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De nos jours, l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national en France est perçue presque comme une fatalité, quelque chose d’irrésistible, « un mal nécessaire », ainsi que l’a exprimé le président du MEDEF. « Le Rassemblement national, nous ne l’avons jamais essayé », disent ceux qui veulent justifier le choix qu’ils ont déjà fait ou qu’ils s’apprêtent à faire. Un désir sourd d’ordre et de fermeté accompagne cette envie d’expérimentation.

En Europe comme en France ce que l’on promeut sous les mots d’ordre trompeurs de souveraineté nationale, de préférence nationale et de protection nationale, c’est précisément la tentative de mise au pas des peuples au service des plus riches. Nous avons affaire à une politique de coups de force grossière qui consiste à utiliser les peurs afin d’enfermer chacun chez soi et mieux asseoir la libre domination des capitalistes dans le monde. Jack London dans son roman du même nom, appelle cette alliance de l’argent et de l’ordre brutal : le talon de fer.

Les régimes autoritaires, une réalité ordinaire ?
Au vrai, ce qu’on appelle pudiquement « régimes autoritaires », ces figures contemporaines du talon de fer sont la réalité ordinaire et banale de notre temps en Europe et dans le monde entier.
Selon une ONG étatsunienne, Freedom House, aujourd’hui dans le monde huit personnes sur dix vivent sous un régime autoritaire ou apparenté. Ce même rapport indique que les marqueurs de politiques dites « autoritaires » sont partout en forte progression : recul des libertés publiques touchant notamment la presse, les syndicats et les partis politiques d’opposition, développement des mesures xénophobes, dévoiement des élections, etc.
L’objectivité de cette ONG est pour le moins questionnable. Pourtant, malgré ses partis pris, cette étude sur l’état démocratique des pays dans le monde est forcée de reconnaître un fait massif : sur les cinq continents, le type de régime que promeut le RN constitue la règle, et les démocraties sont des exceptions fragiles.
Steve Bannon, cet ingénieur du chaos, qui a été un des instigateurs de l’élection de Trump et conseiller de l’ombre de nombreux partis populistes, y compris le RN, va encore plus loin et proclame très clairement « l’internationale des populismes contre la démocratie ». Or, mondial et coordonné, le talon de fer contemporain n’est pas une création spontanée. Il a une raison d’être précise : défendre la propriété des capitalistes et la rendre légitime, malgré les inégalités parmi les humains et les destructions de l’environnement que provoque cette appropriation du monde, exercée par les riches. De fait, il s’agit pour le capital de maintenir le profit par tous les moyens, y compris le bâton ; le contexte de crise de longue durée qu’il traverse avec le ralentissement chronique de la croissance justifie pour le capital ce recours à des moyens plus brutaux.

« Nous sommes à nouveau à la croisée des chemins : la France de la normalisation étriquée ou la France de l’exception féconde ? La France de la Révolution, de la Commune, de la Résistance ou la France de l’ordre ancien, des versaillais et de la collaboration ? Notre France ou la leur ? Comme souvent dans notre histoire, entre ces deux France-là, chacun devra choisir son camp. »

En ce sens, les partis nationalistes reçoivent le soutien direct et indirect de troupes nouvellement recrutées dans les élites ainsi que des médias concentrés entre les mains de quelques riches bienfaiteurs autoproclamés de la nation, comme Vincent Bolloré.
Ainsi, des idéologues capitalistes qui se présentaient hier encore comme de farouches défenseurs des libertés ont changé de ton. Ils sont devenus plus graves. Ils parlent de l’ordre et de la discipline nationale. Des traders de la Bourse qui ont vécu la folie des années 1980-2000, comme c’est magistralement décrit dans Le Loup de Wall Street, de Martin Scorsese, à peine se sont-ils mouché le nez pour se débarrasser des dernières traces de cocaïne qu’ils bombent le torse et se disent défenseurs de l’ordre et de la nation menacée par la mondialisation et les migrants. Les princes des nuits parisiennes et les habitués des plateaux de télévision, comme Éric Zemmour ou Frédéric Beigbeder, viennent au secours du patriarcat qui serait menacé par des féministes.
Elle est belle et bien tournée la page de la mondialisation heureuse soutenue par les promoteurs de Maastricht et ensuite du traité de Constitution européenne en 2005 ; la famille, la patrie et le travail servile sont devenus leur religion. Des noms connus du patronat font les yeux doux à Marine Le Pen et se mettent au service de ses ambitions. Or ces nouveaux amis de « l’identité française », qui rallient de plus en plus l’extrême droite pour lui donner sa forme actuelle, s’appliquent toujours à la mise au pas de l’exception que représente la France. Oui, une exception déjà remarquée par Marx quand il voyait dans notre pays le laboratoire des luttes de classes.

