Par

Du 17 au 23 septembre, à l’occasion du cinquantenaire du coup d’État qui renversa Allende, María Candelaria Acevedo, une députée communiste chilienne, fut invitée par les associations d’exilés de Grenoble et de Lyon.

chambredesdeputes.jpg

María Candelaria Acevedo a été reçue par les élus de Grenoble, Lyon et Villeurbanne, par la fédération du Rhône du PCF, par l’Action catholique pour l’abolition de la torture (ACAT), par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, par l’université Lyon 2 et naturellement par les associations de Chiliens installés en France. Elle a tenu notamment une conférence-débat publique à Villeurbanne. Les traductions étaient effectuées par des Chiliens ou des Français bilingues. En voici un compte rendu utilisant en général les mots de la députée elle-même.
María Candelaria est née en 1958 dans la région de Concepción, à cinq cents kilomètres au sud de Santiago. Dès l’âge de 12-13 ans, au moment de l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire, elle adhérait aux jeunesses communistes et a eu, tant dans cette organisation qu’au PC chilien (PCC), de nombreuses activités et responsabilités. En 1983, elle fut détenue et torturée par la dictature, ainsi que son frère. Sans nouvelles de ses enfants, son père Sebastián Acevedo s’immola par le feu le 9 novembre 1983. María eut l’autorisation d’assister à son agonie puis fut réemprisonnée. Elle se considère comme « survivante » et non comme « victime ».

De la dictature au 18 octobre 2019
En 1973, Pinochet a mis en place un régime dictatorial et répressif, mais lui et les États-Unis ont aussi appliqué à l’organisation de la société et de l’économie la doctrine des Chicago boys : « Tout ce qu’ils ne pouvaient pas faire ailleurs, ils l’ont fait chez nous », en matière de privatisation et de destruction des systèmes de santé, d’éducation, etc., jusqu’aux fonds de pension joués en Bourse. Pour figer cela dans l’avenir, la Constitution de 1980 a été proclamée. C'est pourquoi le retour à une certaine démocratie, à partir de 1990, est resté très relatif. Le peuple chilien a enduré cela assez longtemps, même s’il y a eu quelques luttes. Les choses ont changé en octobre 2019 : il ne s’agissait pas seulement de s’opposer à l’augmentation de 30 pesos des tickets de transport, c’était trente ans de politique de postdictature dont il fallait tourner la page. Il y avait des manifestations et autres actions très variées du matin très tôt au soir très tard. Le gouvernement de droite de Sebastián Piñera ne répondit que par la répression et l’appel à un retour à la « normalité ».

« Chaque parti, y compris le nôtre, doit développer sa propre politique, ses propres propositions. Il faut partir du local pour arriver au global, le travail militant de terrain doit être revalorisé. »

Le processus constitutionnel
Le gouvernement dut cependant accepter un processus de révision de la Constitution. Une assemblée constituante progressiste a été élue et a élaboré un projet d’esprit très avancé. Mais celui-ci a été rejeté largement il y a un an. Il convient d’approfondir l’analyse des raisons du refus, la gauche a peut-être pensé que « c’était gagné d’avance » et négligé les difficultés de la lutte idéologique ; en tout cas, elle a été incapable de conduire le mouvement des dernières années. Il faut savoir faire son autocritique : on est souvent resté dans l’abstrait et on n’a pas fait assez de terrain, pour contrecarrer la propagande éhontée lancée face à ce projet par la droite et l’extrême droite. Un autre projet est en cours d’élaboration par une constituante d’un autre bord ; nous avons réfléchi pour savoir comment ne pas être écartés, comment travailler avec les associations. Pour le moment (septembre 2023), le PCC et la gauche hésitent sur l’attitude à adopter vis-à-vis de ce nouveau projet lors du vote qui aura lieu le 17 décembre 2023.

« Au Chili, comme dans toute l’Amérique du Sud, il y a un régime présidentiel. Et, quand un président de gauche est élu, il doit souvent cohabiter avec des assemblées à majorité de droite, les voies sont donc étroites pour le changement. »

Le négationnisme
Un point fondamental concerne la reconnaissance de ce que les militants et plus largement la population ont réellement souffert pendant la dictature. Le premier président élu après le retrait de Pinochet en 1990, à savoir le démocrate-chrétien Patricio Aylwin, avait déclaré : « Nous devons rechercher vérité et justice “dans la mesure du possible”. » Cette dernière expression affaiblissait considérablement la quête de cette vérité et de cette justice. Les familles voulaient savoir ce qu’étaient vraiment devenus les disparus. La récupération de cadavres et leurs analyses traumatisantes, qui ont souvent conduit à des impasses et à de nouveaux doutes, n’était pas la solution. Nous voulons de vraies informations, trouver des réponses (et il y en a). L’impunité et le négationnisme vont de pair. Cela concerne la dictature de Pinochet, mais aussi les répressions de 2019, pendant lesquelles il y a eu des viols, des tortures, des yeux crevés, des morts. Les associations d’aide aux victimes estiment qu’il n’est pas possible de tourner la page, d'oublier. La vérité est nécessaire pour réaliser l’espérance.

