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Avec Stewart Chau, responsable des études politiques et sociétales de l’institut de sondages Viavoice, Frédéric Dabi vient de publier La Fracture, ouvrage analysant sur près de 60 ans les résultats d’une grande enquête menée auprès des 18-30 ans (Les Arènes, 2021).

Comment est née cette volonté de faire une enquête sur la jeunesse française ?
Cette étude ne sort pas de nulle part. Elle s’inscrit dans une histoire et dans le temps. Dès 1957, une grande enquête de l’IFOP menée auprès des 15-29 ans est absolument fondatrice. C’est d’ailleurs à partir de cette enquête que Françoise Giroud, autour d’un essai, forme le concept de « nouvelle vague ». Reproduite ensuite tous les dix ans jusqu’en 1999, nous avons souhaité, avec Stewart Chau, la « ressusciter » à l’occasion de ce livre. Nous avons renouvelé le questionnaire tout en conservant des questions déjà posées par le passé pour conserver une profondeur historique sur trois indicateurs clés : le sentiment de bonheur, le sentiment de vivre dans une époque chanceuse et la nécessité d’avoir un idéal pour vivre.

Si la perspective historique est un outil important, votre enquête a été faite en pleine crise sanitaire. Comment en mesure-t-on l’effet sur la jeunesse actuelle ?
Notre enquête a été faite en février 2021, dans un contexte très anxiogène. Bien sûr, la covid a été une déflagration et la crise sanitaire a durement éprouvé la jeunesse. Si cela produit des représentations communes, c’est en fait l’effet ultime de nombreux chocs et fractures profondes qu’il faut remettre en perspective. La crise sanitaire n’a rien créé en soi mais a accéléré des tendances déjà là. Si on parle beaucoup aujourd’hui d’une jeunesse « sacrifiée » ou « irresponsable », d’une « génération foutue » ou d’une « génération covid », cette enquête sur le temps long a le mérite d’objectiver ces questionnements et de prendre le temps d’y réfléchir.

« Les partis politiques gagneraient à proposer à la jeunesse un idéal dans lequel il lui serait possible de se projeter. »

L’ouvrage traite beaucoup de la perte de confiance des jeunes en l’avenir. Celle-ci se traduit aussi par la perte de croyance en un idéal. Si 83 % des jeunes interrogés estimaient qu’avoir un idéal leur permettait de vivre en 1978, ils ne sont plus que 42 % en 2021. Comment l’interpréter ?
On a perdu en effet quarante points en une trentaine d’années. Ce résultat est brutal et en dit long sur la désidéologisation. Dans les années 1980, l’arrivée de la gauche, la place importante du PCF (Georges Marchais arrivait en tête des intentions de vote des jeunes) et la volonté de changer la société sont autant de facteurs à prendre en compte. De l’autre côté, même si c’était minoritaire, une partie de la jeunesse a cru dans le libéralisme durant la période 1986-1988 sous l’influence de Reagan et Thatcher. Il est vrai que le tournant des années 1990, avec la chute du mur de Berlin, participe à ce désenchantement. Dès lors, cette perte d’idéal est également à relier avec une perte de confiance à l’égard de la politique. La politique ne semble plus être la solution ni le chemin vers la concrétisation d’un idéal. On est passé d’un idéal collectif d’émancipation à des idéaux individuels.

La question du climat semble occuper une place centrale dans les nouvelles formes d’engagement.
C’est en effet peut être le nouvel idéal. Mais notre enquête montre que les trois quarts des jeunes indiquent être personnellement engagés, validant ainsi le fameux « Qui mieux que moi pour faire avancer ma cause ? » Les choses ne sont pas si manichéennes et doivent être balancées mais c’est bel et bien un engagement qui reste éloigné des logiques de l’action collective, malgré l’existence des marches pour le climat. Je constate d’ailleurs que ces jeunes de 18-30 ans n’ont pas connu la moindre action collective d’envergure ayant réussi à faire bouger les choses. Ils n’ont vécu les mobilisations de 1986, 1994, 1995 que de manière livresque et les plus âgés de l’enquête n’avaient que quinze ans lors des manifestations contre le CPE en 2006. Je pense que ça a contribué à une perte de confiance dans l’action collective. Et même si les partis font aujourd’hui de la place aux jeunes, parce qu’ils ont intérêt à les mettre en avant dans le paysage médiatique, ces organisations ne sont pas perçues comme le meilleur réceptacle de leurs engagements.

