. En outre, la dénonciation du sentiment de discrimination sexiste est élevée dès l’âge de 18 ans et dès le niveau de la première année de licence pour toutes les filières (plus de 60 %), même si elle augmente (à plus de 70 %) pour les étudiantes de master et celles qui ont plus de 23 ans. Ce constat montre que les étudiantes en lettres et sciences humaines de l’enquête sont une population sensibilisée au sexisme dès le début de leurs études, ce que l’expérience étudiante vient renforcer par plusieurs aspects : expériences de harcèlement dans l’espace public, sentiment d’insécurité sur le campus, exposition à un discours féministe par la sociabilité étudiante, sur les réseaux sociaux et en dehors, par les affichages et collages. En revanche, il serait erroné de conclure à un effet générationnel homogène par influence des réseaux sociaux : lors des entretiens individuels, deux étudiantes sur quinze ne connaissaient pas #MeToo et ne fréquentent les réseaux sociaux que pour des centres d’intérêt loin de l’actualité. Par ailleurs, l’expérience de la discrimination raciste renforce la probabilité d’avoir vécu des violences sexistes et sexuelles, quelle que soit leur gravité : 80 % des étudiantes qui ont vécu des discriminations racistes ont subi des regards envahissants, contre 70 % du reste de l’échantillon ; 26 %, des contacts non désirés, contre 18 % ; enfin 6 %, des viols ou tentatives de viol, contre 3 %. Ces étudiantes sont un peu plus désireuses que la moyenne de s’engager dans un mouvement féministe.
« Depuis #MeToo, le comportement des étudiantes a changé : avant elles évitaient des lieux par peur du harcèlement et “faisaient avec malgré tout” au moyen de procédés ajoritairement individuels. Désormais, elles s’entraident entre filles. »
Du côté des hommes, les réactions des étudiants âgés de 18 à 27 ans que nous avons recueillies via le questionnaire viennent également nuancer l’hypothèse d’effets massifs post #MeToo. La plupart des commentaires qu’ils laissent anonymement à la fin du questionnaire montrent que les représentations du féminisme comme d’un « extrémisme » ont la peau dure.
La comparaison de l’avant et l’après #MeToo fait cependant clairement apparaître des effets pratiques dans les résistances aux violences sexistes et sexuelles. Les étudiantes dénoncent davantage les faits qui se produisent dans l’espace public. Depuis #MeToo, leur comportement a changé : avant, elles évitaient des lieux par peur du harcèlement et « faisaient avec malgré tout » au moyen de procédés majoritairement individuels (vêtements neutres, coupures sensorielles, mimes d’une conversation téléphonique pour marquer leur non-disponibilité face aux agresseurs). Désormais, elles s’entraident entre filles : lorsqu’elles voient une autre fille harcelée dans l’espace public, elles interviennent en faisant semblant de la connaître. La solidarité se manifeste par ailleurs lors du dépôt de plainte à la police en cas de viol ou de tentative de viol. Entre amies, par des associations étudiantes ou via des groupes dédiés sur les réseaux sociaux, elles se conseillent pour porter plainte et se renseignent sur les commissariats les plus décourageants.
Un point aveugle important demeure la plus difficile dénonciation des violences vécues dans l’espace privé, qu’il s’agisse d’inceste, de violences dans une relation de couple ou commise par un proche. La difficulté peut être d’identifier les violences autres que sexuelles et physiques, telles que les violences psychologiques ou économiques, socialement et médiatiquement moins visibles. Mais un autre élément intervient dans les récits d’étudiantes : le déni de l’entourage face à une agression commise par un pair appartenant au même groupe d’amis.
Cette plus grande dénonciation des violences et la résistance en pratique au harcèlement dans l’espace public s’inscrivent dans un féminisme qui revendique d’être avant tout pratique, sans besoin de fondement théorique.
De la justification d’un féminisme accessible théoriquement à l’absence de mémoire de l’histoire du mouvement féministe
Les étudiantes révèlent des références féministes essentiellement artistiques et culturelles, issues de leurs consommations médiatiques au sens large ou encore de la culture scolaire acquise dans le secondaire.
Emma Watson, interprète du personnage d’Hermione dans Harry Potter et publiquement engagée pour le féminisme, est de très loin la figure féministe choisie en premier (à hauteur de 40 %), alors que la seconde référence, loin derrière, est Simone de Beauvoir (14 %) et que la théoricienne Judith Butler ne recueille que 3,5 % des réponses.