L’exception française
Le même Steve Bannon ne se trompe pas quand il déclare que si la France tombe, toute l’Europe tombera dans l’escarcelle de « l’internationale des nationalismes ».
Comprendre ce qui résiste en France au talon de fer global est vital dans le combat contre le capital, qui vise la normalisation de la France.
À l’heure où toutes les attentions sont focalisées sur les raisons qui expliquent le vote en faveur du RN, intéressons-nous un peu à ce qui fait l’exception française et aux motivations de l’immense majorité des Français qui ne votent pas RN, soit en s’abstenant, soit en faisant d’autres choix.
Remarquons que cette réticence à l’ordre nationaliste global traverse toutes les classes, y compris la bourgeoisie.
De fait, tant de fils rouges tissent l’exception française ! Les révolutions françaises d’abord, et la Commune, et le Front populaire, et la Résistance, et les luttes anticoloniales, et Mai 68. Ces ondes de choc qui, par-delà les frontières du temps et des cartes, ont ébranlé l’ordre du monde. La France est exceptionnelle quand elle vise au-delà d’elle-même. Elle est encore perçue comme telle dans le monde : elle représente l’incarnation de l’universalité face aux réflexes réactionnaires. Il en est ainsi de notre État protecteur qui a permis tout au long du XXe siècle de promouvoir les droits universels des individus à l’égalité, à la liberté et à la fraternité républicaines. Il a fait reculer les carcans traditionnels de la famille, des religions, de la propriété privée et des identités communautaires étriquées.

« Nous avons affaire à une politique de coups de force grossière qui consiste à utiliser les peurs afin d’enfermer chacun chez soi et mieux asseoir la libre domination des capitalistes dans le monde. Jack London dans son roman du même nom appelle cette alliance de l’argent et de l’ordre brutal : le talon de fer. »

Notre France est une culture d’émancipation radicale des femmes, des travailleurs, de toutes celles et de tous ceux que l’on considère comme devant être sous la tutelle d’une autorité familiale ou patronale.
Exceptionnels sont les services publics, la Sécurité sociale, le droit au logement, une politique publique énergétique et industrielle, l’excellence jadis diplomatique reconnue par les autres nations, les politiques mises en œuvre dans les communes : autant de boucliers pour préserver les citoyens de l’arbitraire du marché et de la prédation des possédants. Exception française encore que sont les syndicats d’une combativité et d’une radicalité peu communes, un mouvement ouvrier et communiste qui ont permis l’acquisition de droits innovants pour les travailleurs. Exception, enfin, la vie culturelle et scientifique, comme l’excellence à la portée de tous. Cette vitalité créative va des écrivains et philosophes du siècle des Lumières jusqu’à nos trente-cinq prix Nobel de science ainsi qu’aux artistes et penseurs à dimension internationale du XXe siècle. Elle est d’une exubérante et impertinente richesse.
En contrepoint, l’indigeste pauvreté de courage, d’intelligence et de sensibilité des tenants actuels d’un régime qui viendrait enfin mettre de l’ordre n’a d’égal que leur manque d’ambition pour la France. Le Rassemblement national, comme tous ceux qui veulent courir « à l’échalote » avec lui, ne vise qu’un seul objectif : réduire l’exception que représente la France à la banalité terne du monde selon le capital. Jordan Bardella a résumé d’une manière infantile cette vision triste, en déclarant récemment, au prétexte de l’immigration, « qu’il faut rendre la France moins attractive ». Sans évidemment préciser au prix de quels sacrifices de ce qui fait son exception on rendrait la France indésirable.
L’adoption de la loi immigration avec ses relents xénophobes de « préférence nationale » a montré une fois encore le vrai visage des forces réactionnaires qui veulent une France en petit, une France rabougrie, une France qui marche au pas à la traîne de l’Europe capitaliste. Derrière cette loi on peut voir tout le ressentiment de ces réactionnaires qui ont honte de l’histoire révolutionnaire de notre pays et honte de notre identité universelle. Ils représentent aujourd’hui comme hier l’anti-France.
Or la France n’a été elle-même que quand elle s’est vouée à son destin, c’est-à-dire à l’histoire ouverte du monde et quand elle s’est mise au diapason de l’intérêt des peuples et de l’humanité. Nous sommes à nouveau à la croisée des chemins : la France de la normalisation étriquée ou la France de l’exception féconde ? La France de la Révolution, de la Commune, de la Résistance ou la France de l’ordre ancien, des versaillais et de la collaboration ? Notre France ou la leur ? Comme souvent dans notre histoire, entre ces deux France-là chacun devra choisir son camp.

Taylan Coskun est membre du comité exécutif du PCF.

Cause commune 37 • janvier/février 2024