« Ces jeunes de 18-30 ans n’ont pas connu la moindre action collective d’envergure ayant réussi à faire bouger les choses. »

Vous évoquez à plusieurs reprises cette fracture avec les partis politiques mais qui semble être aussi un divorce avec la démocratie représentative. En revanche, le mandat impératif semble mieux correspondre aux exigences des jeunes interrogés.
En effet, lorsque vous demandez aux jeunes de définir ce qu’est un « bon » politique, leur réponse tourne toujours autour du motif de la « vérité », ainsi que du respect du programme politique annoncé. Les jeunes sont des citoyens français qui ont pu croire en la promesse politique comme un échange transactionnel avec l’idée suivante : je vote pour toi, je délègue, mais en contrepartie tu vas changer ma vie, transformer le quotidien et peser sur le cours des choses. Mais il y a eu de nombreux coups de canif dans ce contrat, qui n’inspire plus confiance. C’est le sentiment d’impuissance ou de procrastination du politique qui domine, particulièrement sur la question environnementale. Par exemple, les G20 et autres sommets internationaux sont l’occasion de prises de position fortes mais n’aboutissent pas à des résultats concrets. Il semblait y avoir une résistance sur le plan local mais, avec la baisse des dotations de l’État, les maires n’ont plus la capacité d’investir et de trouver des réponses concrètes aux besoins des jeunes. La démocratie représentative et la délégation de pouvoir sont donc questionnées à tous les échelons. Il faut bien sûr nuancer, car 90 % des jeunes interrogés considèrent que la démocratie est le meilleur système politique, mais le sentiment domine d’une incapacité de la politique à changer concrètement la vie. Par effet miroir, la démocratie participative donne l’impression qu’elle permet d’agir directement sur le cours des choses.

Si on considère ce dernier point comme une nouvelle forme d’engagement, vous dites que l’engagement des jeunes est aujourd’hui plus spontané et éphémère, vous reprenez même l’image d’un engagement snow flakes, portée par le journaliste Chuck Palahniuk. Ne faut-il pas néanmoins rattacher cette évolution aux propriétés sociales des jeunes dans toute leur diversité ?
Nous montrons dans l’enquête l’existence de clivages au sein de la jeunesse elle-même. La jeunesse n’est pas ce bloc monolithique, auquel on accole des épithètes (générations « Charlie », « covid », « Greta Thunberg », « climat », « digital natives »...) qui dans leur multiplication même montre bien la difficulté à l’appréhender. Ce qui m’a frappé quand même, dans toute l’étude, c’est que les clivages sociaux sont bien sûr réels mais moins la classe sociale que la perception que les jeunes en ont. Les différences se retrouvent alors dans l’optimisme ou dans la capacité à se projeter dans l’avenir. Malgré l’hétérogénéité des propriétés sociales qui la caractérise, cette jeunesse marche quand même toujours sur deux jambes dans sa contestation politique : la jambe climat et la jambe discriminations/inégalités.

« Les questions sociales, le chômage, les inégalités, la vie chère sont des préoccupations importantes qui ressortent toujours de l’enquête. Le mot capitalisme est un des plus rejetés par les jeunes. »

Votre panel semble dire que l’État n’est pas le plus à même de lutter contre ces inégalités et accordent au contraire beaucoup plus de crédit au marché.
Les questions sociales, le chômage, les inégalités, la vie chère sont des préoccupations importantes qui ressortent toujours de l’enquête. Le mot capitalisme est un des plus rejetés par les jeunes. Le premier confinement n’a fait que renforcer le phénomène mais a aussi montré la fragilité d’un État, avec ses services publics affaiblis, incapable de protéger, de donner un cap. Nous glissons progressivement vers un sentiment d’abandon de la part de l’État. Les jeunes nous disent qu’ils ont d’abord confiance dans les citoyens eux-mêmes pour changer les choses, dans la famille perçue comme un refuge, dans les acteurs locaux et dans l’entreprise. Dans les représentations des personnes interrogées, ce n’est donc plus l’idée de régulation étatique qui domine mais plutôt, et très largement, un discours proentreprise qui s’accompagne néanmoins de critiques. On pourrait parler d’effet « gilets jaunes » dans ce sens, puisque l’injustice jugée la plus criante, la plus injuste, c’est moins de ne pas avoir de travail que de mal vivre de son travail. Sont ainsi davantage valorisés la proximité avec son lieu de travail, le télétravail maîtrisé, la possibilité d’avoir du temps libre, que le fait d’obtenir une augmentation de salaire. Plus largement, l’enquête donne le sentiment d’être face à une jeunesse américanisée, avec ses doutes à l’égard de l’État central et du collectif, sujette à un retour du religieux, une sacralisation de la famille et un discours pro-business.

Au vu de l’ensemble de ces constats, pensez-vous que les prochaines élections législatives et présidentielle puissent mobiliser la jeunesse ?
J’ai envie de dire à cinq mois de la présidentielle que les jeunes considèrent aux deux tiers qu’il y a une magie de l’élection présidentielle. Il y a une croyance qu’elle peut changer les choses si les candidats en présence prennent en compte les véritables préoccupations de la jeunesse. Sans tomber dans le jeunisme, face au repli sur soi, face aux 84 % d’abstention aux dernières élections régionales, les partis politiques en présence gagneraient à proposer un véritable pacte de confiance avec la jeunesse et un idéal dans lequel il lui serait possible de se projeter.

Frédéric Dabi est directeur général de l’institut de sondage IFOP.

Propos recueillis par Nicolas Tardits

Cause commune • janvier/février 2022