« Cet engagement féministe diversifié des jeunes générations sur le thème des violences sexistes et sexuelles, s’il témoigne d’une vitalité du mouvement féministe, soulève cependant la question de l’absence de transmission intergénérationnelle au sein du féminisme. »
Les mentions de Simone de Beauvoir, Adèle Haenel et Virginie Despentes permettent peut-être de nuancer l’idée d’un refus de théorie, étant donné que ces trois artistes ont également joué un rôle de théorisation ou d’intermédiaire dans la diffusion des théories féministes. Adèle Haenel et Virginie Despentes proposent un discours nourri de sciences sociales. Cependant, les entretiens individuels montrent qu’Adèle Haenel marque davantage les étudiantes par son geste de protestation – s’être levée en clamant « la honte ! » lors de la cérémonie des César récompensant Polanski – que par son discours dans Mediapart sur les violences qu’elle a subies. La performance féministe est un élément marquant via les réseaux sociaux également, comme en témoigne l’exemple fréquemment cité en entretien d’Irène, une instagrammeuse qui s’est fait connaître en sortant sans protections périodiques pendant ses menstruations dans les rues de Paris, afin de revendiquer la gratuité de ces protections. Elle a partagé les photos de ses vêtements tachés ainsi que les réactions des passants. Son livre récent, La Terreur féministe (Divergences, 2021), qui fait le récit de recours à la violence par des féministes (de femmes victimes de violences en situation de légitime défense jusqu’aux suffragistes), est lu par des étudiantes engagées dans des collectifs féministes comme par des étudiantes dont l’activisme est concentré sur les réseaux sociaux.
Cette occupation de l’espace public par Adèle Haenel ou Irène sous la forme de la performance féministe peut être mise en relation avec l’activisme des « collages féministes ». Ce groupe manifeste son refus de l’élitisme dans de courtes phrases élaborées avant d’être collées sur les murs dans l’espace public. Dans l’entretien collectif réalisé avec collages féministes Bordeaux, la dimension éducative des collages, censés s’adresser à « n’importe qui », est clairement revendiquée.
« Parmi les causes prioritaires citées, on trouve la lutte contre le sexisme et la culture du viol en premier lieu (pour 54 % d’entre elles). Viennent ensuite les violences (22 %), et la lutte contre les inégalités salariales (près de 10 %). »
Il est particulièrement intéressant à ce sujet de constater que la dimension éducative est explicitement formalisée par presque toutes les étudiantes interrogées comme étant particulièrement politique, au sens où elle constituerait un vecteur essentiel du changement social. D’après les étudiantes, les sujets du féminisme et de la cause LGBTI nécessitent une diffusion par capillarité, de personne à personne, en interpellant quotidiennement l’entourage lors des échanges les plus banals. Un militantisme quotidien serait préférable à des manifestations, lesquelles sont souvent évitées par peur des violences policières, d’après ce qui nous a été confié en entretiens individuels. Ainsi de cette étudiante qui déclare : « Tout ce qu’on voit avec les gens qui se font tabasser pour x ou y raisons et souvent sans raison d’ailleurs… ça ne donne pas du tout envie d’aller en manifestation et je pense que c’est le but aussi. »
Cet engagement féministe diversifié des jeunes générations sur le thème des violences sexistes et sexuelles, s’il témoigne d’une vitalité du mouvement féministe, soulève cependant la question de l’absence de transmission inter-générationnelle au sein du féminisme. L’absence de recul historique se manifeste particulièrement au sujet de #MeToo, perçu comme un mouvement féministe absolument nouveau par les étudiantes qui ignorent le rôle de la deuxième vague féministe dans le dévoilement des violences, jusqu’aux plus intimes. En outre, les associations féministes de longue date apparaissent souvent comme des institutions difficiles d’accès. L’enjeu politique est selon nous d’arriver à créer les conditions d’une action féministe qui réunisse les acquis de toutes les générations, à l’instar des groupes de parole mis en place cette année à Sciences Po Bordeaux par l’association féministe étudiante Sexprimons-nous, en collaboration avec une association féministe spécialisée. Ce travail en commun favorise la transmission des expériences et des savoirs d’une manière plus horizontale, qui semble incontournable pour s’adresser aux jeunes féministes.
Viviane Albenga est sociologue. Elle est maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Bordeaux.
Johanna Dagorn est docteure en sciences de l'éducation de l'université de Bordeaux.
Cause commune • janvier/février 2022