Les évangéliques
Lors de la campagne du référendum, la propagande de la droite et de l’extrême droite s’est déchaînée. Il s’agissait de faire peur : « Vous allez perdre votre maison, votre voiture », « les Indiens vont faire éclater la nation ». Avec le vote obligatoire, cela a marché auprès de gens peu politisés. Un fait doit être pris en compte pour saisir la perméabilité de la population à ce type de mensonges : en quelques décennies, on est passé au Chili de 70 % de catholiques à 60 % d’évangéliques (ou soi-disant tels).

« Les associations d’aide aux victimes estiment qu’il n’est pas possible de tourner la page, d'oublier. La vérité est nécessaire pour réaliser l’espérance. »

Avec les catholiques, un dialogue était possible : dans les années 1970, deux groupes sont sortis de la démocratie chrétienne et ont soutenu l’unité populaire ; la démocratie chrétienne elle-même était composite, certains de ses dirigeants, dont Eduardo Frei, ont approuvé le coup d’État, d’autres non. L’Église a eu des attitudes diverses. Avec les évangéliques, comme aux États-Unis, comme au Brésil, ce n’est pas du tout la même chose : il y a des dogmes, l’esprit de secte, le recours systématique aux fausses informations, on peut faire croire à ces « fidèles » des idioties telles que : « Avec la nouvelle Constitution, vous n’aurez plus le droit d’assister au culte », etc.

Que faire aujourd’hui ?
Dans une interview à L’Humanité, Daniel Jadue, maire communiste très populaire de Recoleta, s’inquiétait de la tiédeur du gouvernement, quant à la façon d’analyser le cinquantenaire du coup d’État. Il ne faut pas retomber dans le « vérité et justice dans la mesure du possible » de 1990. On répond peu à ceux qui prétendent que Salvador Allende aurait été un mauvais gestionnaire, il faut faire connaître les réalisations de l’unité populaire, les jeunes n’ont pas vécu cette époque. Au Chili, comme dans toute l’Amérique du Sud, il y a un régime présidentiel. Et, quand un président de gauche est élu, il doit souvent cohabiter avec des assemblées à majorité de droite, les voies sont donc étroites pour le changement.

« Il faut savoir faire son autocritique : on est souvent resté dans l’abstrait et on n’a pas fait assez de terrain, pour contrecarrer la propagande éhontée lancée face à ce projet de Constitution par la droite et l’extrême droite. »

Chaque parti, y compris le nôtre, doit aussi développer sa propre politique, ses propres propositions. Il faut partir du local pour arriver au global, le travail militant de terrain doit être revalorisé. Les gens ne veulent pas de belles paroles, mais des actes. Je me lève à 5 heures ou 6 heures du matin, et je vais sur le terrain discuter avec eux. Je ne suis pas pessimiste. Comme disait Pablo Neruda, « ils pourront couper toutes les fleurs, […] l’arrivée du printemps est inexorable ». Mais nous n'y arriverons pas seuls.

Débats et interventions
Les rencontres de Grenoble et Lyon-Villeurbanne ont donné lieu à de nombreux débats, questions, témoignages, dont il n’est pas possible de rendre compte ici. Notons seulement les comparaisons entre Colombie et Chili aujourd’hui, les expositions et le film Revoir l’ambassade, qui vient de passer sur France 3, à la Fête de l’Humanité et en bien d’autres lieux, à propos de l’attitude courageuse et humaniste de l’ambassadeur de France au Chili à l’époque du coup d’État. Un participant a fait remarquer que, en décembre, sera célébré le bicentenaire de la doctrine Monroe (« L’Amérique aux Américains », c’est-à-dire de fait « L’Amérique latine soumise aux États-Unis ») et qu’il serait bon que cet anniversaire ne passe pas inaperçu.

María Candelaria Acevedo est membre de la Chambre des députés du Chili.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023